Par Abderrazak Sayadi, Université de Manouba , Gric Tunis
Note de la rédaction:Ce texte présente un triple intérêt :
-c’est une étude académique, approfondie d’un texte très important de la Pensée de Calvin, qui aborde un problème universel et intemporel à savoir celui de la souffrance.
-cette étude est conduite par un chercheur musulman, qui en étant totalement honnête intellectuellement, apporte néanmoins un regard original sur le texte de Calvin.
-la présence d’un texte étudiant la Réforme sur le site du GRIC rééquilibre la réflexion chrétienne en ne la limitant pas à l’approche catholique.
En 1536 Jean Calvin nouvellement acquis aux idées de la Réforme et l’un de ses orateurs et des auteurs les plus éloquents, publie un texte qui est très vite devenu l’un des textes fondateurs de la Réforme non seulement en France mais aussi dans le monde entier. Vingt ans après l’apparition de la réforme de Luther en Allemagne avec la publication des 95 thèses mettant en cause le pouvoir du pape et protestant contre les dogmes catholiques, la Réforme s’est répandue dans toute l’Europe et notamment en France où Calvin se trouvait, avant de se réfugier à Genève afin de fuir la répression des troupes royales. Le texte de Calvin arrive à un moment où la répression des réformés a commencé à s’étendre et à s’accentuer. Les Réformés persécutés souffrent. Certains choisissent l’exil, mais d’autres commencent à s’organiser autour de princes armés. Devant la perspective d’un déclenchement de guerres de religion, Calvin écrit ceci à ses adeptes :
« Si nous sommes cruellement vexés par un prince inhumain, ou pillés ou dérobés par un avaricieux ou prodigue, ou méprisés et mal gardés par un nonchalant, si même nous sommes affligés pour le nom de Dieu par un sacrilège et incrédule, premièrement réduisons nous en mémoire les offenses qu’avons commises devant Dieu- lesquelles sans doute sont corrigées par tel fléaux- secondement, mettons nous au devant cette pensée qu’il n’est pas en nous à remédier à tels maux, mais qu’il ne reste autre chose que d’implorer l’aide de Dieu, en la main duquel sont les cœurs des rois et les mutations des royaumes. » [1]
Contre le désir de vengeance et de rébellion, Calvin appelle ses disciples à accepter la souffrance et à supporter la douleur des persécutions au nom de deux principes qu’il a formulées dans cet extrait mais qu’il ne cessera pas de développer à travers toute son Institution de la religion chrétienne. Le premier est que cette épreuve est la volonté de Dieu qui cherche à réparer nos offenses envers lui, Le second est que les cœurs des rois et des princes sont entre les mains de Dieu. Il faut donc renoncer à tout désir de tyrannicide. Il ne resterait donc plus qu’à s’en remettre à Dieu et à souffrir en silence. C’est en se confiant à Dieu que le croyant pourrait trouver une véritable joie. L’un des lecteurs calvinistes contemporains affirme à propos de cette idée de soumission : « Dieu a quelque raison de ne pas destituer le tyran : peu importe que ces raisons soient pédagogiques- corriger nos offenses- vu qu’elles restent secrètes en son conseil, l’essentiel est que nous apprenions d’acquiescer à sa providence et que nous trouvions ainsi une joie paradoxale malgré la douleur, les larmes et les gémissements » [2]. Pouvoir éprouver une certaine joie dans la souffrance. Cette idée étonnante soulève beaucoup d’interrogations et l’idée qu’il peut y avoir une « joie paradoxale » selon les termes de l’auteur calviniste mérite une réflexion. Comment trouve-t-on la joie dans la souffrance ? D’abord cela est – il possible quand la douleur est physique, et que le corps est torturé ? Ensuite si on peut supporter la douleur qui frappe le corps, peut-on supporter dans la même joie la torture morale quand celle-ci touche à ce que l’homme a de plus intime qu’est sa conscience ? Enfin comment la douleur peut-elle purifier l’Homme de ses péchés et des offenses ?
