Introduction
Il peut sembler un peu étonnant dans une réflexion sur l’espace sacré dans les religions de consacrer un article à la Parole de Dieu. Pourtant, en matière de religion, tous les espaces sacrés comportent une dimension symbolique parfois plus importante que la dimension historique… d’autant que les sources historiques et géographiques sont parfois assez ténues.
L’Ecriture peut être considéré comme un espace sacré pour plusieurs raisons :
Au niveau du croyant, elle est l’espace central autour duquel se vit toute expérience spirituelle. Au niveau de la réflexion théologique elle est le premier lieu de vérification du discours.
Comme dans beaucoup d’espaces sacrés, nul croyant ne peut pénétrer l’Ecriture sans auparavant s’être purifié, symboliquement ou spirituellement. Car il s’agit bien, en prenant les Ecritures d’entrer dans l’Espace sacré par excellence, celui de la rencontre avec Dieu.
1. Les Ecritures sont un lieu de dévoilement de l’expérience humaine et spirituelle [1]
Les Ecritures sont un espace sacré, parce qu’elles permettent une rencontre réelle entre l’homme et Dieu. Elles ne sont pas un espace sacré « en soi », coupé de la vie humaine qui elle, serait purement profane. Les Ecritures sont un espace sacré parce qu’Elles sont le lieu de dévoilement de l’expérience humaine et spirituelle de l’humanité.
1.1 Pluralisme et diversité des expériences
Au sens le plus couramment employé, l’expérience humaine chez un individu est faite de diverses composantes : l’affrontement avec la nature, les relations avec autrui, le rapport à la société, l’appartenance à différents groupes humains. Il faut y ajouter l’expérience intime que chacun a de lui-même. Ce sont les évènements fortuits ou prévisibles qui contribuent au long d’une existence humaine à accroître cette expérience qui engendre connaissance et réflexion. L’expérience spirituelle n’échappe pas à cette règle.
Ce qui est vrai pour les personnes l’est aussi, selon des modalités propres, pour les groupes de personnes. L’accueil de l’expérience spirituelle est notablement différent selon qu’il s’agit d’un groupe ou d’une personne. Dans un groupe, l’interaction entre les personnes joue, au sens où l’interprétation de l’expérience est dépendante des rapports de pouvoir au sein du groupe. Les questions soulevées seront plus ou moins essentielles selon l’importance ou la nature de ces expériences. L’accumulation des expériences humaines et spirituelles, ainsi que les connaissances qui en découlent, permettent le développement des savoirs et des civilisations.
1.2. Expérience du monde, expérience de Dieu
D’une certain façon, la Création avec les lois qui la régissent, constituent la première Parole Divine à prendre en compte puisque cette Création vient de Dieu. Elle a nécessairement quelque chose à nous dire sur le Créateur et sur l’agir des être humains régis par les lois naturelles voulues par Dieu. Cette Parole s’impose à tout croyant, chrétien ou musulman. Ainsi, certains comportements éthiques qui « s’imposent » viennent d’une compréhension « naturelle » de l’homme et du monde dans lequel il est immergé.
Vouloir analyser le monde avec les moyens de la raison est une reconnaissance de ce don fait par Dieu aux hommes. Dieu a donné aux hommes non seulement la pensée logique, mais aussi la pensée analogique, cette capacité à saisir les corrélations entre les phénomènes qui paraissent à première vue inconciliable. Aujourd’hui, pour comprendre un monde devenu de plus en plus complexe, il est nécessaire d’avoir cette intelligence de l’interdépendance. L’accueil de la Parole de Dieu se fait tant par l’accueil d’une parole manifestée dans sa création que dans l’accueil des Ecritures à proprement parler. L’accueil de la Parole de Dieu est un acte de lucidité et une option de fidélité à sa conscience.
