d’après le recueil de Fatwas de Wancharissi [1].
I -Le Mi`yâr et la Coexistence
On prête au calife Omeyyade Omar II (m.101/719) la décision de se retirer de l’Espagne et de rappeler les armées musulmanes, qui y étaient cantonnées [2]. Cette nouvelle province était devenue une source de soucis majeurs. En Orient l’empire Omeyyade se voyait contesté sur le triple front politique, militaire et financier et trop accaparé par ses propres affaires n’était plus en mesure de donner toute son attention à l’administration de régions instables et trop lointaines en Europe.
Ce que cette information a de troublant c’est qu’on la trouve sous la plume des historiens musulmans d’occident au moment de la guerre de Reconquista. Dés lors il n’est pas illégitime de se demander, si pour des intérêts politiques postérieurs à Omar II, cette affirmation n’a pas été forgée de toutes pièces. S’il est difficile de vérifier sa véracité, l’objectif recherché par sa diffusion, lui, est patent : Apaiser les esprits dans le Maghreb musulman en ébullition devant la spirale des défaites de l’Islam en Andalousie. Cela revient à dire que le pieux Calife Omar II, dès le 9ème siècle avait souhaité la fin de la présence musulmane en Europe.
C’est là où le bât blesse. L’Episode de la conquête de l’Espagne par l’occident musulman fut-il tenu pour une simple aventure militaire, une parenthèse de l’histoire dont on aurait pu faire l’économie ? Si dans le passé quelques historiens musulmans l’ont pensé, aujourd’hui cet argument a volé en éclats à la lumière de l’évolution technologique, médiatique et politique qui ne cesse de rapprocher les hommes et les cultures. Aujourd’hui on comprend mieux dans l’Espagne musulmane cette dimension qui va au delà de la simple conquête militaire, la vraie conquête, sans doute, il faut la chercher dans ce qu’on appelle l’interaction culturelle qui ne fut jamais aussi à l’ordre du jour, autour du bassin méditerranéen, que depuis une décennie. Ce qui s’est passé en Espagne au moyen âge, c’est nous tous que ça concerne, chrétiens, juifs et musulmans. L’interaction culturelle projette ainsi au premier plan la question de l’Autre, comment vivait-il dans cette partie de l’Europe islamisée ? quel était son statut légal ? quels sont les spécificités du discours qui prévalaient à l’époque ? En un mot comment l’identité était-elle perçue en Occident ?
A cette question, à la faveur d’une analyse de la condition de ceux qu’on appelle « Les gens du livre », le volumineux ouvrage qui date de la fin du XVéme siècle : Le Mi`yâr de Wancharissi apporte sa lumière.
Ainsi l’exode des musulmans d’Espagne vers le Maghreb et ses répercussions sont largement exposés par notre auteur. Il écrit par exemple : » Des musulmans d’Andalousie qui ont trouvé refuge au Maghreb après avoir abandonné tous leurs biens se retrouvent dans le dénuement et regrettent leur départ ; morfondus ils se répandent en paroles qui reflètent la tiédeur de leur foi. Ce n’est pour Allah ni son Prophète qu’ils ont pris le chemin de l’immigration, mais par amour des choses terrestres » [3]. Ce qui a le plus consterné Wancharissi c’est le renversement de la situation, c’est de voir que les andalous musulmans en viennent a dénigrer une terre d’Islam, c’est de les entendre dire regretter d’avoir immigrer et même préconiser le retour en Andalousie…Ce à quoi certains s’emploient, du reste, sans état d’âme. La consternation de Wancharissi vient de ce que les andalous ne sont pas arrêtés par l’idée de devenir des sujets de second ordre, quand l’Islam donne au musulman la certitude de sa supériorité vis à vis de l’infidèle, le « Dhimmi », tenu dans une dépendance permanente par les forces d’occupation. Cet état de fait découle du droit musulman médiéval et résulte de combinaison de deux principes :
Principe de l’Universalité de l’Islam considéré comme une religion faisant une part à la puissance temporelle et s’étendant a l’univers au besoin par la force.
Principe du statut dépositaire de la loi révélée (Chari `a) qu’à le Faqih, celui à qui revient la charge de combattre le relâchement de la foi chez les croyants et de réguler le despotisme du prince [4].
Comment concilier ces deux principes quasi-inconciliables ?C’est à quoi s’est heurté le droit musulman médiéval.
Au cours de cette période trouble du moyen-âge musulman les juristes de l’Occident musulman paraissent en difficulté dans leur effort de conjuguer ces deux principes. D’un côté la puissance temporelle de l’Islam poursuivait sa chute, de l’autre les moeurs tant des dirigeants politiques que de la population continuaient leur dérive. A ce désordre, les juristes ont répondu par un durcissement : Ce fut le temps de l’extrême rigueur. A titre d’exemple les juristes du Maghreb au XIVème siècle pouvaient prononcer une fatwa (avis juridique autorisé) condamnent à mort et réduisant en esclavage leur famille, les juifs reconnus coupables d’avoir vendu du vin à des musulmans [5]. Trois siècles auparavant ce commerce n’entraînait aucunement la même peine. Preuve nous est donnée à travers le recueil de Wancharissi et les écrits des juristes d’une sensible évolution des conditions de vie des non-musulmans en occident au moyen âge suivant le contexte historique.