Après l’affaire des placards où le roi de France s’est vu placarder sur la porte de sa chambre au château du Louvre des textes hostiles à la messe et à l’Église de Rome,
François I a lancé une politique de répression féroce. Des soldats du roi sont lancés contre les Huguenots les torturant et les massacrant. Calvin adresse alors au roi la supplique suivante dans son prologue du livre I:
« Si ces impétueuses furies, sans que vous y mettiez ordre, exercent tousiours cruauté par prisons, fouets, gehennes, coppures, bruslures, nous certes, comme brebis dévoués à la boucherie, serons iettez en toute extrémité ; tellement néanmoins qu’en nostre patience nous posséderons noz âmes, et attendrons la main forte du Seigneur ; laquelle sans doute se monstrera en sa saison, et apparoistra armée, tant pour délivrer les povres de leurs afflictions, que pour punir les contempteurs qui s’sgayent si hardiement à ceste heure. Le Seigneur, Roy des Rois, vueille establir vostre Throsne en iustice, et vostre siège en équité »[3]
Afin d’émouvoir le roi et d’obtenir qu’il modifie sa politique de répression contre les Réformés, Calvin utilise des images saisissantes comme celle des « brebis dévoués » qu’on conduit à la « boucherie », celle aussi, biblique, de « la main forte du seigneur » qui pourrait intervenir pour sauver son peuple. Mais l’auteur utilise pour évoquer Dieu, une périphrase biblique « Roy des Rois ». Le roi de France doit en effet se rappeler qu’au -dessus de lui existe un autre roi qui lui est supérieur. Il ne doit donc pas être tyrannique. Les troupes du roi étaient, en effet, en train de se livrer à de vastes massacres avec l’accord du roi ou du moins avec sa complicité passive « sans que vous y mettiez ordre » lui dit-il. La menace est claire : La vengeance de Dieu ne manquera pas de frapper « les contempteurs qui s’esgayent à ceste heure » en faisant souffrir son peuple.
Les réformés souffrent en silence des persécutions déclenchées par le Roi, mais ils souffrent aussi de bien d’autres maux, qu’ils partagent avec les autres hommes et qui tiennent à notre misérable condition humaine. Le chef de la Réforme les énumère ainsi:
« Pour laquelle cause, estanz affligez de maladie, nous gémirons et nous pleindrons, et désirerons santé ; estans pressez d’indigence, nous sentirons quelques aiguillons de perplexité et solicitude. Pareillement l’ignominie, contemnement et toutes autres injures nous navreront le cœur. Quand il y aura quelcun de nos parens mort, nous rendrons à nature les larmes qui luy sont deues ». [4]
L’homme décrit dans ce texte par Calvin est bien ce roseau faible qui souffre de la maladie, de l’indigence, de l’ignominie et de la perte d’un parent mort. Au-delà donc de la souffrance engendrée par les guerres de religion, l’être humain est dès sa naissance condamné à souffrir de bien d’autres maux sous formes de maladies, d’épidémies, de famines. La mort est omni présente dans la société française du seizième siècle et on observe que dans l’IRC, Calvin réfère constamment à la douleur qu’elle engendre, non pas pour la déplorer mais afin d’éduquer son public à l’accepter avec stoïcisme et à pouvoir vivre avec la douleur.
Cette règle de conduite, Calvin la rappelle constamment dans son ouvrage au point qu’elle prend la forme d’un principe de la doctrine réformée, lorsqu’il écrit :
« De là il adviendra qu’en quelque tribulation que nous soyons, en la plus grande destresse de cœur qu’il sera possible d’avoir, nous ne laisserons point de retenir constamment patience ; car les adversitez auront tousiours leur aigreur, laquelle nous mordra ». [5]
La règle énoncée par le moraliste s’appuie sur la structure de la maxime. Une expression de la conséquence « De là il adviendra que… ». Une construction de la valeur générale s’appuyant sur l’indéfini « en quelque tribulation que… ». Un superlatif relatif « en la plus grande destresse du cœur qu’il sera possible ». Enfin une conclusion qui s’achève sur une morale collective « nous ne laisserons point » qui prend une valeur éternelle et absolue avec le « toujours ». Il s’agit bien d’une véritable pédagogie de la patience que Calvin pratique dans l’IRC lorsqu’il évoque les souffrances de son peuple accentuées certes par leur position de minorité religieuse persécutée.
