L’un des apports essentiels des monothéismes en tant que « religions de l’axe axial » (pour l’une d’entre elles, du moins) a été la constitution d’une « conscience historique », la proposition de narrations qui ordonnent la perception du temps, donnent sens aux événements et placent des valeurs morales au cœur de l’existence. En fait la constitution de la conscience historique semble avoir pris, dès le départ, deux cours différents. Si les Grecs ont inventé « l’histoire scientifique », les juifs, premiers monothéistes, ont inventé l’histoire sacrée.
Le « scientifique » et le « sacré » : deux termes sont lâchés et semblent marquer une opposition devenue familière parce qu’irréductible, l’opposition ultime qui s’illustre dans des combats multiséculaires. On pourra certes disputer que les premiers historiens Grecs (ou le dernier d’entre eux, comme le re-marque un contemporain, Ibn Khaldoun) aient été « scientifiques » au sens où nous entendons ce terme aujourd’hui, qu’ils aient pu se « libérer » des mythes ou d’une vision mythologique des choses. On peut également aligner des arguments en faveur du contenu factuel des narrations proposées par les textes sacrés. On peut relever ainsi que la notion d’ « histoire sacrée » est propre aux traditions chrétiennes et n’a aucune place dans le vocabulaire des musulmans, mais on peut être sûr qu’une sorte d’équivalent est bien présent dans les traditions musulmanes. Nous savons que, dans les sociétés où des religions monothéistes ont prévalu, des narrations historiques ont été reprises et amplifiées par de nombreux auteurs à travers des écrits accessibles par des élites, avant d’être popularisées par divers moyens. Ces narrations en sont venues à façonner et meubler la conscience que les croyants ont développée sur eux-mêmes et les autres. Le fait est que les perceptions de soi et du monde, les systèmes de valeurs sont combinés, fusionnés dans de vastes ensembles qui constituent ce qu’on convient d’appeler la conscience historique, et que celle-ci peut adopter des contenus bien différents, suivant que le principe monothéiste est présent ou non. Certes, la conscience historique de ceux qui se proclament adeptes d’une vision désenchantée (les partisans de l’histoire scientifique) n’en est pas moins une combinaison de données factuelles (perceptions) et de jugements de valeur. Toutefois, les représentations qui fondent le monothéisme impliquent une téléologie, des notions comme celles de providence, déviation morale, sanction divine, etc. Dans l’autre camp l’idée est de voir la succession des événements comme une série de faits qu’on peut reconnaître de façon positive, la discussion portant sur la manière de relier les éléments factuels et, en gros, les deux principes entre lesquels les faveurs des chercheurs ont oscillé sont ceux de la causalité (mécanique ou quasi mécanique dans ses formes extrêmes) et de l’action volontaire d’agents libres (d’où les appels à la compréhension, verstehen, l’interprétation, le décodage etc.) même quand celle-ci est réduite à des stratégies discussives, comme le soutiennent les postmodernistes d’aujourd’hui.
Même si, comme le soutient Zelev Maghen, la plupart des religions sont centrées sur le rituel, le rituel étant à la fois une espèce de « colle » spatiale et temporelle qui rassemble les croyants d’une communauté et les sépare des autres [1], les narrations historiques offrent la toile de fond qui donne sens au rituel. Souvent même, elles sont incorporées au rituel et en constituent un élément essentiel. Le fait est que, aujourd’hui, quand on pense histoire, on a à l’esprit ce qui est appelé histoire scientifique. L’histoire ‘sacrée’ ou ses équivalents, a été repoussée vers les marges de la conscience religieuse. Même dans les écoles de théologie, l’histoire religieuse (ou l’histoire de la communauté, de l’Eglise etc.) est souvent dépouillée du merveilleux ou, du moins, le merveilleux est inséré dans le récit historique comme article passible d’un « traitement différent » une sorte d’encadré dans le texte, faisant appel à des attitudes particulières, et inséré dans ce qui peut être admis comme un récit ordinaire. En un mot, l’idéal de l’histoire scientifique a triomphé de celui de l’histoire ‘sacrée’. Cette dernière est, en fait éliminée comme approche acceptable pour la raison une fois qu’elle se libère de jugements particuliers à une communauté. Elle est devenue de fait, elle-même, l’objet d’investigations historiques et son étude, qui a déjà commencé dans plusieurs contextes, promet une meilleure compréhension des ‘mentalités’, perceptions dominantes et autres paramètres de la vie morale et intellectuelle dans des temps révolus ou des contextes particuliers.
