Disciple, ami, filleul de Louis Massignon, Jean-Mohammed Abd-el-Jalil a vécu un parcours singulier, conjuguant, en son intime, des liens indestructibles avec ses deux communautés : celle de son origine (sang, patrie, foi) et celle de son appel (Jésus-Christ, Eglise). Ce parcours n’a pas manqué de surprendre l’une et l’autre de ses deux communautés, de les questionner, de provoquer leurs réactions. En notre temps où cultures, religions et autres composantes de notre unique humanité, se sentent invitées à s’ouvrir mutuellement, à s’en-visager plutôt qu’à se dé-visager, il est important d’écouter, d’accueillir l’autre, pour mieux nous comprendre. C’est dans cet esprit que nous entreprenons ici de rendre compte, aussi fidèlement que possible, de l’écho suscité, dans la société musulmane et marocaine, par l’événement que constitua la « conversion » de J.M. Abd-el-Jalil, pour que ces éclairages nous aident à progresser sur nos routes respectives.
Ma démarche consistera donc à rendre compte de points de vue de Marocains sur la ‘conversion’ d’Abd-el-Jalil1 à travers une lecture, la plus exhaustive possible, des écrits publiés au Maroc, en français et en arabe (journaux, nouvelles et mémoires). Cette lecture a été éclairée par des entretiens avec certains de ces auteurs ou avec des personnes marocaines qui ont un intérêt particulier pour Abd-el-Jalil. Puis je me laisserai questionner par ces expressions plurielles.
[1]
Mais avant, je formulerai deux impressions générales :
1 – Si les paroles savent être positives, voire pleines de fierté, la mémoire collective reste blessée et le regard chargé de suspicion. Le sentiment qui domine est d’avoir été trahi, non seulement par les Occidentaux « chrétiens », mais aussi par le ‘silence’ d’Abd-el-Jalil lui-même. Il y a, dans ces paroles écrites, un entremêlement entre parcelles de vérités et parcelles de mythification, transmis d’abord oralement, de génération en génération, mythification qui, ici comme ailleurs, devient nécessaire pour le groupe là où cela blesse trop :
– La conversion d’un musulman vers une autre religion est considérée comme une ‘régression’ presque impossible à envisager en Islam : religion révélée après les deux autres religions monothéistes, vécue comme ayant « englobé » les révélations précédentes, l’islam serait donc une religion ‘accomplie’ qui surpasserait les deux autres religions du Livre. Alors pour quoi se convertir ?
– La ‘conversion’ d’Abd-el-Jalil est ressentie comme une « désertion de l’islam », comme une apostasie, un renoncement public de sa foi d’origine (en arabe, irtidâd : recul, défection), apostasie considérée comme péché majeur, ce qui n’est pas exclusif à l’islam. Le Prophète Mohammed aurait dit « Quiconque change de religion, tuez le », même si ce hadith d’Ibn ‘Abbâs n’a pas été retenu par tous comme hadith authentique. Mais est-il même juste de dire que le Père Abd-el-Jalil a ‘renié sa foi d’origine’ et a déserté l’islam ?
– Dans le contexte de l’époque (traumatisme lié à la domination occidentale, puis luttes pour l’indépendance), « Quitter l’islam est ressenti comme un séisme : les Marocains, surtout des familles aisées, vivaient déjà un traumatisme, celui de la prise de conscience que le monde « arabo-musulman » s’était laissé dépasser par l’Occident chrétien (progrès scientifique, technique et évolution des idées. Dans ce contexte, seul l’islam restait le lieu où nous restions ‘incontestablement’ en avance par rapport aux autres, à l’Occident en particulier » [C.O.] [2]
Si la conversion assumée de J. M Abd-el-Jalil a eu, et a encore à présent, une telle résonance, c’est aussi parce que M. Abd-el-Jalil appartenait à une famille de notables (fassis), très pieuse et qui avait osé confier leurs enfants au système éducatif français (lycée et université). Elle sera aussi, plus tard, au coeur du nationalisme militant et politique. C’est la conjonction de ces différents éléments qui est aussi à l’origine de la force de l’événement Abd-el-Jalil.