Les Réformés français souffrent des persécutions, mais comme les autres Français ils souffrent aussi des maladies, des guerres et des famines. Cette souffrance physique peut être surmontée par la patience et par l’espérance que le croyant a en Dieu. Mais il existe une autre souffrance et qui n’en est pas moins douloureuse c’est de devoir soumettre sa conscience à une doctrine qui est considérée comme fausse. S’adressant au Roi, Calvin le supplie en disant :
« Mais si vous voulez départir un peu de vostre loisir, Sire à lire noz enseignemens, vous cognoistrez clairement que leur doctrine mesme, pour laquelle ils veullent estre recogneuz pour l’Eglise, est une cruelle gehenne et boucherie des âmes, un flambeau, une ruine et une dissipation de l’Eglise ». [6]
Calvin invite le Roi à prendre connaissance de la nouvelle doctrine de la Réforme. Sûr d’être dans la vérité, il est persuadé que le Roi de France finira par se convertir à la nouvelle religion réformée comme l’ont déjà fait les princes allemands et comme le fera plus tard le roi d’Angleterre. Il lui affirme que devoir partager le dogme de l’Eglise papiste de Rome est une véritable torture morale que le réformateur exprime sous la forme d’une gradation qui commence par « gehenne et boucherie des âmes » et qui se termine par la « dissipation de l’Eglise » c’est-à-dire par sa disparition. L’image inventée par Calvin de la « boucherie des âmes » est très significative de cette souffrance morale que les Réformés ressentent et qui aggravent les tortures physiques qu’ils supportent. C’est bien la question de la liberté de conscience qui est posée par Calvin devant le Roi de France.
Pourtant cette question, le Réformateur la situe à un niveau plus large celui de la présence du Mal en L’homme. Pourquoi tant de Mal sur terre ? Comme il avait situé la souffrance physique des Réformés persécutés au niveau de la condition humaine marquée par la fragilité et par la mort, il situe la question de la souffrance morale aussi à un niveau supérieur celui de la présence du Mal en l’Homme. C’est en retournant à Saint Paul que Calvin donne à son public la réponse suivante :
« Il (Paul) tesmoigne que tous hommes sont sans crainte de Dieu, à la règle de laquelle nous devions compasser toutes noz voyes.(…) Je confesse que toutes ces meschancetez n’apparoissent point en chacun homme, mais nul ne peut nier qu’un chacun n’en ait la semence enclose en soy. Or comme un corps, quand il a désia la cause et matière de maladie conceue en soy, ne sera point nommé sain, combien que la maladie ne se soit encore montrée et qu’il n’y ait nul sentiment de douleur, aussi l’âme ne sera point réputée saine, ayant telles ordures en soy ». [7]
L’homme souffre d’un mal profond qui tient à sa nature de descendant d’Adam et d’Eve, c’est-à-dire un homme qui a commis envers Dieu le péché originel. Depuis cet acte de désobéissance l’homme est coupé de Dieu. Il est « sans crainte de Dieu ». Il porte donc le mal en lui et c’est cela la cause principale de toutes ses souffrances morales. Calvin a recours pour illustrer son propos à l’image du porteur sain du virus. Il dit ceci :
« Combien que la similitude ne soit point du tout propre. Car quelque vice qu’il ait au corps, si ne laisse-il point de retenir vigueur de vie, mais l’âme estant abymée en ce gouffre d’iniquité, non seulement est vicieuse, mais aussi vuide de tout bien ». [8]
Le moraliste aime souvent à construire sa vision de l’Homme sur la structure de la concessive « encore que… ». Dans un premier temps il concède qu’en apparence tous les hommes ne se livrent pas au mal et pourraient être considérés comme un corps sain, mais étant tous écrasés par le poids du péché originel ils ne manqueront pas de manifester le Mal qui est en eux, comme un corps porteur du virus mais qui n’en souffre pas jusqu’à ce qu’il s’active. Calvin propose donc à ses lecteurs une vision assez noire de l’Homme. Au-delà des souffrances et des tourments qui ravagent la société française du seizième siècle, c’est bien le problème de l’origine du Mal et de l’essence de l’Homme qui est posée.
Par conséquent la douleur aussi bien physique que morale n’est que la manifestation extérieure du mal que l’Homme porte en lui depuis qu’il a sombré dans le péché originel. En lecteur assidu de la Bible, Calvin rappelle à ses disciples que seul le sacrifice peut réconcilier l’Homme avec Dieu. Pour Calvin :
« Ce qui nous suffira de prouver pour ceste heure par ce tesmoignage d’isaie, qui est solennel entre les autres : où il est dit qu’il sera frappé de la main de Dieu pour les crimes du peuple, que le chastiment de nostre paix sera sur lui, qu’il sera sacrificateur pour s’offrir en hostie, qu’il nous guarira par ses playes, que tous ont erré et se sont esgarez comme brebis errantes, et qu’il a pleu à Dieu de l’affliger afin qu’il portast les iniquitez de tous ( Isa 53n 4-5)» [9]
Le sacrifice du prophète biblique est lu, dans une perspective chrétienne, comme préfigurant la Passion de Jésus. Tous les éléments du récit y font en effet référence « crimes du peuple, chastiment, » : allusion au procès de Jésus « sacrificateur…s’offrir en hostie … » allusion à la cène, etc. Il existe donc dans la perspective théologique calvinienne un plan divin qui tend à réparer le péché par le sacrifice. Ce plan a commencé par le martyr des prophètes bibliques et qui s’est achevé par la crucifixion de Jésus. C’est dans cette perspective que le martyr des réformés peut prendre un sens fort dans cette France déchirée par les conflits armés et les guerres de religion, comme étant un consentement à un sacrifice offert à Dieu pour sauver le monde.
