Sommaire du dossier : 2008-2010 : Vivre ensemble
- Musulmans et chrétiens, modalités du vivre ensemble.
- Alliance avec Abraham et Pactes du Coran M J Horchani GRIC Tunis
- Les « égarés » dans le Coran A. Nouira GRIC Tunis
- A la rencontre de l’autre
- Vivre ensemble : droit à la résistance,devoir du dialogue S.Lajmi
- Lieux de culte : regards croisés A. Makni GRIC Tunis
- Vivre ensemble : une attitude intérieure, un chemin pour grandir Par Nadia Ghrab-Morcos Gric Tunis
Par Ayssen MAKNI, GRIC Tunis
Les projets de construction de mosquées en Occident[i], ou d’églises dans les pays musulmans[ii], se heurtent aujourd’hui à de nombreuses oppositions. Les levées de boucliers, qui accompagnent les projets d’édification de ces lieux de culte en « terre étrangère », s’expliqueraient par le fait que ces lieux sont chargés de symboles et que ce qu’ils symbolisent pour les uns diffère de ce qu’ils symbolisent pour les autres.
Ainsi, pour les musulmans, la mosquée est « l’endroit le plus respecté, le plus aimé, où les croyants accourent cinq fois par jour pour y accomplir leurs prières, se purifier et se rapprocher de Dieu. (…). Les musulmans y viennent aussi bien pour leur culte que pour leur culture. On y acquiert les connaissances du cœur comme celles de l’esprit, celles de ce monde comme celles de l’au-delà. C’est dans le creuset de la mosquée que se ressoude chaque jour l’unité de la Communauté, qui, par sa prière commune, en rangs serrés, gomme les différences générées par l’avoir, le savoir et le pouvoir»[iii]. La mosquée est, pour les musulmans, un espace sacré. Les mosquées ont été célébrées de nombreuses fois dans le Coran ; ceux qui les construisent ou les fréquentent y sont évoqués en termes élogieux. La mosquée est la maison que Dieu a permis d’élever, où Son Nom est évoqué, où les hommes célèbrent Ses louanges. La mosquée a été également un lieu de transmission du savoir, puisqu’elle a joué un rôle de sanctuaire de la science, d’école et de bibliothèque.
Mais pour les opposants à la construction de mosquées dans les pays occidentaux, ces édifices religieux évoquent une affirmation de l’islam dans l’espace public : l’islam, la religion de l’Autre se veut plus visible. On retrouve cette même idée chez les partisans suisses de la loi contre les minarets[iv] : ces édifices étaient perçus par eux comme le symbole d’une volonté de domination, d’un désir des musulmans de prendre le contrôle de l’espace dans lequel ils se sont installés. Certains y ont même vu « le symbole d’une revendication de pouvoir politico-religieuse, qui conteste les droits fondamentaux d’autres personnes ».[v]
Paradoxalement, de l’avis de ses constructeurs et pour respecter la sensibilité des uns et des autres, le minaret que l’on projetait de construire en Suisse n’était ni fonctionnel ni symbolique, en ce sens qu’il était peu élevé, non accessible et non destiné à l’appel à la prière. Il faut rappeler que pour la plupart des musulmans, il est difficile de concevoir la construction d’une mosquée sans minaret. En effet, même si l’islam des origines ne connaissait pas le minaret, ce dernier est devenu au fil du temps symbole de l’islam. C’est le symbole de l’ascension spirituelle. C’est lui qui permet de signaler le positionnement de la mosquée.
Outre la question de la visibilité et de l’occupation de l’espace public, les témoignages de ceux qui, en Occident, s’opposent à l’édification de lieux de culte musulmans révèlent une inquiétude face à l’immigration ; le désir de construire des mosquées suggère pour eux un enracinement durable de l’Autre : l’étranger, l’immigré que l’on pensait installé de façon temporaire, ne semble plus vouloir partir ; il semble au contraire vouloir s’établir de façon définitive, prendre ses marques, s’affirmer, revendiquer des droits nouveaux … Ici, des considérations d’ordre économique, politique et idéologique s’entremêlent. Certains parlent d’islamisation rampante. D’autres évoquent la crainte d’une islamisation du quartier où l’édifice serait construit, avec risque de chute des prix de l’immobilier et des risques d’affrontements. D’autres encore considèrent manquer de garanties, quant à l’acceptation sans restriction par ces populations immigrées du droit civil appliqué dans le pays d’accueil et ont peur de l’introduction par ces étrangers d’un système alternatif de droit.