S’ils voyaient d’un mauvais oeil les musulmans d’Andalousie sujets des rois catholiques, les juristes de Tunisie, trois siècles auparavant ne portaient pas le même regard sur la même question. Du Vème au XIéme siècle le séjour des croyants en « terre infidèle » était déjà à l’ordre du jour [6].On se demandait, par exemple, si l’investiture d’un magistrat musulman par un souverain chrétien si cette investiture n’altérerait pas la validité de ses jugements. Les juristes musulmans affirment que les arrêts rendus par les magistrats musulmans vivant en pays chrétien sont exécutoires, même en terre d’Islam. Il est vrai que la situation entre le Véme et le XIéme siècle a évolué d’une façon étonnante. La tolérance à l’égard des musulmans de Sicile ne s’étendait pas à ceux de l’Andalousie fraîchement immigrés.
Il faut dire aussi que les rois de Sicile faisaient preuve d’une large tolérance à l’égard des musulmans. S’ils les obligeaient à rester en Sicile, ils leurs accordaient en revanche un statut de protéger et respectaient leurs traditions religieuses et leur constitution juridique [7]. On ne peut pas dire autant des rois d’Espagne qui mettaient les « mudjeras » dans la contrainte d’écouter les sermons du prédicateur a l’église [8]. Et pourtant certains immigrés se permettent à dire : « Si le roi de Castille, disaient-ils, foulait cette terre, nous le prierons de nous ramener dans son royaume » [9].
Le Mi`yâr de Wancharissi se présente donc comme un recueil d’avis juridiques autorisés rendus au moyen âge par les juristes musulmans d’occident. Les quelques 2135 Fatwas qui viennent des quatre régions de l’occident musulman médiéval embrassent des cas d’espèces (Nazila) prononcés entre le IIIème (IXème) et le IXème (XVème). Wancharissi a tiré parti de sa vaste connaissance du droit musulman (rite malékite) et de son amitié avec les Gardissi pour, dans leur grande bibliothèque, puiser de quoi fournir matière à ses douze volumes de son Mi`yâr. A cet ouvrage il s’est attelé vraisemblablement en 890/1485 et c’est aux alentours de 911/1505 peu avant sa mort, qu’il y a mis le point final. Particulièrement prisé par les juristes de l’occident musulman pendant des siècles, ce recueil, il ne faudrait pas le tenir seulement pour une savante compilation de consultations. Il est agrémenté par son auteur de commentaires, d’observations, de citations qui sont loin de l’avoir dénaturé en faisant un traité théorique de jurisprudence. D’où l’intérêt considérable des juristes musulmans pour ce précieux instrument de travail. Ce qui lui donne encore plus de prix aux yeux des historiens et des sociologues modernes c’est la place, non négligeable qui y est faite aux conditions de vie au moyen âge dans l’occident musulman, aux rapports aux conflits sociaux.
De ce point de vue, le Mi`yâr joue comme un miroir, un reflecteur de la réalité historique de cette société. Les chercheurs occidentaux Européens modernes ne s’y sont pas trompés. Au début de ce siècle notre ouvrage fut soigneusement analysé par E. Amar et Levy Provençal qui ont appelé de leurs voeux une analyse plus poussée [10]. Le remarquable travail de Hady Roger Idriss s’est centré sur la question matrimoniale, du mariage, du divorce et cet auteur promet une recherche plus exhaustive autour du Mi`yâr. Il reste ce recueil, une clef irremplaçable pour la connaissance de l’occident musulman mais aussi par la compréhension de ses retards ou de ses progrès.
Sur les quelques deux mille six cents consultations du Mi`yâr, les « gens du livre » (Dhimmi) ne sont citées que cent cinquante et une fois soit 7% de l’ensemble des cas retenus dans le recueil. On peut les réunir sous six grands titres classés selon leur ordre d’importance.
Le quotidien = 38 cas. L’alimentation 13, l’habillement 7, les festivités 6, les marques distinctives 4, les ustensiles 4, les voyages 2, l’enseignement 2.
Le religieux = 36 cas. La construction ou la restauration des églises 12, les insultes envers le prophète 10, l’apostasie 6, la construction ou la restauration des synagogues 4, les controverses doctrinales 3, l’insulte de la Thora 1.
Les contentieux juridiques =28 cas. Les témoignages 13, les contrats 13, l’accusation calomnieuse 2.
Les hostilités =23 cas. Les prisonniers de guerre 9, la résidence des non-musulmans 4, le tribut 3, le refoulement d’un tributaire 2, l’homicide d’un tributaire 2, la vente des armes 1, le butin 1, les conflits 1.
Les affaires =16 cas. Achat et vente 11, les transactions 5.
La famille =10 cas. L’habitat 3, le mariage 2, les rapports entre voisins 2, l’incitation à la débauche 1, le rapt d’enfants 1, la religion des orphelins 1.
Il se dégage de ce tableau les remarques suivantes :
1- Si l’on considère le faible pourcentage des Fatwas qui se rapportent au ’’gens du livre » (7%) par rapport à l’ensemble des cas dans le Mi`yâr, il serait aisé de déduire une absence de tension entre les musulmans d’occident médiéval et les « gens du livre » placés sous leur autorité. Parmi les 151 cas auxquels Wancharissi s’est intéressé viennent en première ligne ceux qui sont relatifs à la vie quotidienne et religieuse.
