par Gric
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Une longue réflexion qui nous vient du coeur des événements vécus ces jours-ci parle peuple libanais…
Mes peurs remplissent l’horizon. Pas l’univers. Ces jours-ci, je ne peux pas voir plus que deux dimensions. L’horizon devient la limite car le ciel, alourdi de tous genres d’avions de guerre israéliens, semble se refermer sur nous comme un couvercle. L’incapacité humaine à arrêter d’autres conflits, d’autres guerres qui s’enlisent (la Palestine, l’Iraq), fait que l’horizon me semble comme le seul interlocuteur possible. De cette montagne qui regarde Beyrouth et sa banlieue comme une plaie béante et où je me suis réfugiée comme une couarde parce que j’ai peur du bruit assourdissant des obus qui tombent, je m’adresse à la mer devant moi.
Mer brumeuse, et tant mieux. Je ne voudrais pas voir les navires israéliens, juste les bateaux qui effectuent les embarquements, des ouvertures, des promesses de futurs et de rêves pour des milliers de jeunes et d’enfants qui quittent cet enfer.
Nous autres, ceux qui restent dans l’enfer, avons quand même le privilège d’être parmi les miséreux de cette terre, les miséreux qui survivent parce qu’il n’y rien d’autre à faire, ceux dont le demain est très, très loin, si loin qu’il n’est plus de ce monde, mais de l’autre, que chacun imagine à sa manière.
5h 30 du matin. Un nouveau jour et, ô ironie, un nouvel espoir. Dehors, c’est le calme. Il y a même les oiseaux qui se lèvent. Peu à peu, le soleil apparaîtra, les avions avec, et, de nouveau, ce seront les obsèques de l’espoir.
Sisyphe. Ce Sisyphe-là, à chaque moment de calme, croit, croit à nouveau en Dieu et en l’homme, à la vie, à la paix, à la communication, au dialogue, et puis boum… C’est la mort, la haine, l’incompréhension, les cloisonnements et les peurs. Ensuite, aux moments de calme, la foi revient à nouveau, et puis, à nouveau, elle est bafouée. Ironiquement, je m’accroche au titre d’un livre écrit par un Juif qui raconte l’autre côté d’Auschwitz : « La Force du Bien ». Je m’y accroche mais il me file d’entre les mains.
Les peurs que nous avons ici ne sont pas des peurs des obus uniquement, pas des peurs de cette mort si cruelle qui atteint nos concitoyens, ni la peur de manque de vivres qui atteint d’autres encerclés depuis plus d’une dizaine de jours et qui tombent peu à peu car il n’ont ni médicaments ni pain. C’est la peur de l’incapacité devant la force du mal. Et la force du mal, pour beaucoup ici, réside dans le danger d’une séparation.
Des années et des années que nous oeuvrons pour le dialogue, pour la paix, pour le vivre-ensemble semblent s’effondrer. Le danger d’une séparation entre musulmans et chrétiens, entre frères qui ont bravé bien des obstacles pour continuer à affirmer leur conviction qu’ils ne veulent vivre qu’ensemble, que c’est ensemble qu’ils se comprennent plus eux-mêmes, que c’est ensemble qu’ils se rapprochent de Dieu, que c’est ensemble qu’ils veulent œuvrer, construire, unir, agrandir leurs cœurs et leur bras.
Le cri de mon cœur voudrait remplir l’univers. Et plus il se fait entendre plus, plus il brave le couvercle. C’est un cœur qui, au cours d’un long cheminement, a appris à grandir pour inclure tous les autres et qui saigne pour les misères de tous : chrétiens, musulmans, juifs et tous les autres, quelle que soit leur appartenance religieuse ou leur non-appartenance. Mais je m’arrête aux juifs car le dialogue islamo-chrétien ne se confine pas à l’islamo-chrétien uniquement, mais plus on s’y achemine, plus il permet d’ouvrir une dimension dans le cœur qui lui permet d’accepter et d’aimer tous les autres. Même si ce sont des avions israéliens qui détruisent notre pays et nos âmes, mon cœur renie la force du mal qui fait que des hommes ou des femmes puissent tuer d’autres hommes, femmes ou enfants ; mais il ne renie nullement les juifs. Je porte aux juifs un grand amour, pour leur religion, pour leur histoire, pour leurs souffrances, mais aussi pour les peurs qui peuvent rendre certains d’entre eux inhumains. Tout comme je porte un très grand amour pour mes coreligionnaires musulmans, pour leur foi, pour leur abnégation, pour leur colère devant l’état actuel du monde, pour leur courage devant la mort, tout en déplorant les actes de détresse de certains d’entre eux, actes eux aussi inhumains.