1.3. La parole divine éclaire l’expérience de l’homme et le guide pour son avenir
Les Ecritures nous montrent que Dieu se révèle à dans le cadre d’expériences humaines précises. Chrétiens et musulmans insistent sur le fait que la Parole de Dieu s’est faite connaître dans l’histoire. Pour les chrétiens cette révélation progressive qui se vit tout au long de l’histoire et à travers l’expérience humaine, culmine dans la personne de Jésus-Christ. Pour les musulmans cette Parole révélée dans l’histoire aux Prophètes-Envoyés culmine dans la parole révélée au prophète Muhammad, le Coran. Les évènements vécus par des personnes ou des collectivités, leur l’affrontement aux réalités du monde, leurs comportements, leurs choix sont au cœur de la Révélation. Cette Parole de Dieu, lumière pour l’Homme, est donc exprimée à propos de situations concrètes. Son dévoilement dépend donc pour une part de l’expérience humaine, de sa nature, de son ampleur et de son développement. Il s’agit du regard de Dieu sur ces situations et les personnes en cause. L’exégèse musulmane s’intéresse de manière particulière aux « circonstances de la Révélation » : Dieu ne parle pas dans le vide, mais sa Parole est révélée dans des situations précises pour guider le croyant ou la communauté. L’exégèse chrétienne ne dissocie pas, elle non plus, la Parole de Dieu de l’expérience de Dieu faites par les hommes avec leurs préoccupations, leur savoir, leur culture, c’est-à-dire avec toutes leurs limites et leurs richesses humaines. D’où la nature même de la conception chrétienne de la Révélation de Dieu dans les Ecritures : Il s’agit d’un éclairage spirituel et d’un sens donné à la vie où Dieu se révèle à travers une expérience humaine limitée et contingente. La Bible, l’Ecriture des chrétiens est donc le lieu de la rencontre avec Dieu mais au cœur d’une longue expérience humaine aux multiples visages.
Pour mieux définir « l’espace sacré » des Ecritures dans nos traditions respectives, nous allons présenter du côté chrétien les Ecritures comme lieu de rencontre avec le Christ et, côté musulman, les Ecritures comme espace d’épanouissement de l’homme.
2. Pour les chrétiens, les Ecritures comme espace sacré : lieu de la rencontre avec la personne du Christ.
2.1. Une lecture à la lumière de l’Esprit-Saint
Il n’y a pas un rapport directement fonctionnel entre les Ecritures et la vie chrétienne, les écritures sont d’abord la médiation d’une rencontre entre le chrétien et celui qui est pour lui la Parole de Dieu : Jésus-Christ. Les Ecritures n’offrent donc pas un accès direct à la Parole de Dieu, au sens ou les textes bibliques seraient des textes dictés par Dieu sans autre médiation humaine qu’une médiation purement matérielle de transcription d’une parole qui dépasserait complètement le transcripteur. Les Ecritures sont le lieu sacré dans lequel le chrétien écoute de manière privilégié Dieu qui s’adresse à lui ; un lieu de médiation ou le chrétien, par la lecture priante de la Bible, rencontre dans l’Esprit Saint, le Christ.
Le Christ que le chrétien rencontre en lisant l’Ecriture n’est pas réductible au Jésus terrestre, ni même au Jésus qui a été perçu par les apôtres durant sa vie terrestre, mais c’est un Jésus bien plus réel, qui correspond davantage a ce qu’il a été pour les apôtres et les premiers chrétiens à la lumière de la Résurrection : celui dont la vie permet à l’homme d’entrer dans une nouvelle alliance avec Dieu. Tous les actes et les paroles de Jésus ont été réinterprétés et racontés à la lumière de la résurrection. Lorsque les chrétiens disent de Jésus qu’il est Fils de Dieu, ce la ne signifie pas que les paroles qu’il a prononcées lors de son séjour terrestre étaient des paroles divines qui deviendraient par le fait même atemporelles et donc qui seraient applicables quelque soit le contexte de vie du chrétien. Cela signifie que ce Jésus ressuscité et toujours vivant que les chrétiens rencontrent encore aujourd’hui, spécialement lorsqu’ils méditent les textes d’Evangile, continue à leur parler aujourd’hui. Mais le plus important n’est pas tant le récit évangélique, que la parole que le Christ peut dire au chrétien lorsque celui-ci a refermé le livre et écoute le Christ lui susurrer dans le secret de son cœur une parole qui donne sens à sa vie d’aujourd’hui.