2- A eux deux ils constituent la quasi-moitié des cas (74 sur 151). Les consultations dans ce domaine révèlent que les relations entre musulmans et « gens du livre » étaient bien solides et fructueuses. Celles qui relèvent de la religion témoignent, d’un épanouissement constant, en occident, de la foi chrétienne et juive. Et si les juristes musulmans s’efforçaient bien évidemment de décourager sans résultat la communauté musulmane de suivre les usages gastronomiques et vestimentaires des « gens du livre » et de s’associer a leurs festivités, leurs réponses à tout ce qui touchait la religion et notamment à ce qui est susceptible d’encourager les chrétiens et les juifs dans la pratique publique de leur foi ont toujours été fermes.
3- Ce qui ressort très nettement aussi, c’est combien les sociétés de l’occident médiéval, d’après l’image qu’en donnent les fatwas du Mi`yâr, sont marquées par leur lutte contre les chrétiens du Nord. Le sort des prisonniers chrétiens, le séjour des personnes originaires d’un pays en conflit avec les musulmans, ces questions s’ajoutant au commerce des armes, au prélèvement du butin constituaient un lit où venaient se jeter les autres litiges potentiels de la cité musulmane.
Il est difficile, dans ces conditions que les juristes du Moyen-Âge échappent à cette logique de guerre permanente. Guerre, il faut le reconnaître, dont la conduite par les politiques laissait à désirer. Les croisades et la Reconquista n’ont pas arrangé les choses, ce qui a fait le jeu des juristes au détriment des hommes politiques peu à la hauteur . Mais d’une façon globale les « Dhimmis », selon le Mi`yâr, ne représentaient aucun problème majeur.
Vus de l’intérieur de la cité musulmane, le souci qu’ils peuvent donner en apparence relève de certaines moeurs et coutumes. Wancharissi et bon nombre de juristes considèrent que les « Dhimmis » peuvent s’accommoder sans difficultés de la situation de tributaires où ils sont tenus. Le seul vrai problème d’ailleurs effleuré dans le Mi°yâr est celui de l’éventuelle collaboration entre les « Dhimmis » et les armées de la chrétienté, danger réel qu’un effort essentiellement politico-militaire est apte à circonscrire. Ces remarques permettent de définir l’enjeu de l’Islam médiéval en occident et son rapport à l’Autre, tel qu’il est indiqué dans le Mi`yâr : Comment, sans changer le mécanisme des rapports des sociétés médiévales et des communautés assujetties et sans rien toucher au rapport de force du système politico-militaire dans la cité musulmane, comment les musulmans d’occident pouvaient se renforcer numériquement, s’organiser institutionnellement et avancer culturellement ?
Le Mi`yâr, avec les Fatwas concernant les tributaires, nous montre que gagner un tel pari n’allait pas de soi car cela exigeait un effort de dépassement et d’innovation sur les plans juridique, social et intellectuel.
II – L’autre, l’identité et la tolérance troublée
Pour mieux illustrer cet enjeu de fond que nous révèle l’étude de la question des « Dhimmis » en occident médiéval les exemples abondent, nous pouvons citer quelques uns, puis analyser 3 cas de figures en ajoutant les détails qui expliquent le contexte historique et les signes d’un épuisement juridique et intellectuel non trompeurs.
1- On peut consommer le gibier provenant de la chasse d’un « dhimmi » [sans date, Andalousie].
2- Rien ne s’oppose à la consommation de la « Trifa » (viande illicite pour les juifs) et aucune sanction ne sera administrée au juif qui la vend aux musulmans [Xème S., Andalousie].
3- Le musulman peut faire ses prières dans des vêtements confectionnes par des chrétiens [XIIème S., ?]
4- A l’occasion de la Pâques, interdiction est faite au musulman de consommer des galettes offertes par leurs voisins juifs [XVème S., Andalousie].
5- Chaque groupe de chrétien expulsé d’Andalousie par l’émir des croyants a le droit de construire un couvent ou une église la ou il s’installe [XIème S., Andalousie].
6- Les chrétiens de Tunis construisent une nouvelle église et la surmontent d’un genre de minaret, ceci avec l’accord du grand juge [XVème S., Ifriquia].
7- Le conseil des juristes de Cordoue interdit aux juifs et aux chrétiens d’édifier des temples dans les villes musulmanes au milieu des musulmans [Xème S., Andalousie].
8- Une esclave confiée à un médecin n’en est pas responsable. On peut présumer de son innocence sur la foi de son serment de son innocence [X ème S., Andalousie].
9- Si un seul tributaire nuit aux musulmans, tous les autres perdent leur protection et leurs biens sont pris et assimilés aux butins [XVème S., Maghreb extrême].
10- On ne peut acheter les biens des musulmans qui sont demeurés à Pantellaria après sa chute aux mains des chrétiens (480/1087). Ces musulmans doivent être isolés commercialement [XI ème S., Ifriquia].
11- Un juif tributaire qui enlève des enfants musulmans et les vend aux ennemis est passible de la peine de mort [XIVème S., Ifriquia].
12- Les juifs possèdent des titres dressés dans les formes légales contre des musulmans et remontant à des douzaines d’années ne peuvent exiger un remboursement immédiat puisque le débiteur musulman prétend être quitte bien qu’il ne possède pas une preuve testimoniale. Le juge musulman doit apprécier chaque cas suivant les moeurs du créancier [XVème S., Andalousie].