Qu’il s’agisse des minarets suisses, de la mosquée prévue sur un terrain berlinois (qui appartenait à une fabrique de choucroute sous l’Allemagne communiste) ou du Centre Islamique de New York[vi], ce sont globalement ces mêmes craintes qui sont exprimées par ceux qui s’opposent aux projets de construction de tels édifices, autant de craintes nourries par les images transmises quotidiennement par de nombreux médias occidentaux, qui présentent l’islam comme une menace pour l’Occident. Cette représentation de l’islam, faite par des magazines et des journaux télévisés occidentaux, expliquerait pourquoi les projets de construction d’un temple bouddhiste ou hindou, s’ils peuvent susciter des oppositions de voisins dans les pays occidentaux, soulèvent rarement une levée de boucliers, comme c’est le cas pour les mosquées. Il existerait donc une spécificité des réactions face à des implantations musulmanes. Ces réactions s’alimenteraient des craintes que nourrissent quotidiennement les images que transmettent les médias sur les turbulences qui agitent différentes régions du monde musulman et les prêches parfois haineux d’imams extrémistes ; mais elles ont certainement des racines dans l’Histoire : croisades, conquêtes ottomanes, colonisation…
A tout ceci s’ajoute la conscience des difficultés que connaissent actuellement des communautés chrétiennes pour ouvrir des lieux de culte ou même mener une vie religieuse normale dans des pays musulmans ; une question revient souvent : qu’en est-il de la construction d’églises en terre d’Islam ?
De nombreux opposants aux projets de construction de mosquées en Occident sont profondément convaincus qu’il est impossible de bâtir une église en terre musulmane. Ils ont pour la plupart en tête l’exemple extrême de l’interdiction de tout lieu de culte non musulman en Arabie Saoudite. Pour les partisans convaincus de la réciprocité entre le Christianisme et l’Islam, il n’y a pas de raison de construire des mosquées en Occident, si on n’a pas le droit de construire des églises dans les pays musulmans. En réalité, il y a de nombreuses églises en terre musulmane ; si certaines d’entre elles sont des vestiges du passé (notamment au Maghreb, où l’on continue à pratiquer le culte dans des églises construites il y a plus de cent ans), il y a dans les pays musulmans des constructions d’églises nouvelles (notamment dans les pays arabes du Golfe). Selon une étude menée sur le sujet, il en ressort une image contrastée, avec de fortes variations d’un pays à l’autre, mais aussi la conscience que les situations dans les différents pays évoqués ne dépendent pas que des textes légaux ; en effet, plusieurs facteurs y jouent un rôle, parmi lesquels « la nature plus ou moins autoritaire du régime, l’adoption ou pas d’un discours officiel religieux islamique, l’existence d’une opposition islamiste radicale et la stratégie adoptée à son égard, la stabilité économique et sociale du pays et, enfin, le nombre et les caractéristiques des communautés chrétiennes présentes sur le territoire ». [vii]
Les projets de construction d’églises dans les pays musulmans se heurtent eux aussi à des oppositions. Parmi les ulémas, il n’y a pas de consensus autour de la légitimité d’édifier des lieux de cultes chrétiens en terre musulmane. Le cheikh Yûsuf Al-Qaradâwî, actuel président de l’Union Internationale des Savants Musulmans, a émis une fatwa autorisant, sous certaines conditions, la construction d’églises en terre d’Islam. Il s’est basé sur l’avis de l’Imam Abû Hanîfa Al-Nu’man Ibn Thabit[viii], avis qui contredit l’opinion des savants malikites, hanbalites et chaféites. [ix] Si certains ulémas ne voient aucune objection à l’édification d’églises nouvelles en terre d’Islam, d’autres appellent à la préservation des lieux de cultes non musulmans, bâtis avant la conquête musulmane, mais s’opposent à la construction de nouveaux espaces de prière pour les chrétiens, sur les terres dorénavant musulmanes.