2.2. Entrer en relation avec Dieu par un lieu symbolique de la Bible
Pour le peuple d’Israël, spécialement après la destruction du temps de Jérusalem et l’exil à Babylone (587-538 av. Jésus-Christ), la relecture des hauts faits de Dieu sera nécessaire pour interpréter les événements à la lumière de la foi et retrouver une espérance. Le croyant qui médite sur cette alliance, en se rappelant les récits qui ont marqué la foi de ses pères, se voit engagé à son tour dans le processus d’alliance. Il comprend que l’alliance conclue avec Moïse tient toujours. Il y est encouragé dans cette espérance par la communauté croyante à laquelle il appartient et avec laquelle il participe au culte. A chaque époque il va relire les événements de sa vie : son passé, le présent et l’avenir, à la lumière de cette alliance dans laquelle il a son rôle à jouer. La Parole de Dieu qu’il méditera dans la Bible sera pour lui le lieu symbolique dans lequel il pourra raffermir sa foi au Dieu qui fait alliance avec lui. « Écoute, Israël : Yahvé notre Dieu est le seul Yahvé. Tu aimeras Yahvé ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton pouvoir. Que ces paroles que je te dicte aujourd’hui restent dans ton cœur ! Tu les répéteras à tes fils, tu les leur diras aussi bien assis dans ta maison que marchant sur la route, couché aussi bien que debout. » (Dt 6, 4-7)
La fidélité à Dieu passera par la fidélité à la Parole de Dieu : non seulement l’écoute, mais la mise en pratique. Et lors des multiples occupations militaires que connaîtra la Palestine, le respect d’une loi toujours plus complexe deviendra la seule garantie de fidélité à l’alliance et donc de salut.
Par rapport à cette perspective les chrétiens vont introduire une rupture : pour eux, Dieu ne se révèlera pas d’abord dans une fidélité à la pratique de la Loi écrite, mais à travers la personne de Jésus. Pour le chrétien aujourd’hui, se mettre à l’écoute de la Parole de Dieu ce n’est pas d’abord se redire toutes les paroles que Jésus a pu dire, ni l’imiter dans son comportement, mais entrer en relation avec le Père par la rencontre de Jésus le Christ. La vie de Jésus à laquelle le chrétien a accès de manière privilégiée en lisant les évangiles devient le lieu symbolique de la révélation du Père ; en ce sens, toute sa vie est Parole de Dieu. Dès lors, méditer les Ecritures c’est vivre l’expérience d’une rencontre avec le Christ dans l’Esprit Saint à travers les récits bibliques. A proprement parler, on peut dire que les chrétiens, tout en gardant les Evangiles comme lieu privilégié de rencontre avec Dieu, ne se définissent pas théologiquement comme « gens du Livre ». Le livre est bien présent dans la communauté et c’est sans doute pour cela que Muhammad a appelé les chrétiens et les juifs les « gens du livre », mais le livre en lui-même n’est pas premier pour les chrétiens.
2.3. Une histoire d’Alliance qui continue
Le lecteur chrétien, en lisant la Bible, écoute le Christ qui lui parle. Il se situe alors à l’intérieur même de l’histoire relatée dans la Bible. L’histoire de ce peuple juif est en réalité la sienne parce que c’est l’histoire de l’alliance conclue entre Dieu et le Peuple. Son histoire commence avec celle du peuple d’Israël mais n’est pas encore finie. Le lecteur chrétien se meut dans cette histoire de l’alliance, qui n’en est peut être qu’à son commencement, et, quand le livre se referme ou quand il ferme les yeux pour écouter résonner dans son cœur la Parole, il nourrit une relation vivante avec le Christ.
C’est comme s’il écrivait sa propre histoire dans le livre de la Parole de Dieu, le livre de vie [2] ; et cette révélation se vit comme la continuation de l’histoire de l’alliance. Il essaie de voir comment Dieu lui parle aujourd’hui à travers ce qu’il lit : Qu’est-ce que Dieu a voulu dire aux hommes à l’époque du récit ? Qu’est-ce qu’il veut lui dire aujourd’hui ? A quoi l’appelle-t-il demain ? Le Chrétien qui lit l’Ecriture accepte d’être jugé par Dieu, de se mettre à nu devant Lui et de lui dire : « parle, Seigneur, ton serviteur écoute ! ». Faisant ainsi, il endosse une double responsabilité :
se mettre réellement en état de vérité avec lui-même pour se présenter devant Dieu
interpréter la Parole de Dieu non pas comme il le veut, mais comme Dieu le veut.
En ce sens, la Bible, pour les chrétiens constitue un véritable espace sacré.