Pour éclairer cet aperçu général du statut de l’Autre en occident médiéval et pour mieux saisir la fluidité de ce statut on peut lire les trois cas de figure suivants qui se rapportent, chacun d’eux , à un siècle et à un contexte différents :
1er cas : Un médecin juif du XIème siècle au Maghreb extrême porte turban, bagues, monte des coursiers, siège dans sa boutique sans montrer aucune des marques distinctes de tributaires, rivalisant d’élégance avec des notables musulmans les mieux mis. Réponse à ce cas qui est longuement discuté : Le juge, doit ordonner aux tributaires d’avoir des signes distinctifs s’ils désobéissent ils seront incarcérés, battus et promenés ignominieusement dans des lieux habités par des juifs et les chrétiens pour l’exemple. Car il ne faut pas que le tributaire fasse d’orgueil à l’égard du musulman.
2ème cas : Au XIIème siècle les musulmans d’Ifriquia se voient obligés de se ravitailler en blé en voyageant en Sicile et se soumettent aux lois des chrétiens qui gouvernent l’île. Réponse des juristes consultés : Ce voyage est illicite puisqu’il conduit à la soumission aux infidèles et au renforcement économique et militaire de l’ennemi surtout que les autorités siciliennes font fondre l’or des musulmans, y incorporent un quart de son poids d’argent et le convertissent en monnaie locale.
3ème cas : Au XIVème siècle le prince des croyants voudrait accorder des concessions aux chrétiens qui s’installaient dans le Maghreb extrême et en Ifriquia pour des raisons économiques. Réponse du juge consulté : Le prince peut accorder des concessions aux chrétiens experts en maçonnerie, arboriculture et irrigation, métiers dans lesquels les musulmans n’excellent guère et qu’ils n’exercent pas. Il y a là grand profit pour l’essor de la cité et leur installation, d’autre part, leur présence au milieu des musulmans est de nature à les affaiblir.
Le premier enseignement à tirer de ces trois cas de figure et des Fatwas qui les ont précédés c’est la confirmation de ce qu’on peut appeler « le relâchement culturel ». On prétend vouloir interdire toute forme d’égalité sociale aux tributaires et on finit par avouer la nécessité de les accepter dans la cité et de leur accorder des concessions.
C’est l’aveu de l’échec de la stratégie d’exclusion qui primait la juridiction médiévale musulmane des non musulmans. Et si cette stratégie n’était jamais égale, il n’en demeure pas moins qu’elle a été déterminée foncièrement par le rapport de force avec les armées chrétiennes d’Espagne et d’Europe et par le poids socio -politique interne des juristes musulmans. A la suite de la chute du califat Omeyyade de Cordoue (XIème siècle), les conflits avec le Nord ont continué à attiser la peur de l’Autre. Au milieu de ce contexte, la politique d’exclusion a eu raffermissement, comme se renforçait le système politico-militaire qui prévalait en occident musulman.
De là est née la rupture de l’équilibre interne de la cité médiévale qui fit perdre aux juristes leur statut de censeur et élargit la marge de manœuvre des politiques et des militaires.
Cette situation a favorisé le développement d’une tendance rationnelle au sein d’un nombre d’intellectuels musulmans, juifs et chrétiens. Mais elle n’a pu dépasser le cercle de quelques théoriciens demeurés minoritaires au sein d’une société très attachée à un juridisme très rigoriste. Crainte de l’ennemi venu de l’extérieur et système d’exclusion à l’intérieur ont permis à un esprit défensif de se faire une place peu à peu à tous les niveaux de la vie de la cité. L’esprit innovateur en a reçu le coup de grâce, et au lieu d’élaborer les nouvelles conditions d’un dépassement des usages des sociétés médiévales, l’occident musulman a sombré dans une torpeur, une inertie qui a eu raison du principe d’universalisme de l’Islam. Ce principe qui favorisa dans l’Islam classique l’ouverture intellectuelle, l’interprétation de la pensée persane et grecque, devient, conçu en termes de repliement frileux, principe d’un sectarisme des plus stériles.
L’Europe médiévale et occidentale allait, quant à elle, recréer plus tard une identité culturelle moderne grâce à un bouillonnement intellectuel dont l’un de ses moteurs étaient le rationalisme musulman d’Espagne médiévale. L’occident musulman se refermait sur lui à la recherche d’une thèse revivaliste et une identité culturelle « authentique ». On peut soutenir sans difficulté qu’a travers la question de « l’Autre » et son statut, se profile « l’identité de Soi ». C’est à partir de la situation des tributaires qu’on s’aperçoit des clivages de l’occident médiéval, quels étaient sa base doctrinale et les éléments décisifs de son blocage et de ses mécanismes ?
Pour mieux mettre à jour cette corrélation entre le statut de l’Autre et l’identité de l’occident musulman au moyen âge il importe de préciser l’aspect doctrinal de la question. Le message coranique insiste sur le fait que si l’enfer en ce bas monde consiste en la rupture des liens avec « l’Autre » (pris dans le sens large), par excès d’égoïsme, à une échelle plus grande la destruction de l’humanité peut être provoquée selon le Coran par l’extension des forces d’exclusion entre les sociétés et les groupes.
D’un autre côté et au niveau de la lecture du passé et l’interprétation de l’histoire, le texte fondateur en Islam présente l’appel du prophète Mohammed comme le dernier maillon d’une chaîne de messages divins. Certains aspects de ce message ont été modifiés mais la finalité et le fond ne sont en aucun cas remis en question. A ce propos le coran dit : « Dieu a choisi entre les mondes Adam, Noé, la famille d’Abraham et la famille d’Amran qui descendent les uns des autres »(Coran III/33). D’autres versets, représentant le tiers du Coran, mettront l’accent sur le fait que l’appel du prophète Mohammed n’est pas une nouvelle religion mais plutôt la continuation du message Abrahamique, dont il constitue le couronnement.
