1. Une doctrine originale
La discipline religieuse des Druzes est née au sein de l’ismā‘īlisme. Elle a été développée au Caire, en Égypte, sous le règne du sixième calife et imām fatimide al-Ḫākim bi-Amr Allāh (996-1021).
En 1017, un groupe d’ismā‘īliens, conduit par le dā‘ī (missionnaire, prédicateur) al-Aḫram, déclara dans un premier temps qu’al-Ḥākim possédait une nature supérieure et divine. Ces théories allaient à l’encontre des doctrines officielles de la da‘wā (mission, apostolat) du Caire, et al-Aḫram fut assassiné. En 1019, le dā‘ī d’origine persane Ḥamza Ibn ‘Alī reprit ce mouvement et en développa les théories jusqu’à leur donner la forme d’un corps doctrinal complet et structuré, composant la discipline religieuse druze actuelle. Il réunit autour de lui plusieurs autres dā‘ī-s ismā‘īliens ainsi que de nombreux adeptes, mais leur mouvement demeurait condamné par la da‘wā officielle du Caire.
Dans l’entourage de Ḥamza émergea al-Darazī, un de ses anciens disciples, qui ambitionna très vite de gagner la direction du nouveau culte d’al-Ḥākim et attira de nombreux adeptes de Ḥamza. Il déclara publiquement la nature divine du calife, et fut désavoué à la fois par al-Ḥākim, Ḥamza et la da‘wā du Caire. Il disparut en 1019, sans doute assassiné sur ordre du calife. Bien que les adeptes du culte développé par Ḥamza considérèrent al-Darazī comme un rebelle, ils furent baptisés al-durziyyah ou Druzes, d’après son nom.
Les doctrines développées par Ḥamza et dérivées de l’ismā‘īlisme constituaient une synthèse de divers courants religieux et intellectuels. Elles contenaient à la fois des éléments issus du mysticisme musulman et de la pensée coranique, mais également issus de religions perses et indiennes, du néoplatonisme, du gnosticisme et du messianisme. La discipline religieuse druze constitue un courant monothéiste par excellence et insiste sur l’unité absolue de Dieu. Pour cette raison, les Druzes se désignent eux-mêmes comme des Muwaḥḥidīn-s ou « Unitaristes », et qualifient Dieu dans leurs écrits religieux comme étant l’ « Un et l’Unique ». La discipline druze se caractérise d’autre part par son aspect gnostique et repose sur une quête de la Vérité divine (gnose), nécessitant pour ses adeptes divers degrés d’initiation spirituelle. Les Druzes croient également en la métempsycose et estiment que tous les « Unitaires » renaissent aussitôt leur mort au sein de leur propre communauté. Ils ont ainsi l’opportunité de poursuivre leur quête spirituelle de vie en vie, jusqu’au « Jour de la Résurrection ». La cosmogonie druze s’appuie sur le néoplatonisme et considère que l’univers est issu d’un certain nombre d’émanations divines, dont l’Homme et le monde matériel sont les manifestations ultimes. En dernier lieu, Ḥamza dispensa ses adeptes de se conformer aux sept piliers de l’Islam et les remplaça par sept autres piliers unitaires que devaient respecter les druzes mais les invita tout de même à en comprendre le sens implicite.
Afin de répandre cette nouvelle discipline religieuse, Ḥamza s’entoura d’un certain nombre de dā‘ī-s, dont les principaux furent al- Tamīmī, al-Qurayšī, al-Sābiq et al-Muqtanā. Ces cinq personnalités formaient une hiérarchie supérieure à part, à la fois en tant que grands dā‘ī-s et imām-s de la discipline druze. À partir de 1017, ils organisèrent un apostolat unitaire, la da‘wā al-tawḥīd, afin de diffuser les doctrines druzes en dehors de l’Égypte. Ils opérèrent dans tout le Bilād al-Šām et atteignirent le Ḥiǧaz, le Yémen et l’Inde via l’Irak et l’Iran. Ils adressèrent à leurs adeptes un ensemble d’épîtres qui forment les Livres de la Sagesse et qui constituent les textes sacrés des Druzes qui sont d’une manière ou d’une autre, des textes interprétatifs du patrimoine d’Abraham.
Lorsque le calife al-Ḥākim disparut en 1021, les Druzes furent persécutés et subirent en Égypte de sévères répressions sous le règne du nouveau calife fatimide, al-Ẓāhir. La da‘wā al-tawḥīd se poursuivit néanmoins et des communautés druzes se constituèrent au Bilād al-Shām, notamment dans les régions montagneuses du littoral. En 1043, le dernier grand dā‘ī, al-Muqtanā, cessa son activité missionnaire et n’adressa plus de lettres à ses adeptes. La porte d’adhésion à la discipline unitaire fut dès lors fermée et la communauté druze ne permit plus la conversion ni l’apostasie, et ce jusqu’à ce jour.
