Comment évaluez-vous le discours que Benoît XVI a effectué en Ratisbonne ? N’a-t-on pas pris un fragment comme étant la position officielle de l’Église face à l’Islam ? Le sujet du discours n’a pas été le jihad ni l’Islam, mais celui de « la foi, la raison et l’université » comme le Pape l’a lui-même intitulé. Le Pape a voulu « situer le dialogue sur le plan de la raison » comme le père Samir Khalil l’indique dans ses articles. Le débat authentique – comme Tariq Ramadán l’a écrit – a été « le sujet de la foi et la raison dans la tradition rationaliste grecque et la religion chrétienne ». À mon avis, ce sujet est dans le fonds de la définition de l’identité européenne, ainsi que dans l’effort de rénovation théologique dans lequel l’Islam doit être compromis avec un effort sans cesse renouvelé. La position officielle de l’Église face à l’Islam, comme le porte-parole du Vatican et le Pape lui-même l’ont suffisamment répété dans les jours qui ont suivi la conférence, est celle d’une grande estime et d’un profond respect.
Y a-t-il de réels motifs pour expliquer les réactions d’opposition à ce discours ? Ce sont des réactions disproportionnées mais que l’on peut expliquer en partie. Il y a le sentiment de frustration que des populations entières ont accumulé devant l’injustice des gouvernements occidentaux. Le rôle d’une certaine presse n’a pas beaucoup aidée, car elle a agi comme de l’essence jetée sur le feu. Sur un site comme www.davidwarreonline.com, certains ont dénoncé ces groupes que manipulent ce type de crise, en donnant libre cours à des populations mécontentes « à propos des caricatures danoises ou des mots du Pontife » (Tariq Ramadán). Il est possible que dans le livre de T. Khory, cité indirectement par le Pape, il y ait quelques ambiguïtés. De plus, à la suite de deux membres du GRIC de Paris, remarquons qu’il apparaît que la sourate 2.256 n’est pas de la période initiale mais de la période de Medina, comme l’a très bien signalé Jean-Marie Gaudeul, et que l’opinion d’Ibn Hazm n’est pas suffisamment représentative de la théologie musulmane, comme Henri de la Hougue le souligne. Mais j’ai l’impression qu’il ne serait pas bon que ces désajustements donnent libre cours à une littérature apologétique inféconde et ennuyeuse. Ainsi, par exemple, par quelques auteurs chrétiens, on peut renforcer l’impression que le christianisme est la religion de la raison, tandis que l’Islam est la religion du jihad. Aussi, avec justice, les musulmans citeront pour leur rationalisme l’exemple des Mútazilites et des Falàsifa médiévaux, mais peut-être avec un idéalisme excessif en ce qui concerne la coexistence andalouse. Mais, d’une part, il y a peut être « l’ignorance totale du fait islamique » du côté chrétien dénoncé par Ghaleb Bencheikh (Le Watan, Algérie). Mais, d’autre part, une livraison facile de tout signe n’est pas non plus raisonnable devant les positions extrémistes. En tout cas, il n’est pas souhaitable que ce croisement d’accusations vienne réactiver un débat de caractère polémique qui ne contribue pas au sérieux du dialogue. Il faut recentrer le débat authentique : le lieu entre raison et foi. La réponse n’est pas l’exclusion ni la réduction mais le mot et la raison. Comme le Pape lui-même l’a dit, la violence n’est pas le propre de la religion (chrétienne ou musulmane) mais la preuve d’absence de raison.
Faut-il inscrire les manifestations du Pape dans un désir de situer la raison dans le centre du dialogue interreligieux ? Tout dialogue l’est, précisément, parce qu’il utilise la raison (dia-logues) ? En effet, il n’est pas prouvé que l’Islam n’ait « aucun type de relation avec la raison » Ceci, – comme T Ramadán l’affirme- serait offensant et donnerait l’impression que le Pape n’aime pas des musulmans, ce qui est de toute évidence faux. Mais souhaitable est d’examiner, avec « clarté », quelle type de relation a dans l’Islam la foi avec la raison. Peut-être Khoury accentua trop la pénétration de Dieu dans l’Islam. L’image suggestive de Ramón Llull pour qui la foi flotte au-dessus de la raison comme « l’huile dans l’eau » nous rappelle l’importance d’examiner de quelle manière on met en rapport la foi avec la raison. Une manière accordée ou juxtaposée de la raison et de la foi est celle qui, selon le discours du Pape, existe dans tout « volontarisme » européen ou américain, précisément à cause d’un processus progressif de dé-hellénisation. L’étude sur la perte de l’harmonie entre la foi et la raison en Europe, et non seulement l’existence de ces deux éléments, a fait partie des analyses de beaucoup d’Arabisants. Penser que tout ceci est de l’ordre d’un débat philosophique ennuyeux est le grand problème occidental, puisque sa fatigue spirituelle le rend myope et banal devant ce qui est essentiel. Mohamed Arkoun, entre autres, a souligné l’importance de la médiation philosophique et pluridisciplinaire dans la critique de ce qu’il appelle « la raison transcendantalisée » propre de la raison islamique. Dans les antipodes de cette proposition se trouve la lettre adressée au Pape par l’Assemblée Islamique de l’Espagne (www.webislam.com). Mais, au moins, elle détecte le noyau du débat suscité quand elle souligne que « restituer le Nouveau Testament à l’étude grecque accentuerait les extraordinaires similitudes de Jésus avec l’Islam ». En marge de mon désaccord avec cette position, il est certain qu’en dénonçant les « médiations innécessaires » qu’à son avis propose la foi chrétienne par son union avec l’héritage grec, elle retourne, peut-être sans le vouloir, sur le noyau du problème. Il est nécessaire d’harmoniser la foi avec la raison, pour que le dialogue soit possible entre des croyants sans exclusions ni syncrétisme. Celui-ci est justement l’intérêt du débat et telle a été la thèse du Pape.
Dans quelle mesure la tâche du GRIC s’inscrit, précisément, dans la promotion de la médiation philosophique comme terrain privilégié de rencontre entre chrétiens et musulmans ? Celle-ci a précisément été la méthodologie que, depuis le début, a pris le GRIC de Barcelone. Dans l’effort commun par le dialogue interreligieux, le groupe a pris comme méthodologie propre, non tant la rencontre de croyants avec des croyants, tellement nécessaire, ni le syncrétisme religieux comme solution pour ne pas aborder les sujets réellement conflictuels, encore moins l’indifférence qui, à cause de la banalisation, paralyse tout dialogue sérieux, mais l’utilisation de l’analyse philosophique comme médiation dans le dialogue islamo-chrétien (www.gric.asso.fr), et ce que le Pape nous propose comme programme, à savoir « foi, raison et université ».
JOAN B MARTÍNEZ PORCELL, codirecteur du GRIC de Barcelone
Traduit du catalan.