Au-delà des débats des théologiens, pour certains musulmans, les églises construites en terre musulmane, dont certaines ont été bâties avant l’avènement de l’islam, sont le symbole du colonialisme ; un colonialisme ancien comme au Maghreb, mais dont certaines blessures n’ont pas encore cicatrisé, ou un colonialisme plus récent, avec « l’invasion » de l’Irak et de l’Afghanistan. C’est le signe de leur faiblesse, de leur asservissement, voire de leur déshonneur. Là aussi, des symboles s’opposent. En effet, pour les chrétiens, « l’église est la maison des fidèles et sa configuration doit permettre les cérémonies de la liturgie, mais aussi le recueillement de chacun. C’est également la maison de Dieu par sa consécration ».[x] D’ailleurs, « le même terme désigne, à la majuscule près, et les édifices destinés au culte du Christ et la communauté de ses disciples. Cette identité d’appellation traduit la relation symbolique selon laquelle l’église figure le corps mystique … »[xi].
Ainsi, là où certains ne voient que lieu de recueillement, de culte et de cérémonies religieuses, d’autres voient le symbole de leur avilissement, de leur incapacité, de leur sous-développement. Plus grave encore, pour certains opposants à l’édification de lieux de cultes chrétiens dans les pays musulmans, les églises sont associées aux efforts d’évangélisation des prédicateurs chrétiens et à l’apparition du phénomène des « Chrétiens du golfe » et des « Chrétiens du Maghreb ». Le prosélytisme chrétien et son corollaire, la conversion de musulmans au christianisme, sont très mal vécus en terre d’Islam. Pour ménager la susceptibilité de la population locale, mais également par crainte de certaines réactions extrémistes, les églises nouvellement construites le sont souvent dans des endroits quelque peu isolés, et ne comportent le plus souvent ni clocher ni croix à l’extérieur. Tel est le cas de l’église catholique qui a été construite au Qatar en 2008 et qui était la première église à être bâtie dans ce pays. Si certains occidentaux ont accueilli avec bonheur la construction de cet édifice, y voyant un signe d’ouverture et de tolérance, d’autres se sont contentés de souligner le fait qu’une seule église pour plus de 100 000 chrétiens était très peu[xii], notamment en comparaison au nombre de mosquées en Occident, relativement au nombre de musulmans y résidant.
Au total, autour des projets de construction de mosquée en Occident, ou d’églises en terre musulmane, des concepts différents, liés à la visibilité, à la réciprocité, au rapport à l’Autre se confrontent : Pas de minarets en Occident / Pas de croix ou de clocher en terre d’Islam ; Invasion coloniale / Immigration d’implantation ; Prosélytisme / Introduction de systèmes alternatifs de droits…
Une autre question mérite d’être abordée. Quel traitement est fait aux lieux de culte dans les pays où l’Autre n’est pas un étranger mais un autochtone (églises coptes en Egypte, mosquées en Serbie….) ? Depuis quelques temps déjà, le vivre ensemble et le multiculturalisme sont mis à rude épreuve. Les lieux de culte font souvent les frais des crispations entre les communautés. Ainsi, en 2004, la mosquée de Belgrade a été fortement endommagée, à la suite des tensions qui ont opposé Serbes (Chrétiens orthodoxes) et Albanais (Musulmans) au Kosovo. En Egypte, il est devenu quasiment impossible d’obtenir une autorisation pour construire un nouveau lieu de culte pour la communauté copte. Pire encore, en Irak et en Egypte, on a été témoin d’attentats meurtriers visant des églises. Une tendance à la constitution de sociétés mono-culturelles et mono-cultuelles semble se dessiner. La politique d’épuration ethnique en Bosnie-Herzégovine, avec ses déplacements de populations, ses expulsions des populations indésirables, mais également ses nettoyages culturels à travers l’effacement par les autorités serbes de toute trace de la culture non-serbe (villes renommées, imposition de l’alphabet cyrillique dans les institutions publiques…)[xiii], en sont un exemple édifiant. De même, l’exil massif des chrétiens d’Irak, d’Egypte et de Palestine, vers des pays où leur religion est majoritaire, s’expliquerait par les pratiques de discrimination voire d’exclusion faites, dans leur pays d’origine, par les musulmans à l’égard des adeptes de la foi chrétienne.
Par ailleurs, dans des pays qui se veulent à traditions multiculturelles, on assiste de plus en plus à une juxtaposition, voire une « ghettoïsation » des communautés, plutôt qu’à leur interpénétration.