À mesure que progressa la da‘wā al-tawḥīd, les Druzes composèrent peu à peu une entité ethnique à part entière mais qui fut une partie intégrante du peuple arabo-musulman. Leurs principales communautés se constituèrent à la période médiévale dans les régions du Shūf, du Matn, du ‘Ālay, du Wadī al-Taym et du Ǧabal al-Summāq. Plus tardivement, les Druzes s’établirent au voisinage du Ḥawrān, où ils donnèrent leur nom au Ǧabal al-Durūz (actuel Ǧabal al-‘Arab), dans le Golan et dans certaines autres régions de Syrie, de Jordanie et de Palestine.
Les Druzes accordent une importance capitale à l’histoire de leur communauté ; car elle représente non seulement un élément constitutif de leur identité, mais fait également partie intégrante de l’histoire du Liban. Les Druzes revendiquèrent constamment l’image de protecteurs de l’Islam et de l’arabité et sur le plan régional libanais, de la liberté et de l’indépendance face à l’oppression et à la soumission. Cette constante historique conditionna la vocation politique de la communauté druze et influença de manière déterminante son rôle et son engagement dans la vie du Liban contemporain comme garante de son indépendance et de sa souveraineté.
Aujourd’hui, au même titre que l’ensemble des autres communautés musulmanes libanaises, la communauté druze est légalement reconnue par l’État et demeure indépendante dans le cadre de ses affaires religieuses, de ses waqf-s et de ses institutions de bienfaisance. Elle organise ainsi et gère elle-même ses affaires internes et ses institutions, conformément aux dispositions spirituelles, aux privilèges confessionnels et aux lois de la communauté, ainsi qu’aux systèmes qui en découlent. Les affaires de la communauté druze sont régies par les lois relatives au Conseil Communautaire druze (المجلس المذهبيّ للطَّائفة الدُّرزيَّة) ou al-maǧlis al-maḏhabī li-ṭṭā’ifa al-durzīyyah), au Conseil des Tuteurs des waqf-s (مجلس أُمناء الأَوقاف العامَّة) ou maǧlis umanā’ al-awqāf al-‘āmmah) et à l’élection du dirigeant spirituel de la communauté (انتخاب شيخ العقل ou ‘intiḫāb shayḫ al-‘aql).
Chaque communauté religieuse du Liban jouit grâce à son indépendance de son propre statut personnel. La communauté druze bénéficie d’une loi spécifique datant du 24 février 1948 qui décrit la particularité de ses membres en matière de statut personnel, distinct de celui des membres des autres communautés, notamment musulmanes.
2. Structures religieuses
Les ermitages (ḫalawāt) :
Les Druzes, bien qu’ils possèdent certaines mosquées comme cela sera explicité ci-après, ne possèdent pas d’édifices religieux spécifiques, tels que les églises chrétiennes ou les mosquées musulmanes. Ils se sont en revanche dotés de ḫalawāt ou ermitages, qui sont des sortes de cloîtres où il est possible de s’isoler du monde pour lire, prier ou méditer. Ces ermitages représentent pour les Druzes des lieux où ils peuvent se retirer dans des conditions humbles et modestes afin de pleinement se consacrer à leur discipline et à l’apprentissage religieux.
Les ermitages possèdent un règlement intérieur qui leur est spécifique. Ils sont réservés aux hommes et chacun y est chargé de ses propres dépenses. Le règlement y est strict et précis, et se distingue par son sérieux absolu et son éminence. Toute personne qui commet une infraction au sein de ces ermitages, aussi insignifiante soit-elle, risque d’en être écartée. Toutefois, il n’y a en ces lieux ni chefs ni subordonnés, et seuls les actes des personnes qui y sont présentes garantissent leur stature et leur degré d’honorabilité.
Le système éducatif y repose sur l’apprentissage par cœur des Livres de la Sagesse, sur l’enseignement du bon comportement et sur la célébration des rites et des devoirs religieux. La lecture des Livres de la Sagesse doit être considérée comme le fruit de l’histoire de l’interprétation religieuse, voire comme une entrée dans l’espace spirituel des textes coraniques. En accord avec l’esprit et la finalité de la discipline religieuse druze, le système éducatif des ḫalawāt suit la voie et la tradition des gens vertueux, austères et pieux. Les sciences religieuses y clarifient les devoirs du Muwaḥḥid, choisissent systématiquement le juste milieu et considèrent que le progrès est rationnel puisque l’unité divine, ou al-tawḥīd, repose sur la contemplation de la lumière et de la raison. En dernier lieu, la consultation d’adeptes dont l’initiation est plus avancée et qui possèdent davantage de connaissances complète l’apprentissage religieux des Muwaḥḥidīn qui se sont retirés dans les ḫalawāt.