Avec le retrait des narrations relevant de l’histoire sacrée (ou la perte de crédibilité qui les a affectées), les grandes traditions monothéistes perdent un instrument essentiel, en fait bien plus qu’un instrument, le socle véritable de la vision d’ensemble qu’elles proposent. C’est en effet dans le type de lien qu’elles établissent entre factualité historique et sens du monde qu’elles puisaient leur force et fondaient leur revendication de légitimité en tant que cadres essentiels de perception du monde, de conscience individuelle et de vie collective. Il est remarquable que les tentatives de réintroduire un sens global dans les conceptions historiques en arrivent aujourd’hui à affronter les mêmes attitudes de suspicion générale. De Hegel à Fukuyama, les constructions qui ont tendu à vouloir organiser les évolutions selon des schèmes qui font sens ont soulevé des vagues de réactions négatives, des réactions parfois indignées, intensifiées par le sens (ou le sentiment) que de telles constructions visaient a justifier l’imposition de rapports de force favorisant certaines nations, sociétés ou classes sociales, au détriment d’autres. La théorie de Fukuyama revendique plus de vraisemblance aujourd’hui (ou semble plus acceptable, plus légitime) peut-être parce qu’elle exprime ce qui est devenu, pour reprendre l’expression de M.A. Jabri, la religion implicite de l’humanité contemporaine. Le fait que démocratie et Droits de l’Homme soient aujourd’hui traités comme des dogmes religieux, et considérés comme l’aboutissement ou la fin des évolutions historiques peut légitimer l’idée qu’on a affaire à des sortes d’histoires sacrées comparables à celles des religions établies. En fait, l’histoire scientifique est bien loin de ces considérations ou même de ces débats. Elle est en train d’explorer d’autres horizons. Dans ses dernières poussées, l’histoire scientifique est déplacée vers l’histoire longue, l’histoire des conditions matérielles, de la démographie et toutes sortes de paramètres qui l’éloignent des décisions conscientes prises par les hommes ou qui replacent ces décisions dans des déterminants qui régissent la vie des hommes, y compris dans les aspects où ils se donnent des contenus (des significations) apparemment autonomes par rapport aux processus matériels.
Sur cette toile de fond, même une entreprise aussi modeste et, à mon avis, éclairante par bien des aspects (parfois par les questions qu’elle permet de soulever), comme celle de Karl Jaspers, est fortement mise en question. Karl Jaspers a identifié, au-delà des moments axiaux avancés par chacune des grandes religions de l’humanité (les prédications des prophètes monothéistes, mais également celles des autres religions comme le bouddhisme, le Confucianisme, l’hindouisme ou l’humanisme grec), un âge axial dans l’histoire de l’humanité, marqué, dans plusieurs contextes à la fois, par une prise de conscience de soi et de l’univers, par l’émergence, quasi simultanée dans des contextes fort éloignés l’un de l’autre, de questions essentielles sur le sens de l’existence (dans ses deux dimensions : sa réalité et ses finalités).
Les objections qui sont adressées à cette théorie viennent principalement de deux directions : l’une, personnifiée par un Robert Bellah (NB), fait mine d’en accepter les conclusions essentielles mais la dilue en en faisant la toile de fond sur laquelle se produisent toutes les tentatives de donner sens à l’existence (et en quelque sorte les conditions de possibilité de toute quête de sens), l’autre, adoptée par plusieurs auteurs, la considèrent incapable d’expliquer correctement l’émergence de toutes les grandes religions (principalement l’islam). Un exemple de cette attitude est offert par l’analyse proposée récemment par Josef Van Ess (NB). Burhan Ghalioun, qui a la témérité de reprendre la théorie dans une tentative d’explication humaniste, qui met en contraste âge axial et avènement de la modernité, alors que la plupart des penseurs qui cherchent un terme de comparaison pour la modernité se sont tournés vers la révolution néolithique, a peut-être mieux montré en quoi la théorie de l’âge axial (la révolution religieuse dans ses termes) peut nous aider à comprendre les grands tournants de l’histoire de l’humanité (NB). Même avec Burhan Ghalioun (les deux révolutions, la religieuse et le politique), même reprise récemment par Karen Armstrong (NB) comme moyen de garder une interprétation séculière de l’exceptionnalité de phénomène religieux, la théorie reste en marge des débats essentiels qui animent la scène autour de nous.