C’est en raison de ces deux considérations doctrinales que le texte fondateur en Islam a incité le croyant à renforcer sa communauté d’appartenance en l’engagent à apporter sa contribution à l’édification de la destinée humaine poursuivant en cela les efforts des prophètes et des sages. Mais avec l’ouverture de l’Islam conquérant sur le monde extérieur et l’élaboration d’un modèle impérial assez proche des systèmes de gouvernement Byzantin et Persan, alors en vigueur dans la région, ce modèle impérial militaire dans ses structures va trouver dans le corps doctrinal que nous venons d’examiner un élément favorable aux intérêts du pouvoir militaire d’une part, mais lequel élément d’autre part influera considérablement sur le statut des tributaires.
A cette forte présence du politico-militaire vis a vis de la référence doctrinale de l’Islam, s’ajoute un troisième élément généralement allie à la sphère religieuse mais qui pourtant s’avérera un contre pouvoir distinct et qui par son impact jouera un rôle décisif sur le statut des « Dhimmis » en Occident musulman. Il s’agit du domaine culturel pris dans un sens large qui englobe les sciences, la philosophie et la création artistique. Très dynamique au sein des deux communautés, il a fait de l’Espagne médiévale un creuset d’une inspiration créative. Un quatrième vient élargir ces trois pôles. C’est celui du pouvoir prétorien, celui qui prétend détenir la science du texte, l’interprétation, et la consécration du licite et de l’illicite [11]. C’est à lui que reviennent le commentaire et la décision à quoi se réfèrera la politique en général ou a quoi il réagira. Le culturel aura aussi à souffrir des avis des juristes mais il trouvera généralement avec astuce les moyens de les contourner. Ce schéma quadrilaire peut simplifier les éléments de base sur lesquelles va s’ériger le statut des « Dhimmis » en occident médiéval. Et c’est d’après l’interaction des ces quatre références que l’on peut comprendre la fluidité de ce statut bien représenté dans le Mi`yâr de Wancharissi. La référence religieuse qui s’est fondée sur un esprit de tolérance et d’ouverture sur l’Autre a été toujours présente à des degrés divers dans toutes les considérations politiques, culturelles et juridiques. Et c’est bien grâce à elle qu’aucune forme d’imposition d’ordre religieux n’a été signalée. Les très rares cas de persécution qui ont eu lieu après l’instauration du régime Almohade (XIIème S.) ne sont que l’exception qui confirme la règle en occident musulman. On peut dire donc qu’a l’égard des « gens du livre » leurs libertés spirituelles étaient sauves [12]. La théorie proclame que lemusulman commet une faute s’il dit au chrétien ou au juif « incroyant que tu es ». Cette tolérance était chose si nouvelle pour un moyen âge tourmenté par les haines confessionnelles qu’il devient compréhensible que l’on s’attaque d’une façon frustre à la personne du prophète Mohammed ou au Saint Coran [13]. Les anciennes habitudes butaient farouchement contre un nouvel état d’esprit presque inconnu en occident chrétien mais qui a su hériter de l’Arabie pré-islamique un genre de détachement vis à vis de la chose sacrée. Détachement qui s’est muté en consentement au pluralisme religieux avec un message coranique à vocation universelle [14].
La règle de mansuétude se manifestait en occident musulman à deux niveaux :
A un niveau socio-économique, la tolérance religieuse se traduit par la prospérité des « gens du livre » et leur poids dans les affaires et le commerce. Un nombre important de consultations du Mi`yâr soulignent la richesse des « gens du livre ». Nous choisirons la plus révélatrice : » Un juif habousse une maison au profit d’une mosquée de Cordoue au XIIIème siècle ». Les juristes musulmans consultés n’admettent pas ce habous.
A un autre niveau, la tolérance religieuse qui s’est manifestée au profit des musulmans joue aussi pour la conversion. Sans cette tolérance il est inconcevable qu’une poignée de guerriers musulmans arrive à conquérir des royaumes et assoit un pouvoir politico-social des siècles durant [15]. Bien qu’ils aient encouragé la conversion à leur foi, les musulmans, surtout en Espagne, ne se sont pas conduits en guerriers fanatiques de l’Islam [16].
III -Juridisme et ancrage historique
Sans vouloir s’étendre à ce qui n’est pas notre propos, sur la question culturelle, il n’en est pas moins vrai que la référence doctrinale y a trouvé un écho à ses principes et au soutien à ses démêlés avec les politiques et les militaires et parfois même avec les juristes au temps de leur apogée.
On peut citer deux exemples fort significatifs concernant surtout l’Espagne médiévale et l’importance de l’enjeu culturel dans un rapport intercommunautaire.