Quoique chaque localité druze importante en soit dotée, les ḫalawāt les plus notables du Liban sont les ḫalawāt al-Qaṭālib (خلوات القطالب), dans le Shūf, et les ḫalawāt al-Bayyādah ((خلوات البيَّاضة situées sur une colline au sud-ouest de Ḥāṣbāyyā. Le premier cloître ou ermitage de Bayyāḍah fut fondé au cours du XVIIe s. par le šayḫ Sayf al-Dīn Šu‘ayb ; ils sont aujourd’hui au nombre de cinquante. Ils se distinguent par la voie qu’ils adoptent, leurs programmes religieux et la direction spirituelle qu’ils proposent. Les ermitages de Bayyāḍah constituent les centres spirituels les mieux connus parmi les Druzes dans le monde et accueillent des Muwaḥḥidīn de toute nationalité, qui y viennent soit provisoirement, soit pour s’installer à demeure et y vivre en isolement. Leur fréquentation varie néanmoins selon les saisons. Les ascètes et les šhayḫ-s les plus distingués, qu’ils soient originaires du Liban, de Syrie ou de Palestine, et qui recherchent la solitude afin de pouvoir étudier et adorer le Créateur se rendent à Bayyāḍah. Kamal Joumblatt les décrit ainsi en toute simplicité : « Il s’agit ordinairement de gens assez simples et sains aspirant à la sainteté » [1].
Les maǧālis :
Ainsi que cela a été évoqué, les Druzes ne possèdent pas d’édifices religieux spécifiques, mais ils se sont dotés de lieux de prière commune. Les initiés se rassemblent tous les jeudis soir dans les maǧlis ou « conseil, assemblée », afin de prier et méditer ensemble. Les maǧlis se trouvent dans tous les villages druzes sans exception. Dans la mesure où ce lieu n’est pas spécifiquement consacré au culte et où il s’agit d’un bâtiment très sobre dont l’intérieur est dénué de tout ornement, il ne se distingue pas des autres maisons de manière frappante.
Les sanctuaires (maqām ou mazār)
Sur le plan historique et matériel, les sanctuaires sont des lieux de culte où sont passés ou bien reposent un prophète, un Muwaḥḥid illustre et initié ou un ami de Dieu. Les croyants ou les visiteurs s’y rendent pour demander l’intercession auprès de Dieu des personnages auxquels sont dédiés ces lieux de culte ou pour exprimer leur croyance profonde et leur amour sincère et leur loyauté envers Dieu. Bien qu’ils soient strictement consacrés à la discipline religieuse druze, ces lieux de culte peuvent être fréquentés par les fidèles des autres communautés religieuses.
Sur le plan spirituel, les visites à ces lieux de culte sont l’expression de la foi, de l’espérance ainsi que du respect et de la conformité à la vérité divine. Les sanctuaires représentent aux yeux des Druzes les lieux où ils peuvent se livrer à Dieu et exprimer leur amour et leur obéissance sincères envers Lui. Les sanctuaires sont donc autant de lieux où ils manifestent leur foi et le respect à leur discipline religieuse.
Les listes de sanctuaires qui suivent sont dues à une recension inédite effectuée par le šayḫ Fandī Šuǧā‘.
a) Les sanctuaires du Liban
Sanctuaire de l’émir al-Sayyid ‘Abdallāh al-Tanūḫī à ‘Abay ;
Sanctuaire du šayḫ Muḥammad Abū Hilāl, à ‘Ayn ‘Aṭā ;
Sanctuaire du dā ‘ī ‘Ammār Ibn al-Saqī, près de Ḥāṣbāyyā ;
Sanctuaire du prophète Ayyūb, situé au sommet d’un monticule dans les montagnes de Nīḥā, au Šūf ;
Sanctuaire de madame (Sitt) Šahwānā, dans l’ouest de la Biqā‘ ;
Sanctuaire du prophète Ézéchiel, à Blāṭ, au Liban Sud.