3) Pour les musulmans, les Ecritures comme espace sacré : espace spirituel, espace pratique et social, espace existentiel
31 La Sakina
Le mot sakina revient six fois dans le Coran [3] pour désigner la présence de Dieu de manière toute particulière à Muhammad au moment de la révélation (9, 40), puis plus généralement auprès des croyants : cette présence donne la force pour le combat intérieur, elle guide et aide le croyant sur le chemin à suivre. Dans les développements mystiques, la sakina désigne l’illumination intérieure. C’est l’espace sacré apporté par la présence divine, premier espace vécu spirituellement par l’individu. Or le moment par excellence où se manifeste cette sakina est le moment de la récitation coranique qui apporte à chaque croyant (même s’il ne lit pas lui-même l’arabe, mais s’unit à la récitation des autres) un espace de quiétude, de sérénité.
C’est dans cette dimension métaphysique commune à tous et spécifique à chacun que l’âme du croyant se développe et entre directement en relation avec Dieu. L’espace spirituel s’élargit à ses yeux ; ce qui lui permet d’entrer dans la méditation, le recueillement et le repentir.
Lorsque le musulman lit le Coran, il pénètre intensément cet espace. Azzedine Guellouz dans un petit livre sur le Coran parle d’une « lecture totale [4] » : il compare le rapport du musulman au texte révélé avec le monde de la musique : « l’entente (au sens plein du terme) repose sur des auditions multipliées, dont l’appréciation est faite de reconnaissance et de découverte de l’innovation. » A chaque fois que l’on écoute une musique, elle nous replonge dans un contexte, on y reconnaît des choses, on y convie une expérience et en même temps, on y découvre toujours quelque chose de neuf, une beauté que l’on n’avait pas perçue jusque-là. Il en est de même pour la récitation d’un passage coranique : elle plonge le lecteur dans le contexte de Dieu qui se révèle. Chaque parole fera écho à d’autres paroles du Livre et à des événements de sa vie, qui eux-mêmes, avaient été illustrés par tel ou tel passage du Coran. A chaque lecture il redécouvrira quelque chose de neuf, tout en ayant la joie de se replonger dans ce qui l’a déjà nourri… Chaque situation rencontrée, chaque événement de sa vie le renvoie à un verset coranique au point que c’est finalement le monde entier qui le renvoie à cette unique révélation transmise au Prophète, puis à chaque musulman. La richesse d’une parole méditée depuis l’enfance, l’union lyrique et mystique avec celui que l’on écoute psalmodier le Coran élève l’âme vers Dieu.
32 Espace pratique et social
Le deuxième espace englobe le premier et s’étend à une dimension plus large : l’environnement politico-économico-social. Il fournit des directives aux différentes étapes de la vie quotidienne, selon les spécificités de chacun.
La vie de l’être humain est ponctuée d’événements heureux ou malheureux. A ces occasions, les musulmans trouvent refuge dans le Coran pour bénir, marquer l’événement, soit pour réconforter, protéger, éloigner le mal. Ainsi, lors de la naissance d’un enfant, de la circoncision, de l’aménagement dans une nouvelle demeure, lors de la célébration des mariages, les gens sont invités pour lire le Coran et bénir l’instant. Lorsque survient la mort d’un croyant, le Coran est lu sur le défunt afin que Dieu le protège, lui pardonne et lui donne une meilleure demeure. Bien que les opinions divergent sur la question, le Coran est une guérison : « Ô gens ! Une exhortation vous est venue de votre Seigneur, une guérison de ce qui est dans les poitrines, un guide et une miséricorde pour les croyants. » (10,57) Par le Coran, le croyant combat tous les tourments qui assaillent son cœur et son esprit (passion, convoitise, envie, haine…). La récitation, avec ses règles de psalmodie, contribue grandement à l’équilibre spirituel de l’homme.
Le Coran introduit le croyant dans un espace qui le dépasse ; il lui permet de dépasser ses problèmes personnels pour découvrir qu’il n’existe qu’en lien avec d’autres. La prise de conscience de l’universalité de l’islam, si forte lorsque des millions de pèlerins se retrouvent chaque année à la Mekke, est déjà symboliquement signifiée et spirituellement vécue lors de la récitation du Coran. L’espace sacré coranique est un espace socialisant. Il resitue toujours le lecteur dans sa relation horizontale (nécessité du partage avec tous les hommes) et dans sa relation verticale (une relation directe à Dieu où l’homme apprend sa liberté)
Enfin, le Coran peut apporter des repères éthiques : chaque croyant, qu’il soit médecin, professeur, astronome ou politicien, selon ses occupations professionnelles et familiales pourra y trouver un guide qui l’aidera à poser des choix éthiques fondés pas uniquement sur ses passions, mais sur une Parole qui le dépasse.