Ce qui prend les devants, c’est le fait que l’histoire ‘scientifique’ se tourne vers ce qui constitue la ma-tière de l’histoire sacrée, les événements ou moments fondateurs, ce qui représente l’élément axial de ces religions (pour reprendre l’expression de Karl Jaspers), qui déterminent et légitimisent la cons-cience religieuse dans ce qu’elle a de plus essential. L’histoire savante s’est tournée vers les narrations de l’ancien testament, l’homme Jésus ou le Jésus historique, le fait coranique et a commencé à pratiquer ses investigations, soumettant à la critique la plus radicale les éléments qui ont servi à élaborer la conscience religieuse, traitant les narrations, les traditions, les écrits comme de la matière première pour un travail historique d’un type nouveau, qui ne s’embarrasse d’aucune considération pour le sacré, le merveilleux, le transcendant. Une réduction systématique s’en suit, réduction au sens fort du terme puisque les faits, événements, textes et traditions sont reconstruits en tant que faits humains, relevant d’une histoire profane où le sens religieux devient une dimension surajoutée, elle-même objet d’observation, d’investigation et de reconstruction. L’historicité de l’héritage, telle qu’elle se présente à travers les approches de l’histoire savante d’aujourd’hui constitue certainement le défi le plus formidable que les monothéismes doivent affronter à l’avenir, quelles que soient les défenses qu’ils mettront en œuvre.
Le même traitement est appliqué aux épisodes qui se situent en dehors des moments fondateurs, comme les grands développements qui ont marqué la naissance d’orthodoxie, la distanciation par rap-port à ce qui a été considéré comme des hétérodoxies ou des hérésies. Plus généralement, les processus d’élaboration des représentations, conceptions et pratiques devenues dominantes sont soumis au regard scrutateur de l’historien. Les notions d’orthodoxie, hétérodoxie n’ont aucune place dans son vocabulaire, si ce n’est pour décrire la manière dont la « matière » en question est reçue ou traitée dans tel ou tel contexte. Dans des contextes où, grâce aux vagues de migrations récentes, des communautés différentes, qui se sont mutuellement rejetées et ignorées pendant des siècles, se retrouvent ensemble, réunies souvent dans un même ensemble au gré d’un agent extérieur (musulmans de confessions différentes regroupés dans les mêmes catégories par le gouvernement ou le public anglais ou allemand par exemple), la « découverte » mutuelle est un défi que ressent le croyant ordinaire avant l’historien universitaire. Les ismaïliens au Royaume Uni, les Halevis en Allemagne sont confrontés par la redécouverte d’un passé lointain, un passé qui les a constitués en tant que tels mais qu’ils avaient plus ou moins oublié ou redéfini dans des termes propres à leur communauté. En confrontant le pluralisme des interprétations dont leur héritage est passible (conditions nouvelles où ces communautés se sont retrouvées), on franchit des pas considérables hors des voies empruntées, approuvées, encouragées par les attitudes héritées dans chaque communauté : on n’est pas loin en fait de l’historien universitaire qui ne voit dans les divisions sectaires que l’effet de processus historiques obéissant à des règles partagées par toutes les communautés humaines.
On peut mesurer la gravité du défi ainsi né par le ton pris par des interventions récentes. En effet, Ali Abderraziq et Maaruf Ar-Rusafi ont approché des notions essentielles à partir de points de vue de croyants profondément troublés dans leur foi (ils étaient en fait troublés eux-mêmes par leurs propres questions), les questions paraissent et sont extrêmement embarrassantes pour le croyant : « le Prophète était-il un roi ? », s’est demandé l’un ; « La révélation était-elle une dictée littérale ? » s’est interrogé l’autre. Il s’agit dans un cas comme dans l’autre d’interpeler des interprétations qui sont devenues dans le temps, après des siècles parfois, constitutives de l’orthodoxie et qu’un regard interrogateur, un peu comme celui de l’historien universitaire, fait voir sous un jour nouveau. C’est peut-être là que l’historicité des faits et des interprétations embarrasse le plus. W. C. Smith a eu une petite phrase qui résonne encore (peut-être pas d’une façon très consciente) dans les oreilles de nombreux penseurs musulmans : « Les musulmans ont pris leur histoire au sérieux, mais pas tout a fait au sérieux » (NB). Par là, il a visé les attitudes envers le hadith, le fiqh comme moyen d’accéder à une Shari’a supposée être hors de temps et de l’espace, qui consacre les deux comme des sources sacrées, ou des moyens d’accéder à des principes ultimes et inamovibles, oubliant leur historicité, le fait qu’ils ont