Ceci un cri du cœur à tous les cœurs du monde qui voudraient bien l’entendre. De sous les décombres, le seul espoir pour ce pays et pour le monde, c’est de toujours garder le cœur grand ouvert, face à un monde qui devient de plus en plus étroit.
Aujourd’hui je comprends différemment la fameuse phrase de Jean-Paul II. Si le Liban est un message, c’est un message au cœur même de nos religions. C’est le message qu’ont porté tous nos prophètes ou fondateurs de nos religions : celui de la force de l’amour au cœur de la haine. Lui seul peut nous permettre de continuer.
Messianismes. Je regarde autour de moi, ce qui se passe dans le monde et je ne peux que me poser des questions face à ces différents messianismes qui se combattent. Jusqu’ici, je percevais deux genres de messianismes : un messianisme activiste et un messianisme passif. Le messianisme activiste voudrait instaurer les bases du Royaume ou de l’Etat pour préparer le retour de celui qui est attendu, Messie ou Mahdi, et au nom duquel on se permet d’enlever des vies. Je ne m’attarderai pas au messianisme juif d’un Olmert qui se montre, lisant la Torah, pour prouver que Dieu est derrière sa machine de guerre ni au présumé messianisme « chrétien » de Bush qui veut instaurer la paix dans un nouveau Proche-Orient par l’artillerie de pointe la plus avancée au monde. Du côté musulman, il existe bien sûr une grande différence entre l’armée du Mahdi, en Iraq, et le Hezbollah, mais lorsque le Hezbollah commence à envoyer des missiles à tort et à travers sur des innocents, il se renie lui-même. Lorsque par mégarde, il tue une fille arabe musulmane dont le nom est Du’â’, qui signifie en arabe prière ou invocation, il signe son propre autodafé.
L’autre messianisme, le messianisme passif ne fait qu’aggraver la situation puisqu’il s’agit de groupes qui laissent tout ce mal se déployer pensant que cela aidera à avancer la date de la venue de celui qui devrait instaurer paix et justice sur terre. Mais si personne ne devait venir ? Si nous étions livrés à nous-mêmes, hommes qui, au nom d’idéaux et de croyances, devenons pires que des bêtes ? Et si le Messie ou le Mahdi promis n’étaient pas une personne mais un état de conscience à laquelle nous somme tous appelés ? Une Présence qui devrait grandir en chacun de nous ? Si la solution n’allait pas venir d’en haut mais devait venir d’en bas, de nous-mêmes, du plus profond de nous-mêmes, du seul endroit qui puisse contrecarrer le mal. Petite, j’avais accroché sur le mur de ma chambre deux phrases, l’une de Paul Eluard, l’autre d’Alki Zei. La première disait : « La vie commence de l’autre côté du désespoir », l’autre disait : « Toujours de l’avant, vers une vie nouvelle ». Je les revis aujourd’hui et je comprends comment elles ne sont pas en contradiction. C’est vraiment au cœur du désespoir que commence la vie nouvelle.
J’avais commencé à écrire cette nuit en plein désespoir, désespoir parce que nous sommes seuls, désespoir parce que la peur, la haine, l’incompréhension grandissent de jour en jour, parce que l’injustice dépasse largement les limites du possible, parce qu’une voix comme la mienne qui n’appartient ni à un camp ni à un autre, me semblait plus faible qu’un murmure.
Mais c’est du fond de ce désespoir que s’est opéré en moi le retournement. Lorsque l’on se sent délaissés de partout, lorsque l’impuissance des autres fait écho à la nôtre, lorsqu’on n’attend plus le sauveur envoyé du ciel, on le retrouve en nous. C’est du désespoir et dans le désespoir que j’ai retrouvé la force de la vie, la force du bien, la force de l’amour, une force qui me permet de dire à chaque instant : « Toujours de l’avant, vers une vie nouvelle ».
Nayla Tabbara, de la montagne libanaise, 26 Juillet 2006