Ainsi le Réformateur cherche à situer les persécutions de ses disciples dans la longue tradition de la martyrologie. Il dit alors à ses disciples
« J’ay voulu dire ces choses pour retirer tous bons cœurs de desespoir, afin qu’ils ne renoncent point à l’estude de patience, combien qu’ils ne soyent du tout à délivre d’affection naturelle de douleur ». [10]
Calvin, chef de la Réforme, commence par expliciter la finalité de sa réflexion sur la douleur des martyrs : redonner du courage à son peuple et situer leurs souffrances dans une perspective historique où la main de Dieu est présente même si elle paraît invisible. Ensuite il rappelle l’exemple de tous les saints qui ont été martyrisés :
« L’Escriture au contraire loue les saincts de tolérance, quand ils sont tellement affligez de la dureté de leurs maux, qu’ils n’en sont pas rompus pour défaillir ; quand ils sont tellement points d’amertume, qu’ils ont une ioye spirituelle avec ; quand ils sont tellemnt pressez d’angoisse, qu’ils ne laissent point de respirer, se resouissans en la consolation de Dieu. »
Le sens de cette « joie spirituelle » que l’homme ressent au plus fort de sa douleur ne peut être compris que dans cette perspective des fins dernières du monde et du plan divin pour sauver l’Humanité en proie au péché et au Mal. Voici donc ce qu’il répète à son lecteur inlassablement :
« Mais nous reviendrons tousiours à ceste conclusion : Néantmoins, Dieu l’a voulu, suyvons donc sa volonté. Mesme il faut que ceste cogitation intervienne parmy les ponctions de douleur, et larmes, et gémissemens, afin de réduire nostre cœur à porter ioyeusement les choses desquelles il est ainsi contristé ».
[11]
La conclusion de la morale calvinienne est savamment construite sur le même schéma de l’affirmation paradoxale : Une phrase équilibrée par les deux adversatifs (Mais…Néantmoins), une répétition de la modalité du vouloir, accentuée par le polyptote « voulu…volonté », une gradation (douleur, larmes et gémissements) et enfin une antithèse qui établit une symétrie entre « porter joyeusement » d’un côté et « ainsi contristé » de l’autre. La « contristation » dans la langue du XVI désigne l’affliction, la tristesse qui écrasent l’homme et le broient. Voilà l’un des aspects de cette joie paradoxale évoquée par notre lecteur calviniste : La joie réside dans le fait de souffrir pour les autres dans une épreuve voulue par Dieu.
En définitive, Calvin témoin de son siècle mène dans l’IRC, une réflexion d’un homme engagé sur la souffrance physique et morale de ses disciples dans un début de siècle marqué par le développement des mouvements réformistes et par la volonté d’affranchissement de la tutelle de l’Eglise romaine. Mais cette réflexion du réformateur est surtout celle d’un penseur chrétien, lecteur quotidien de la Bible qui y voit non pas un livre d’Histoire, mais un livre sur l’avenir du monde qui permet de comprendre l’actualité de son époque et qui donc apporte une explication et une consolation à ses malheurs présents.
- [1] IRC, Livre III, chapitre 16, p. 236↩
- [2] François Dermange, www. Calvin 09 org. ↩
- [3] IRC, Livre I, pp. 48-49.↩
- [4] IRC, Livre III, Ch. VIII, p. 10↩
- [5] IRC, Livre III, Ch. VIII, p. 10 ↩
- [6]IRC, Livre I, Ch. 1 p. 45↩
- [7] IRC, Livre II, p. 57 ↩
- [8] IRC, Livre II, p. 57 ↩
- [9] IRC, Livre II, p. 236 ↩
- [10] IRC, Livre III, VIII, 10, p186 ↩
- [11] IRC, Livre III, VIII, 10, p. 186 ↩