Le premier exemple est tiré du Mi`yâr : On demande aux juristes s’il y a moyen d’employer le papier fabriqué par les chrétiens pour écrire des textes en arabe où peut figurer des noms d’Allah sachant que dans le papier est reproduit en filigrane une croix. La réponse du juriste est : Que bien qu’il soit déconseillé qu’un chrétien (puisqu’il est impur) touche les écritures saintes cela ne peut être tenu pour un acte interdit . Si on procède par analogie on peut autoriser l’emploi de ce genre de papier pour les textes arabes surtout que la nécessité nous y oblige. Y porter le nom d’Allah c’est remplacer le faux par le vrai. Cet exemple nous montre combien les nécessités culturelles et scientifiques ont été bénéfiques pour une interaction entre musulmans et « gens du livre ». Le juridisme musulman de par sa conception des catégories des actes s’y est bien prêté. A part les deux pôles, l’obligation et l’interdit, il y a une marge de liberté très considérable où l’acte peut être réprouvé ou toléré ou bien conseillé. Cette effervescence de la vie culturelle va se faire sentir gravement dans la communauté. Dés le IXème siècle, un cordouan, Alvaro déplore en ces termes cette situation : « Mes coreligionnaires aiment à lire les poèmes et les oeuvres d’imagination des arabes, ils étudient les écrits des théologiens, non pour les réfuter mais pour se former une diction correcte et élégante … Tous les jeunes chrétiens qui se font remarquer par leur talent ne connaissent que la langue et la littérature arabes. Quelle douleur ! Ces chrétiens ont oublié jusqu’à leur langue religieuse » [17].
Une des consultations du Mi`yâr soulève la question, très significative, de la possibilité d’enseigner le Coran à des enfants chrétiens au kouttab. Et si les juristes s’opposent catégoriquement ils s’opposent aussi à ce que le maître du kouttab reçoive des présents à l’occasion des fêtes chrétiennes.
Si on se penche sur les deux autres pôles de référence on remarque que contrairement au modèle européen médiéval où le pouvoir politique et l’Eglise sont étroitement imbriqués, le système politique musulman et le système juridique en occident médiéval sont en lutte ouverte constante. Une lutte cyclique parfois sourde et parfois violente a permis aux « gens du livre » un certain nombre d’acquis au niveaux pénal, civique et politique, sans parler de la liberté religieuse, le statut de la famille et la liberté économique.
En ce qui concerne les systèmes juridiques musulmans il faut remarquer que ce qui les spécifie, concernant les tributaires, c’est le fait qu’ils ont été élaborés au cours de la deuxième moitié du IIème siècle de l’hégire c’est à dire à l’issue des conquêtes des armées musulmanes (la première moitié au Ier siècle). Les juristes se trouvèrent donc devant un fait accompli et placés devant des accords établis entre les princes, les chefs d’armées et les communautés non musulmanes. Leur juridiction n’était en fait qu’une forme d’aval à une politique qui n’était pas toujours en harmonie avec les principes de base qu’adoptaient les juristes au sujet des tributaires [18]. Le régime des tributaires variait selon les régions et les situations, et les princes estimaient généralement qu’il était préférable de gouverner les nouveaux royaumes sans introduire des changements et des bouleversements dans l’administration précédente Voir [19]. L’impôt de capitation lui-même, généralement en vigueur dans les pays nouvellement conquis n’est finalement qu’une reconduction d’usage très connus dans les sociétés médiévales et peut être dans la péninsule arabique prèislamique.
Suite à cet état de fait politique et en accord avec certains principes de la référence doctrinale, le pouvoir prétorien avec Abou hanifa (m.en 150 H) posera un premier jalon dans la voie de la tolérance vis avis des non-musulmans en général et des « gens du livre » en particulier. Le fondateur du rite hanafite considère que l’essentiel du message coranique est commun pour les musulmans, les juifs et les chrétiens : C’est la foi en un Dieu unique. Quant à la loi (charia) que contient chaque message elle peut différer d’un prophète à un autre sans que cela puisse affecter le fond commun de l’Unicité. Le grand théoricien accepte suite à cette thèse la coexistence dans la même cité musulmane de plusieurs communautés et donc de plusieurs « lois » [20].
La répercussion de cette démarche moniste sur la juridiction musulmane a été telle qu’elle fut adoptée avec quelques réserves par le rite malékite majoritaire en occident musulman. Même les non-musulmans par extension (Zoroastriens et autres confessions mineures) profitèrent d’un statut juridique comparable à celui des « gens du livre » [21]. Le rite malékite, se fondant sur un respect scrupuleux du patrimoine du prophète et de ses traditions à Médine, n’avait cure de faire un effort de théorisation, ce qu’avait pratiqué les hanafites. Ce rite se contentait de prêcher un éloignement constant, à l’exemple de son fondateur, des autorités politiques [22]. Cette indépendance envers le prince et sa cour permettait aux malékites de garder leur distance vis à vis de leur politique surtout quand elle outrepassait les convictions traditionnelles. Avec les « gens du livre », le rite malékite, tout en respectant le cadre général du statut des tributaires procédait par la méthode du cas par cas. Cette méthode lui épargnait la compromission dans des cas d’insurrection contre les pouvoirs en place. La devise malékite était : « Mieux vaut dix ans de despotisme qu’une révolte génératrice d’une heure d’anarchie ».