été développés par des générations de musulmans bien éloignées (historiquement, peut-être aussi spirituellement) des moments fondateurs (NB Laroui ). C’est peut-être avec une telle phase dans l’oreille (ou présente à l’esprit) que Falzur-Rahman a consacré de longs et laborieux développements à l’idée qu’il serait légitime de considérer une tradition, née bien après le moment fondateur, bien après le scellement de la révélation, comme partie intégrale du corpus sacré. Approche typique d’un croyant qui veut faire face au fait de l’historicité, mais tient en même temps à préserver la sacralité des contenus de la foi. Des arguments qui attendaient d’être analysés peut-être en vue de déterminer s’ils explicitent une ligne de raisonnement qui serait déjà à l’œuvre dans l’esprit des musulmans, si elle permet de sauver le hadith de la critique historique, et, avec le hadith toute la tradition qui fonde l’attitude du croyant et qui prouverait qu’ils sont en fait plus sérieux à propos de leur histoire qu’il ne le semblent a un W.C. Smith ou A Laroui. Faut-il dire que, de cette manière, face à ce défi et à travers les tentatives de le confronter, nous obte-nons un degré supérieur de clarté, une sorte de « lucidité dans la foi » ? La démythologisation des narrations sur les moments fondateurs permet-elle de mieux distinguer l’essentiel de l’accessoire, de mieux saisir les principes essentiels au-delà des formulations qu’ils ont reçues dans divers contextes historiques ? De nombreux penseurs, (je citerai les musulmans, puisqu’ils me sont plus familiers), se sont employés à réconcilier leur foi avec le sens nouveau de l’histoire tel qu’il ressort des approches historiques devenues en quelque sorte normatives, c’est-à-dire acceptables pour la raison. M. ‘Abduh, M. Iqbal, Fazlur Rahman. A. Sorouch et A. Charfi se sont tous attelés à la reconstruction de la conscience islamique en vue d’accommoder le sens nouveau qui émerge à propos des développements historiques à travers lesquels la foi s’est exprimée initialement. Ils se sont mobilisés pour éclaircir les lignes qui passent entre le message et l’histoire, pour souligner que l’histoire doit être acceptée comme profane mais que cela n’empêche qu’ ’elle ait pu être le support d’un message qui ne l’était pas, qui ne pouvait l’être, et qui, par conséquent, doit seul recevoir notre révérence.
Est-ce une manière de souhaiter qu’au-delà de l’attachement aux signifiants, aux rituels, narrations, régulations, prescriptions etc., s’affirme un attachement à un signifié, à savoir un contenu éthique, un complexe de principes moraux qu’ils faut considérer d’origine divine pour pouvoir le placer au-dessus des passions et des intérêts ? Ce serait attribuer à nos penseurs un certain degré de cynisme. Ce serait les voir rallier un Ibn Rushd qui, tel qu’on l’a caricaturé il y a un certain temps, aurait vu dans la religion, la populaire s’entend, avec toutes ses représentations, rituels (son folklore ?), des moyens d’amener les multitudes à des attitudes plus soumises, de manière à rendre la vie collective possible. Est-ce le seul défi qu’affrontent les religions monothéistes, ou plutôt les entreprises de reconstruction de la conscience religieuse, en conséquence la réduction historiciste ? Certaines observations s’imposent.
Pour évaluer l’impact (et les chances, et le potentiel) de ce que nous avons appelé des « entreprises de reconstruction », il y a lieu d’observer les contextes où se déroulent les débats, ainsi que les principaux défis qui leur sont adressés.
D’un côté, dans les contextes dits « post chrétiens », il y aurait une tendance ou un état des choses bien remarquable. L’idée est qu’il serait possible d’observer que, à mesure que la croyance dans les articles du dogme s’affaiblit, s’enracine dans les cœurs l’adhésion aux principes moraux enseignés par le christianisme. On n’est pas loin d’une impression de « vases communiquants » : moins l’adhésion aux dogmes est forte, plus l’engagement éthique, ou l’intériorisation de la morale est grande. Certains y voient le signe d’une grande réussite, Le Christianisme aurait atteint les objectifs pour lesquels toute la religion a été instituée : il aurait ‘christianisé’ les cœurs, alors même que les esprits se détournaient de ses enseignements. D’autres y voient plutôt la fin d’une grande (et à leur avis trop longue) parenthèse historique, qui a détourné les cœurs d’une éthique humaniste qui s’était bien exprimée du temps de l’antiquité grecque. Ce qu’on observerait de nos jours, c’est le triomphe d’attitudes et de normes humanistes préconisées par les Lumières (lesquelles seraient retournées à l’inspiration de la Grèce antique) à l’encontre des enseignements fondés sur les religions monothéistes.