33 Espace de liberté
Entrant dans l’espace sacré par excellence, mis au contact de la Parole de Dieu incréée, le musulman entre dans un espace de liberté. Non pas n’importe quelle liberté : la liberté de résister aux passions de ce monde, la liberté d’être véritablement disponible pour marcher sur l’unique chemin de bonheur possible. Elle permet à l’homme de penser, de vivre librement sans craindre le « tentateur » qui se faufile habituellement dans les entrailles de l’homme (Sourate 114)pour le détourner de la contemplation de l’Unique Dieu : il est difficile de vivre sans idoles dans une société occidentale où l’homme croit si facilement pouvoir posséder sa vie et celle des autres. L’argent, le pouvoir, la domination, la consommation sont autant de moyens qui risquent de devenir des finalités.
L’homme trouve dans cet espace une réponse à des questions existentielles sur l’origine de l’homme, son objectif sur la terre, son devenir… qui lui permettent de faire les choix déterminants qui vont orienter son existence. Si elle est vécue avec cette intention, la récitation coranique devient libérante. En se mettant à l’écoute de la Parole de Dieu, le croyant entre dans un espace d’émancipation qui lui permettra de devenir vraiment homme, non pas limité par ses propres vues, mais responsable et engagé dans la construction du monde, à l’écoute de ses frères les hommes au service de la volonté de Dieu.
4) Eviter trois tentations de transformer les Ecritures en un lieu peu recommandable Les Ecritures constituent donc pour le chrétien comme pour le musulman un espace symbolique plus sacré encore que beaucoup de lieux historiques. Néanmoins, dans les deux religions, il y a le risque d’accaparer cet espace sacré et de le transformer en un lieu peu recommandable. Voici trois risques de mauvaise « sacralisation » des Ecritures : les Ecritures vues comme protection pour éviter d’affronter le monde, les Ecritures lues comme livre de « recettes prêtes à l’emploi », les Ecritures interprétées comme lieux de justification idéologique.
4.1. L’Ecriture comme rempart de protection pour éviter d’affronter le monde.
Il y a chez certains croyants la tentation de ne plus accepter de voir les problèmes réels qui se vivent autour d’eux et de se réfugier dans quelques versets de la Bible ou du Coran pour y retrouver une atmosphère calfeutrée. La Parole de Dieu peut être un refuge, les psaumes ne cessent de le répéter, mais un refuge de montagne, celui où le croyant s’arrête pour mieux repartir à la découverte de ce que Dieu voudra lui faire vivre. Or cette découverte sera exigeante : le chemin de la connaissance de Dieu n’est pas rectiligne. Il renvoie toujours le croyant à une quête plus profonde qui lui permettra une rencontre plus véridique de Dieu et de l’Homme. La sakina, pour le musulman, est importante pour l’épanouissement de l’être et son ouverture aux autres et ne doit pas susciter l’inverse. Elle ne doit pas induire d’isolement de la société dans laquelle il vit et ni son rejet. La rencontre du Christ pour le chrétien, ne met pas celui-ci à l’abri d’une confrontation avec le monde, elle l’oblige au contraire à aimer ce monde, y compris les ennemis.
La compréhension que le croyant a de Dieu à un moment donné de son expérience spirituelle est fondée sur une certaine expérience de Dieu, du monde et de ce qu’il pense être le bonheur. Or, les conditions dans lesquelles il vit vont changer ; les représentations qu’il avait de Dieu vont parfois s’effondrer au profit de nouvelles expériences. Pour progresser dans la découverte de Dieu, il lui faudra surmonter les ruptures successives de ses schémas de compréhension de Dieu et donc surmonter un certain nombre de remises en cause plus ou moins profondes. Tout se passe comme si au fur et à mesure de sa vie, la compréhension de Dieu qu’il avait à un moment donné était passée au crible, puis remise en cause, pour qu’il puisse découvrir combien Dieu ne pouvait être limité à cette compréhension. Lire la Parole de Dieu, c’est accepter de rechercher constamment sa radicale nouveauté : Dieu est toujours plus grand que ce qu’on peut en comprendre. Les Écritures ne sont pas des écrits où l’on peut enfermer Dieu, ou bien s’enfermer dans une relation avec Dieu en se coupant du monde, mais au contraire un livre de Vie où le croyant se libère de ses conceptions trop humaines de Dieu, pour se laisser guider sur le chemin qui mène à lui.