Toutefois, des personnes se mobilisent pour inverser cette tendance. Ainsi, en France, à Bussy-Saint-Georges, on est témoin de la réalisation d’un projet unique en Europe : la construction côte à côte d’une mosquée, d’une synagogue, d’une pagode et d’un centre culturel arménien qui viennent se joindre à des édifices religieux déjà existants : deux églises et une pagode bouddhiste. De même, dans la banlieue de Stockholm, il est prévu de construire une nouvelle mosquée, sur un terrain attenant à une église. On a également planifié d’une part l’édification d’un hall d’accueil en verre pour relier l’église et la mosquée, d’autre part le partage de certains locaux par les communautés religieuses. Enfin, en Martinique, la commune du François aurait réuni une église et une mosquée dans un même lieu : la Mosquée-Eglise Saint-Michel, archange vénéré par les Eglises chrétiennes mais également cité dans le Coran. A ce propos, il est important de rappeler qu’ily a eu des précédents historiques pour ce type de coopération : au septième siècle, chrétiens et musulmans avaient prié ensemble à Damas. Plus tard, au moment des croisades, il a été affirmé que, lorsque les croisés prenaient possessiond’une cité, « certaines mosquées [étaient] conservées pour leur usage, mais la plupart [étaient] transformées en églises ; beaucoup [retournaient] alors à leur état primitif d’églises après leur transformation en mosquées suite à la conquête musulmane. Certains édifices [étaient] utilisés conjointement par les chrétiens et les musulmans ».[xiv] Plus récemment, en Algérie, les moines de Notre Dame de l’Atlas avaient cédé à l’imam du cru un bâtiment transformé en mosquée provisoire.[xv]
Il ne serait donc pas utopique de croire qu’en promouvant le dialogue et l’échange entre les différentes communautés et en œuvrant pour que les lieux de culte ne cristallisent plus les crispations identitaires et les tensions communautaires, les mosquées et les églises ne seraient plus perçues que comme des lieux de recueillement et partage, comme des havres de paix et de lumière.
Nous y ressentirons alors tous, musulmans et chrétiens, un sentiment d’apaisement et de sérénité, à l’instar du poète Abdellatif Laabi qui clamait « il faisait bon et clair dans la cathédrale de Bourges, je m’y sentais le cœur léger comme dans les mosquées de mon enfance ».[xvi]
[i]Le terme « Occident » désigne dans ce texte les pays d’Europe et d’Amérique du Nord dans lesquels le christianisme est considéré comme étant la religion majoritaire.
[ii]Les expressions « pays musulmans », « terre musulmane » et « terre d’Islam » sont utilisées dans ce texte indifféremment pour désigner les pays dans lesquels l’islam est considéré comme la religion officielle ou majoritaire (plus particulièrement les pays arabes du golfe et du Maghreb).
[iii]GARAUDY Roger (1985). “Mosquée, miroir de l’islam ». Les éditions du Jaguar, pp 5-6.
[iv]Une initiative populaire, lancée en mai 2007 en Suisse, a abouti au vote en novembre 2009, puis à l’inscription dans la Constitution de ce pays de l’interdiction d’y construire des minarets.
[v]Il s’agit notamment du conseiller national zurichois de l’Union Démocratique du Centre, Ulrich Schüler, membre du comité de l’initiative.
[vi]Le Centre Islamique de New York est également appelé Mosquée Ground zero, en raison de la proximité de l’emplacement prévu pour ce centre du lieu où étaient érigées les tours détruites au cours de l’attentat du 11 septembre 2001.
[vii]HAENNI Patrick et al (2009). “Les minarets de la discorde », Infolio.
[viii] C’est sur l’enseignement de ce théologien et législateur qui a vécu à Koufa (699-767) en Irak, qu’est fondé le hanafisme, la plus ancienne des quatre écoles sunnites du droit musulman ou sa jurisprudence.
[ix] Il s’agit des adeptes et partisans des trois autres écoles sunites.
[x]LEVY Louis, “Eglise”, in Encyclopaedia Universalis, corpus 6, p 685
[xi] Ibid
[xii]On recense, dans les pays du Conseil de Coopération du Golfe, 30 églises ; on estime à 3 millions le nombre de chrétiens résidant dans ces pays.
[xiii]ROBIN-HUNTER Laurence (2005). « Le nettoyage ethnique en Bosnie-Herzégovine : buts atteints ? ». Revue géographique de l’Est, Vol 45 / 1. PP 35-43.
[xiv]FLORI Jean (2001). « Les croisades : origines, réalisations, institutions, déviations ». Editions Jean-Paul Gisserot.
[xv] HUGEUX Vincent (1996). “Trappistes : le chantage”. L’express
[xvi] LAABI Abdellatif (2001). “L’étreinte du monde”. La Différence p 54.