On peut spéculer longuement sur les origines et les raisons qui expliquent un tel état des choses dans les sociétés dites post chrétiennes. L’apparent consensus social dans le domaine des valeurs fondamentales que l’on observe dans ces contextes est-il le résultat du « travail » accompli par le christianisme, une conséquence de son influence sur les esprits et les cœurs, ou bien le résultat de la libération accomplie par les Lumières (et la sécularisation, le désenchantement etc.) et de l’ordre juridique et politique mis en place dans leur sillage, ou bien le don d’un ordre socio économique qui assure à la majorité des conditions de vie et des perspectives d’avenir rassurantes (en gros, les trois conditions énumérées par Tocqueville pour l’émergence de la démocratie) ? Il arrive souvent qu’on adopte la solution de facilité qui consiste à « cocher toutes les cases » et se dire « tout cela à la fois », une combinaison de tous ces facteurs (et peut-être d’autres encore).
Dans les contextes musulmans, les choses se présentent d’une manière bien différente. Non pas une opposition en miroir, une situation où prévaudrait un fort attachement aux dogmes et aux rites combiné avec un faible sens éthique. Plutôt des oppositions et des conflits d’un tout autre ordre. La première fracture qui vient à l’esprit est celle qui sépare les milieux intellectuels où des entreprises de reconstruction sont formulées et discutées, de la société en général à laquelle ces entreprises s’adressent en principe, ou celles qui devraient en bénéficier. Les milieux intellectuels seraient-ils composés d’élites occidentalisées, coupées de leur milieu social et aliénées par rapport aux préoccupations de leurs environnements, comme le clament certains observateurs (intérieurs et extérieurs) aujourd’hui ?
C’est peut-être une autre fracture qui offre des éléments de réponse à cette question. Cette dernière est produite par une profonde polarisation de l’opinion publique que vivent les sociétés musulmanes contemporaines. On peut citer en premier lieu la faillite des Etats nations nés récemment (atteignant, dans certains cas, l’effondrement total) combinant l’incapacité de délivrer sur les promesses et attentes suscitées par leur création. Ni la libération politique (le droit des populations à décider de leurs propres affaires), ni le développement économique (amélioration des conditions matérielles) ni l’émancipation culturelle (développement de cultures nationales) n’ont été atteintes. A cela s’ajoute une conjoncture internationale où les musulmans sont désignés comme source de problèmes graves et où ils se sentent interpellés injustement alors que les leurs subissent des injustices criantes. Le tout combiné fait que les conditions dominantes ne favorisent guère un débat serein et rationnel.
La tentation est grande, dans ces conditions, de comparer la situation présente à celle où s’est déroulé le grand débat théologique au sujet du statut du Coran. Hier comme aujourd’hui des questions essen-tielles sont discutées dans des contextes très tourmentés, loin d’offrir le degré minimal de sérénité nécessaire. Le débat sur la création du Coran a été « tranché » par les masses à un moment où elles souhaitaient exprimer le rejet du pouvoir en place, où elles voulaient résister à ce qu’elles considéraient comme usurpation de l’autorité légitime par des pouvoirs dynastiques acquis par la force. Affirmer l’éternité du Coran était le moyen d’affirmer l’intangibilité des prescriptions qui étaient dérivées de lui contre le pouvoir des potentats. C’était aussi le moyen de circonscrire les pouvoirs de fait, de leur déniert toute capacité de légiférer. Les masses préféraient une interprétation particulière su statut du Coran, parce que cette interprétation leur assurait que la garde des normes et du système des règles était confiée aux ‘ulama (théologiens) et non aux potentats. L’issue du débat n’a, en d’autres termes, pas été décidée au vu du mérite des thèses en présence, de leur fondement dans les textes sacrés, à travers une discussion rationnelle, mais plutôt en fonction d’attentes et de frustrations qui étaient liées à un moment trouble dans l’histoire.