Mais cela n’empêchait en rien les juristes musulmans d’occident d’être critiques, pas plus que ça ne gênait outre mesure les princes. Le pieux savant « Al quarawi » ancien compagnon du sultan « Ibn lihyâni » (1311-1317) interpela celui-ci quand il le vit entouré de sa garde chrétienne « cela ne t’est pas permis, Dieu a interdit de faire appel au service d’un polythéiste ». Le prince répondit « oui » simplement et s’éloigna ][23]. C’était là pour les juristes malékites des irrégularités mais qui resecondaires. L’essentiel pour eux est que les prérogatives du prince soient bien remplies. Ce qui importe c’est l’application de la loi dans les terres d’Islam. Quant à l’établissement des liens serrés avec l’empereur romain d’orient contre son « ennemi » abbasside de Bagdad, il n’affectait pas foncièrement sa fonction de prince des musulmans. Cela nous amène finalement à souligner à quel point le système politique musulman d’occident était laïque. Pour le calife et les rois de clan (los reyes de taïfas) la religion est un instrument politique. Ils pouvaient lever une armée essentiellement formée de mercenaires chrétiens. Le triomphe de la croix n’est pas l’objectif poursuivi dans le camp adverse : Ainsi Rodrigue Diaz de Bivar, maître de Valence et de Sarragosse islamisés, continue à faire appliquer la loi coranique. Le contexte politico-militaire était contraignant, la faiblesse du soutien populaire aidant, les princes musulmans de l’occident ne s’estimaient pas investis d’une mission religieuse. A l’exception des princes de l’Islam saharien pur et dur qui d’ailleurs persécutèrent les « gens du livre » tenus pour les complices des espagnols du Royaume du Nord, à cette exception le prince musulman n’est pas considéré comme le représentant de Dieu. Il n’a pas la compétence législative reconnue au monarque chrétien, pas plus qu’on lui attribue le privilège de l’infaillibilité comme au souverain pontife.
Pour les juristes musulmans, le prince était « nécessaire » pour l’ordre politique dans la cité musulmane, son rôle consistant à ne laisser à aucun prix l’anarchie s’installer quitte, pour cela à sortir de la légalité. Cette conception engendre une tension incessante dans la cité entre le « vrai » (symbolisé par la loi révélée) et le » nécessaire » (pouvoir dominant) que le droit musulman n’a pu dépasser par l’appel à l’innovation et la légitimité. Faute d’autorité à vocation religieuse et faute de pouvoir fort par la suite, les principes d’occident musulman ne pouvaient mener qu’une politique apparemment intégriste vis à vis des chrétiens ou des juifs. Mais ils faisaient -par ambition ou par manque d’attaches populaires-des options politiques qui favorisaient leurs sujets juifs et chrétiens. Ce qui rendait la situation des juristes des plus difficiles. Car que pouvait faire un juridisme amoindri par sa conception de simple censeur vis à vis d’un pouvoir politique qui manque de légitimité réelle et vis à vis d’une contestation toujours forte par sa prétention à représenter l’idéal trahi.
De ces remises en cause cycliques c’est la notion d’identité qui en pâtit, notion désormais figée. L’Autre n’est que l’étranger et le barbare qu’il faut exclure ou soumettre. C’est ainsi que la perception du droit musulman continua à appréhender l’identité comme négation de l’Autre, bien que dans le vécu et le culturel on ait franchi ce stade puisque la synthèse en vue d’un ressourcement avec l’Autre s’est opérée. Sur le plan conceptuel, on assiste à une forme de collusion, entre état et communauté de foi, une osmose qui a défini la question de l’identité et donc la question de l’Autre. On n’est plus très loin de la croyance antique qui vénérait les divinités de la cité ou de la tribu et considérait que toute conversion est un acte de rébellion [24].
Ceci, bien qu’après le message du Christ, le prophète Mohammad ait renforcé la notion de conscience religieuse, laquelle soutient l’individu qui choisit librement sa communauté de foi et s’ouvre ainsi par le biais de l’universalisme aux cultures du monde.
Faillir à cette démarche a été l’une des principales tares du juridisme musulman en occident médiéval. Il a permis à l’esprit théologico-politique antique de reprendre le dessus. Cela affectera toute l’évolution de l’identité culturelle musulmane et jettera la société dans les bras de ses vieux démons puisqu’elle ne savait pas au juste ce qui la rend supérieure aux autres.
IV-Conclusion
Le statut juridique des « gens du livre » en occident musulman dont nous venons d’exposer les principales bases et de voir les multiples facettes, pour être saisi, doit être embrassé dans son ensemble, autrement dit sous les aspects juridique, politique et culturel sans lesquels on court le risque de tomber dans une perception morcelée. Une telle interprétation est inexacte et ferait des juristes musulmans du moyen âge des persécuteurs des »gens du livre ». Nous ne prétendons point que la situation des « gens du livre » a pu s’affranchir des pressions médiévales et ses pesanteurs, mais nous nous sommes efforcés de restituer ces relations dans leur contexte historique et de signaler quelques repères.
Si des facteurs -apparemment religieux- jouent dans l’intolérance (les almohades à leurs débuts) il faut, à notre sens, chercher dans les soucis politiques les raisons de cette brève intolérance. La thèse selon laquelle le statut des »gens du livre » n’est qu’un résultat direct de la « Guerre Sainte »qui serait animée d’une volonté d’humiliation et imbue d’arrogance nous parait très peu défendable.
Les documents que nous avons consultés, et le Mi`yâr en premier lieu démontrent que la constante historique est tout autre. L’idée de base de cette thèse que l’Islam mêle « Etat » et « Religion » est encore moins évidente pour l’histoire de l’occident musulman. Cette histoire nous parait très imprégnée par une vision dualiste qui rend autonome le politique tout en considérant l’Islam comme religion civile de référence, donc comme fondement de la remise en cause du pouvoir politique en place. La vie culturelle rayonnante de l’occident musulman est là pour attester que l’Autre était bel et bien influent, car sans cette interaction comment expliquer la coexistence et la tolérance qui ont fait de l’Espagne un modèle en Europe et que l’Inquisition a essayé farouchement de combattre.
