Le Jardin d’Orient, Martine Le Coz, Editions Michalon, 2008
Non, il ne s’agit d’un livre de plus sur l’orientalisme. Mais d’un roman très documenté, d’une écriture fluide, consacré aux quatre années (1848-1852) que l’Emir Abdelkader, homme politique algérien, et mystique musulman, passa en captivité en Touraine, durant son exil forcé en France, avant d’être conduit par le prince-président Louis-Napoléon Bonaparte à Brousse, en Turquie. L’émir rejoindra ensuite le Liban, puis Damas, en 1855. Il s’installera dans la maison de son maître spirituel Ibn ‘Arabî, où il mourra, en 1883.
Le roman de Martine Le Coz, également auteure de biographies romancées consacrées à William Turner ou à Gilles de Retz, nous raconte la rencontre entre l’abbé Robion et Abdelkader. Cette rencontre eut lieu il y a plus de 150 ans, à Amboise, la ville où vit la romancière. C’est donc un lieu qu’elle connaît bien, et qu’elle nous rend familier, tout en montrant à quel point cette rencontre fut un moment exceptionnel, qui pourrait nous être contemporain. Car l’abbé, qui incarne le catholicisme, va vers le prestigieux captif musulman avec une certaine appréhension. Et cette appréhension nourrit la mécompréhension. Puis suit la fascination. Car ici, à Amboise, « le chef arabe s’afface (…) Reste la présence puissante d’Abdelkader » (p.78). Et cette présence est rendue tout au long du roman, dans une langue claire, efficacement empathique, tout en subtilité. Voici comment Martine Le Coz raconte la rencontre entre l’abbé et l’émir prisonnier, présentés l’un à l’autre par le capitaine Estève Boissonnet :
« Le capitaine frappa, la fameuse porte s’ouvrit. Alors, l’abbé découvrit Abdelkader : des yeux, un poitrail blanc. Les yeux : peut-être bleus, peut-être du khôl autour. D’abord une force. Puis la vision magnifiée par les rebonds des silhouettes en burnous derrière lui, une fusion lente, moirée. Il pensa à l’émergence d’un nouvel Elément, sans équivalent, fait de mémoire confiante et d’oubli.
L’abbé ébaucha le geste de se signer. Le regard d’Abdelkader l’arrêta. » (p.79)
On constate dans ce passage que la romancière fait à la fois appel à ses connaissances historiques et à son imagination. Ici, l’imagination sert à donner vie aux personnages, à étoffer leur psychologie, à nous rendre palpables leur âme.
Martine Le Coz poursuit sa narration :
« Boissonnet salua l’émir à sa manière de soldat ; l’abbé s’inclina presque malgré lui. L’émir, non. Nul mouvement de sa part. Nulle altération de sa face très blanche. Sans y penser, l’officier présenta le curé d’Amboise au prisonnier, et non le contraire. « L’émir reçoit l’hommage, pensa le prêtre avec effroi. Celui-ci est le seigneur du château et le maître des hommes. »
Mais à peine eut-il pensé, senti, à peine eut-il craint, que la porte s’était refermée » (p.79-80)
Ressort de cette rencontre, rendue de manière romancée, le rapport de force, inversé, entre les deux hommes de religion. Peu à peu, ce rapport de force va disparaître, et laisser place à un dialogue d’égal à égal. Ce livre témoigne de l’équivalence des croyances lorsque les hommes sont bienveillants. L’épigraphe du roman est d’ailleurs cette citation coranique :
Point de contrainte en religion. Coran, II, 256.
Le lecteur intéressé par l’histoire des relations franco-algériennes au milieu du 19ème siècle pourra ne pas se satisfaire de cet ouvrage, mais celui que le soufisme attire sera comblé, tant la doctrine et la pratique spirituelles d’Abdelkader se trouvent ici fidèlement rendues. Les poèmes de Hallâj, d’Ibn ‘Arabî, d’Ibn al-Farîd sont cités. On regrette que ceux d’Abdelkader ne le soient pas. Mais il est vrai que l’œuvre de ce mystique reste aujourd’hui méconnue, enfouie sous la figure de l’homme politique au destin peu ordinaire.
Le roman de Martine Le Coz est une jolie porte d’entrée dans la vie de l’Emir Abdelkader. Celui qui la franchit aura sans doute envie de poursuivre l’aventure en allant directement à la rencontre des textes, chroniques et poèmes, du soufi.
Ce roman invite aussi, par sa bibliographie, à d’autres lectures, comme celles des ouvrages de Mohammed Arkoun et d’Eva de Vitray-Meyrovitch… Grâce à Martine Le Coz, l’Emir Abdelkader est désormais, et pour l’éternité, en bonne compagnie.