4.2. L’Ecriture comme livre de « recettes prêtes à l’emploi » qu’il n’y aurait qu’à appliquer sans réfléchir
D’autres croyants peuvent avoir la tentation de lire les Ecritures comme un « livre de recettes » directement applicables. Lorsqu’il est dans une grande détresse, il ouvre la Bible ou le Coran et essaie d’y trouver une phrase directement applicable qui lui donnera la réponse à ses questions. Le livre des Ecritures devient pour lui un livre de réponses où il doit trouver la signification de tout ce qu’il vit et des solutions pour remédier à tous les problèmes qu’il rencontre rencontre. Son rapport aux Ecritures n’est pas d’abord mu par le désir de rencontrer Dieu, mais par le désir de se sortir des difficultés dans lesquelles il est empêtré… Il vient avec ses questions et veut y trouver des réponses… mais il oublie qu’en ouvrant les Ecritures il vient surtout écouter Dieu qui aura peut être aussi des questions à lui poser : Ce qui devient premier n’est plus le désir de rencontrer Dieu, mais le désir de trouver une réponse concrète à un problème donné. Il aura tendance alors à interpréter ce qu’il lira comme des préceptes directement applicables, sans prendre gardes aux médiations nécessaires pour interpréter cette parole. Or la Parole de Dieu n’est pas un recueil de recettes directement applicables, mais un livre à travers lequel Dieu nous invite à réfléchir sur notre manière de vivre tel ou tel événement de notre vie, telle ou telle rencontre, d’aider telle personne qui connaît de grandes difficultés, etc. Il y aura sans doute des jours où le croyant aura même peur d’ouvrir la Bible ou le Coran, parce que l’appel à un renoncement s’y fera de plus en plus clair.
Certains musulmans attribuent au Coran des pouvoirs exceptionnels. Sa présence est sensée éloigner magiquement le mal d’une maison ou d’une personne, et les fragments recopiés et sertis dans les amulettes diverses sont supposées protéger efficacement ou déclencher des événements souhaités. Certaines personnes mal intentionnées trouvent ainsi refuge dans le Coran pour ensorceler et attirer une supposée malédiction sur autrui. Or le Coran est d’abord un lieu où l’on vient se mettre humblement sous le regard de Dieu pour implorer son secours et non un objet qui nous donnerait un quelconque pouvoir de domination sur les autres
4.3. L’Ecriture comme lieu de justification idéologique
Enfin certains croyants peuvent avoir la tentation de lire les Ecritures en y cherchant une justification de leurs propres actions. Ainsi telle ou telle interprétation idéologique pourra tomber assez facilement dans une pente intégriste et même parfois violente.
Dès les premiers siècles du christianisme, les Pères de l’Eglise constatent que dans les combats contre les hérésies, les tenants des différentes parties se battent à coup de citations bibliques, montrant là dès le début un risque d’appropriation des Ecritures. Les Ecritures, en tant que telles ne suffisent pas comme critère de vérité : elles doivent êtres interprétées dans le cadre d’une communauté vivante, sans quoi les Ecritures risquent de devenir lettres mortes ou pires d’être utilisées en fonction du besoin des hommes et non pour se mettre à l’écoute de Dieu. Certains musulmans prétendent également trouver dans le Coran un livre qui justifierait toutes leurs attitudes. Mais le Coran n’est ni un livre scientifique, ni un ouvrage de pédagogie et ni un quelconque livre spécifié à tel ou tel domaine. C’est un livre de la guidance, dont chaque verset fut révélé dans un contexte précis. Son interprétation doit donc prendre en considération le contexte historico-politique de la révélation.