Pour finir on peut dire que l’étude du statut de l’Autre est un critère qui peut permettre de saisir la nature de l’identité de l’Islam médiéval en occident moderne . Cette étude doit dépasser la perception réductrice que le 19ème siècle avait de l’Islam et de l’Europe prise comme terme de référence pour juger du profond retard des autres cultures.
Aujourd’hui à l’heure où nous quittons le temps des civilisations [25], combien sommes nous éloignés de cette conception qui poussa le roi Philippe III d’Espagne, qui en 1609 se résout, pour en finir avec les morisques, a renvoyer cinq cents mille d’entre eux (plus du vingtième de la population)au Maghreb ? Trois siècles et demi plus tard l’église catholique à l’occasion de Vatican II approuve la liberté religieuse. Le Moyen-Âge chrétien a été trop long à admettre l’identité de l’Autre [26].
Au sujet du monde musulman on a tendance parfois à penser que certains efforts ont été accomplis mais on découvre facilement que la trame du fond culturel et politique exige bien des changements. On continue à dire comme disaient les contemporains de Wancharissi quand on parlait des chrétiens : « Aujourd’hui ils n’osent manquer à leurs engagements et ne trahissent pas les musulmans qui voyagent à bord de leurs navires car l’émir de Tunis est fort et respecté« . Le rêve d’un guerrier et conquérant ne cesse de se manifester quand on parle de l’Autre.
- [1]WANCHARISSI né à Tlemcen (Algérie) en 834/1430 a résidé longtemps à Fès où il mourut en 914/1508. Son oeuvre, le Mi`yâr a été édité une première fois à Fès en 1897 et une seconde chez » Algharb al islami, Beyrouth,1981.↩
- [2]OMAR II gouvernera de l’année 99/719 à 101/721. Il ordonna à son gouverneur de l’Espagne de continuer la conquête et de proposer une administration nouvelle des territoires conquis. Certains ouvrages lui prêtent l’intention de se retirer de l’Espagne voir par exemple : Maqqarî, Nafh at-tîb, Beyrouth 1968 ,T III p.15.↩
- [3]Mi`yâr, TII p141↩
- [4]Pour plus de détails voir à titre d’exemple :
Ibn qudâma, Al-mughnî,Dar al manar,3éd, 1367 H.
Zaydân Ab.,Ahkâm addimiyyîn fî dâr al islâm, Maktabu al qods, Dar ar risala, 2éd, 1982.
CAHEN C., L’Islam et les minorités confessionnelles au cours de l’histoire, table ronde, n°126, juin 1958.
FATTAL A ., Le Statut légal des non musulmans en Islam, Beyrouth 1956.
LEWIS B., Les tributaires en occident musulman médiéval, in Mélanges d’islamologie, Leiden E.J.BRILL, 1974.
WANDENBURG J.D.J., Jugement des musulmans sur les religions non islamiques à l’époque médiévale, actes du 8ème congrés univ. euro. arab. et islam.1976.↩ - [5]Mi`yâr, TII p199.↩
- [6]Mi`yâr, TII p133.↩
- [7]VERNET J., Le tafsir au service de la polémique anti-musulmane, in Studia islamica XXXII.↩
- [8]Ibid.↩
- [9] Mi`yâr, TII p119.↩
- [10]AMAR E., Archives marocaines, XII Paris 1908, Provençal, L’Histoire de l’Espagne musulmane, TIII p 116.↩
- [11]Lajili J., Histoire juridique de la Méditerranée, publications scientifiques tunisiennes,Tunis,1990.↩
- [12]Voir E. I. Art.Kafir, TII, 1927,pp 658-660.↩
- [13]ARMAND A., La Djizia, in Studia islamica XXXII.↩
- [14]TALBI M., Al Hurriya ad diniyya bi -l-andalous,in Dirasat andalusia, n° 7, Janvier 1992. Voir aussi E.I. Art. Nasara, T III ,1936,pp 906-913.↩
- [15]LAMINE I., Al Arab lam yaghzû al andalous, Dar Rais, Londres,1er Ed 1991.↩
- [16]BRISSAUD A., Islam et chrétienté:13 siècles de cohabitation, Paris, Robert Laffont 1991.↩
- [17]Ibid.↩
- [18]SAID R., Mafhum al jama`ât fi l-islam, Dar at -tanouir,1ere éd .Beyrouth 1984.↩
- [19]E.I.Art. Djizia, T II,1965, pp 573-581 et Art.Dhimma T II,1965, pp 234-236.↩
- [20]Abu Hanîfa, Al`âlim wa-l-muta`allim, Ed Kawtari, le Caire, 1368 H.↩
- [21] Zaydan op. cit.↩
- [22]BOUHDIBA Ab., Islam Maghrébin, in RTSSn° 4, Tunis, 1965.↩
- [23]BRUNSCHVIG R., La Berberie orientale, Paris, T I 1940.↩
- [24]TALBI M., `Alâqât bayn Ifriqia wal andalous fil qarn al thâlith,in Cahiers de Tunisie, T. XVIII, n° 69-70,1970.↩
- [25]TALBI M., Religions liberty a musulim perspective, in Islamo Christiana, n°11, 1985,pp. 99-113.↩
- [26]Voir par exemple l’un des plus récents messages du Pape J.PAUL II 1989 : Pour construire la paix, respecter les minorités.↩