b) Les sanctuaires de Syrie
Ils se révèlent très nombreux au Ǧabal al-‘Arab. Rares sont en vérité les reliefs dominants et les vastes plaines qui n’accueillent pas de tels sites religieux. Cette profusion de sanctuaires s’explique par le massacre, en 1730, de soixante-dix pèlerins en route vers la Mecque. Cet événement suscita la crainte chez les croyants, qui hésitèrent dès lors à emprunter une voie de pèlerinage qui leur paraissait peu sûre. En conséquence, les habitants du Ǧabal al-‘Arab et de Syrie se contentèrent de visiter les sanctuaires locaux au lieu d’effectuer le Ḥāǧǧ, ou pèlerinage à la Mecque, dont les privait l’insécurité des routes. En outre, la fatwa d’Ibn Taymiyyah lancée au XIVe s. contre les minorités religieuses hétérodoxes, au nombre desquelles se trouvaient les Druzes, et bien qu’elle fût fondée sur de fausses allégations et des accusations reposant sur l’ignorance des réalités de ces minorités, servit très longtemps de références aux autorités sunnites. Elle renforça plus que jamais la mise au ban des minorités religieuses concernées, dont les membres hésitèrent en conséquence à effectuer le Ḥāǧǧ et préférèrent ne plus afficher ouvertement leur véritable foi en vertu de la taqiyyah. De ce fait, et en raison des persécutions que subirent ces minorités religieuses hétérodoxes, les nombreux sanctuaires syriens furent conservés et sont jusqu’à ce jour toujours fréquentés :
Sanctuaire de ‘Ammār Ibn Yāsar et d’Aways, au nord de la Syrie ;
Sanctuaire de ‘Ammār Ibn Yāsar, à ‘Urayqah ;
Sanctuaire du prophète Hābīl, au Mont Qāṣyūn, connu sous le nom de maqār al-damm ;
Sanctuaire de Mār ‘Abdā, dans le sud de Salġād ;
Sanctuaire du prophète Ayyūb, à Qanawāt ;
Sanctuaire de ‘Ayn al-Zamān, à Suwaydā ;
Sanctuaire du šayḫ al-Balaḫī, à Qrayyah ;
Sanctuaire d’al-Mahdī, à Mardak ;
Sanctuaire du Seigneur Jésus Christ, entre Maqḥāla et Šahbā ;
Sanctuaires du prophète Ḫuḍar, dans les villages de Matān, Ša‘af, Šahwat al-Ḫuḍar et Malaḥ ;
Sanctuaire du prophète Šu‘ayb, à Qayṣamā ;
Sanctuaire de l’ange Gabriel, dans l’est de Šahbā ;
Sanctuaire du prophète Yaḥyā (saint Jean-Baptiste), la mosquée des Omeyyade de Damas ;
Sanctuaire d’al-Ya‘aṭūrī, dans le Golan.
c) Les sanctuaires de Palestine
Sanctuaire du prophète Šu‘ayb, situé en haute Tibériade, sur le plateau dominant la plaine de Ḫatīn ;
Sanctuaire du šayḫ ‘Alī Fāris al-‘Abd, qui passa toute sa vie prosterné à Ǧawlas ;
Sanctuaire du prophète Ḫuḍar, dans le sud de la Galilée.
d) Les sanctuaires de Bagdad et de la Péninsule arabique
Sanctuaire d’al-Maqdār, à Yaqī ‘al-Qurmud ;
Sanctuaire Abū Zār Ǧandab Ibn Ǧanāda, à Rabza, en Irak ;
Sanctuaire de Salmān Bāk, à Madā’in, dans le sud de Bagdad.
Les mosquées des Muwaḥḥidīn
Ainsi que cela a été évoqué, les Druzes ne possèdent pas d’édifices religieux spécifiques à leur culte. Cependant, ils bâtirent quelques mosquées au cours de leur histoire afin d’affirmer, dans un premier temps, leur appartenance à l’Islam et, dans un second temps, pour se conformer à un environnement musulman intolérant. La liste suivante est également tirée de l’étude du šhayḫ Fandī Šuǧā‘.
Mosquée de l’émir Mas‘ūd Arslān, à ‘Aramūn ;
Mosquée de l’émir ‘Umar Ibn Mas‘ūd, près de ‘Ayn ‘Aramūn ;
Mosquée de Munḏir al-Tanūḫī, à Bab Idrīs ;
Mosquée d’al-‘Amrūsiya, à Šuwayfāt ;
Mosquée de la princesse Habūs Arslān, qui fut enterrée près de ladite mosquée, à Naḫmah ;
Mosquée de ‘Abay, construite par l’émir Naṣr al-Dīn al-Tanūḫī ;
Mosquée des émirs Ma‘an, à Dayr al-Qamar ;
Mosquée d’al-Šam‘ūna, construite par le šayḫ Ḥusayn Ǧumblāṭ, à Ṣaydā ;
Mosquée de Muḫtārah, qui fut détruite par l’émir Bāšīr ;
Mosquée de ‘Ālay.
Par Abbas el Halabi (Gric de Beyrouth)
- [1]Kamal Joumblat, Pour le Liban (Paris 1978), p. 84.↩