Aucune des grandes traditions religieuses n’a malheureusement échappé au risque de s’approprier les Ecritures. L’église catholique a par exemple du redécouvrir au concile Vatican II que le magistère était au service de l’Ecriture et non l’inverse. Depuis le 19ème siècle, l’Eglise avait en effet tendance mettre en avant la nécessité pour les chrétiens de se fier d’abord à la règle proche (regula proxima) qui venait de l’autorité enseignante du magistère, plutôt que de se fier à la règle éloignée (regula remota) : l’enseignement des Ecritures. Ainsi la Bible était-elle absente de la plupart des familles catholique et même de certains couvents, parce que jugée trop dangereuse à interpréter. Comme l’actualité nous le montre, aujourd’hui encore, quelques groupes se réclamant de l’islam prennent à contresens les textes coraniques et recourent à la violence. Leurs interprétations erronées des versets coraniques sur lesquels ils se basent, ainsi qu’une lecture strictement littérale ne tenant pas compte du contexte de révélation du Coran, ou ne resituant pas les versets dans l’ensemble du message, sont à l’origine de nombreux actes s’opposant au message de paix et de tolérance prôné par le Coran. D’un autre côté, au nom d’une harmonie avec le monde moderne, certains musulmans, se réclamant de l’islam moderne et « éclairé », vont de manière idéologique jusqu’à réduire le Coran à un sens uniquement métaphorique et excluent par là toute implication directe du Coran dans la vie actuelle.
Enfin, il faut rappeler que personne ne peut s’arroger la prétention de pouvoir interpréter seul les Ecritures. Comme dans tout lieu sacré, il est bon d’y aller avec ceux qui peuvent nous fournir les clefs d’interprétation, sans quoi la prise de possession d’un tel espace peut donner lieu à tous les types de perversions et de récupération au profit de la personne qui l’utilise. Dans le christianisme comme dans l’islam, des individus s’arrogent le droit de faire des lectures qui ne s’inscrivent pas dans les traditions d’interprétations, soit au nom d’une nécessaire harmonie avec le monde moderne, soit au contraire pour réfuter toute valeur au monde moderne, se coupant par là de clefs d’interprétations indispensables à toute lecture des Ecritures.
Conclusion : Les écritures un espace sacré à respecter
Pour les chrétiens comme pour les musulmans, les textes de l’Ecriture sont manifestations de la Parole divine adressée à l’ensemble de l’humanité. C’est le lieu de rencontre entre Dieu et les hommes ; un lieu de rencontre entre les hommes sous le regard de Dieu. C’est un lieu où Dieu se communique aux hommes et où les hommes peuvent se recevoir de Dieu. Les textes de l’Ecriture constituent donc l’« Espace sacré » par excellence.
Comme tout espace sacré, il peut être respecté, auquel cas il devient le lieu privilégié de la rencontre ente Dieu et les hommes, ou alors il peut être violé, pillé et détourné… engendrant la violence et les pires injustices faites au nom de Dieu. C’est là toute notre responsabilité de croyants lorsque nous entrons dans l’espace sacré des Ecritures.
Parler d’espace sacré pour les Ecritures, c’est aussi rappeler l’existence d’une communauté de croyants. Pour les chrétiens, l’écoute de la Parole de Dieu en communauté est constituante de la révélation de Dieu. Le rassemblement à la mosquée pour la prière du vendredi rappelle aussi cette recommandation dans l’islam. Cela signifie aussi qu’il y a toujours une tension entre ceux qui se considèrent du « dedans » et ceux qui sont considérés comme étant hors de cet espace. Aux croyants incombe aussi la responsabilité de faire que cette tension soit féconde et non destructrice.
Dans la mesure où les textes bibliques et coraniques, expression de la Parole Divine, empruntent le langage des hommes, il est nécessaire de rappeler que dans ce long chemin spirituel des hommes, toutes les expériences vécues, la quête hésitante et laborieuse de l’humanité, les progrès et les reculs, les évènements qui ont marqué l’humanité… sont aussi des lieux à travers lesquels Dieu n’a cessé d’être présent. Les Ecritures comme espace sacré, nous renvoient à un autre espace sacré plus vaste, celui du cheminement de l’humanité dans lequel Dieu ne cesse de se révéler.
- [1]Une telle réflexion nécessiterait une introduction préalable pour définir ce que sont pour nous les Ecritures. Ce travail a déjà été fait par le Gric et a été publié sous le titre Ces Ecritures qui nous questionnent (Centurion, Paris, 1987). Nous ne reprendrons pas cela ici. Il s’agit plutôt de voir comment, chrétiens et musulmans, nous interrogeons les Ecritures.↩
- [2]Cf. Ap 20, 12-12 ; 21,27↩
- [3]2,248 ; 3,146 ; 9,40 ; 48,4.18.26↩
- [4]Azzedine GUELLOUZ, Le Coran, Dominos, Flammarion, 1998, p. 107↩