Le débat n’a donc pas été tranché au terme d’une procédure ou de discussions ouvertes et ration-nelles. De nos jours c’est peut-être le rejet des nouveaux pouvoirs (et de certains de leurs alliés, combiné avec des politiques éducatives adoptées par les Etats modernes) qui fait basculer les masses populaires en faveur d’un islam dit « de contestation », ignorant les entreprises de reconstruction et l’alternative qu’elles esquissent d’une religiosité apaisée, tolérante et ajustée a son temps. Les masses musulmanes laisseront-elles échapper la chance que leur offrent les entreprises de reconstruction, les expressions de la nouvelle conscience islamique (comme elles avaient laissé échapper l’ouverture intellectuelle qu’offrait la théorie mu’tazilite de coran créé) ? Le temps nous le dira. Les conditions d’aujourd’hui sont toutefois bien différentes de celles d’antan. La tension entre les dogmes et rituels hérités et les conceptions, savoirs prédominants aujourd’hui est bien trop grande pour permettre la construction de formes alternatives durables. En tous cas, les défis que rencontrent les entreprises de reconstruction sont multiples. Le premier qui se présente à l’esprit est ce que certains ont appelé le défi épistémologique. Dans les contextes (post) chrétiens, on le voit se décliner sous forme d’une revendication d’attribuer un statut de savoir à ce qu’on appelle le créationnisme, au même titre que les théories de l’évolution admises dans les milieux scientifiques. L’idée est que les textes sacres offrent un « savoir » qui aurait, pour les croyants, autant de titre de reconnaissance que le savoir scientifique. On peut reconnaitre des attitudes de même inspiration dans des affirmations similaires produites par des musulmans (l’ancien mufti d’Arabie avait soutenu que les thèses qui soutiennent que la terre est ronde ne sont qu’une conspiration destinée à détourner les musulmans de la vérité de leur foi). Peut-être que le retournement récent de M. Talbi, pourtant un historien remarquable et un champion des « entreprises de reconstruction », lorsqu’il a commencé à clamer que seuls peuvent se prévaloir d’un savoir légitime ceux qui se tournent vers la Qibla. Le défi épistémologique est donc une arme essentielle aux mains des défenseurs d’une tradition hissée au rang du sacré et de ceux qui veulent faire de la religion un instrument de mobilisation politique. Autrefois, non seulement la science moderne n’était pas née, mais l’idéal d’un savoir « direct » et affranchi des procédures d’enquête et de vérification (tel qu’il était entretenu par les soufis et autres mystiques) était vivant et, pensait-on, pouvait défier le savoir « ordinaire ».
Peut-être qu’un défi plus sérieux se profile ailleurs. La philosophie politique connait, constate-t-on de nos jours, un regain de vigueur. En fait il ne s’agit pas d’une vigueur résultant d’un regain d’intérêt et d’une extension (quantitative) des cercles intéressés par les débats qui s’y déroulent ; mais d’un tour-nant essentiel qui l’a affectée depuis la publication de l’ouvrage de John Rawls : A Theory of Justice. Avant cet ouvrage, peut-être en conséquence de l’immense influence exercée par Ludwig Wittgenstein, la plupart des philosophes avaient réduit leurs ambitions à la simple analyse conceptuelle et linguistique des notions, à un travail de clarification des vocabulaires et des « jeux linguistiques » de ceux qui s’adonnent à l’activité politique. On s’était résigné a l’idée que les normes relevaient du domaine des convictions « profondes », et que ces dernières étaient acquises lors des lumières et la raison, que celle–ci devait se résigner a analyser les moyens, les processus, les instruments, mais pas les fins. Avec J. Rawls, la philosophie se redonne le pouvoir de réfléchir sur les normes et les finalités de l’action humaine, sur leur légitimité en même temps qu’elle explore les modalités de leur mise en œuvre. Les finalités ultimes qui devraient être assignées a l’ordre politique et social devaient être, désormais, soumises à l’examen philosophique. En fait c’est ce dernier qui permettrait d’arbitrer la discussion sur les valeurs. Le succès de telles démarches, qui soustraient aux traditions religieuses leur ultime raison d’être, en même temps que leur champ exclusif, est bien la conséquence majeure de l’historicité, aujourd’hui largement acceptée, de ces traditions. Celles-ci n’auraient-elles plus, comme dernier refuge, que les proclamations postmodernistes, où chacun, s’arroge le droit de s’accrocher à son propre « discours » ?
- [1]“Much Ado About Wudu’”, in Der islam 76 (1999) pp. 205 -52 cite par Gudrum Krämer : “Justice in Modern Islamic Thought” in Shari’a :Islamic law in Contemporary Context, Stanford California Press, Stanford 2007↩