2 – En partant de ces écrits et de leur évolution, on pourra constater une sorte de sortie du silence par rapport à Abd-el-Jalil, en crescendo, essentiellement depuis les années 90’s, qui peut rimer, parfois, avec une certaine ouverture sur la réalité effective de son parcours. Comme un appétit d’informations, un besoin d’appréhender enfin ce qui est à l’origine de sa conversion, voire de sortir de certains non-dits. Cette évolution, sans doute encore marginale, pourrait s’expliquer non seulement par le contexte politique (plus libéral), mais aussi du fait d’un changement de rapport du Maroc au monde, à l’autre (effet de la mondialisation), mais encore par un effet « génération » : ceux qui ont la trentaine ou la quarantaine ont plus de distanciation par rapport aux vécus du protectorat. La parole a aussi été déclenchée par la sortie de deux livres, en France, sur le père Abd-el-Jalil (2004 et 2007). Mais l’ampleur des malentendus qui perdurent et qui semblent encore entretenus nous amène à rester nuancé et prudent quant à l’avenir de cette évolution et de cette ouverture. Un long chemin et un travail sur soi-même restent encore à faire. Et la fermeture des pensées ‘intégristes’ et l’instrumentalisation par le politique restent bien présentes.
I- Chroniques et paroles de Marocains dans l’espace public au Maroc
1928 : le temps du séisme et de la blessure profonde
Suite à la confirmation de la conversion d’Abd-el-Jalil, une cérémonie publique de funérailles a été organisée par le père, même s’il est permis de nous interroger sur la part, dans l’événement tel qu’il est raconté, du fantasme et de la réalité[3]. La blessure de la famille Abd-el-Jalil, mais aussi du « monde musulman » sous Protectorat, est profonde. Il en est de même, depuis, du côté des franciscains et de l’Eglise catholique du Maroc. La suspicion de prosélytisme est toujours latente et l’équilibre reste fragile, pour une Eglise au Maroc qui doit apprendre à peser ses mots et à faire preuve d’une extrême discrétion. Comme lors du « Dahir berbère » [4], l’exploitation politique est forte de part et d’autre.
Le lien est ‘rompu’ entre Abd-el-Jalil et les siens, telle est du moins la version publique, politiquement correcte. En fait, sa famille, son frère en particulier, mais aussi ses amis du Maroc, resteront en étroite relation avec le père Abd-el-Jalil. Un des neveux du Père suivra ses études au CIDERA, collège professionnel agricole tenu par les jésuites, près de Rabat, au début des années soixante. Preuve, s’il en fallait, que, même dans la famille Ben Abd-el-Jalil, la rancune vis-à-vis des institutions catholiques d’enseignement n’était pas si ancrée que cela.
Du côté de l’Eglise catholique, les commentaires sur les événements n’ont pas, non plus, été très mesurés. Dans certains milieux catholiques, c’est un triomphe orchestré par une certaine presse catholique qui amplifie l’événement. Le baptême de cet étudiant musulman y est présenté comme une grandiose célébration à Notre Dame de Paris, alors qu’il a eu lieu dans la chapelle des franciscains à Fontenay-sous-bois. Et cette « information » continue à circuler dans la mémoire collective marocaine comme preuve de la duplicité entre autorités politiques « laïques » françaises du Protectorat et Eglise catholique, malgré d’autres faits historiques qui prêchent en faveur du contraire : la position bien connue du Maréchal Lyautey, opposé à toute forme de prosélytisme et très respectueux de l’identité religieuse musulmane ; la désapprobation de cette conversion par le Résident Général Steeg (télégramme du 4 juin 1928) ; les relations entre autorités religieuses catholiques et autorités politiques françaises : l’Archevêque en place, Monseigneur Vielle, était à peine toléré à la Résidence.
Jusqu’au début des années 90, une longue période de « silence » dans la sphère publique. Ce silence, à relativiser, n’est pas synonyme d’oubli.
– Une parole récurrente dans l’espace privé. Dès qu’on parle « relation avec le christianisme », il n’est pas rare, au cours de cette période, lors de conversations interpersonnelles privées, de faire référence au « cas » Abd-el-Jalil.
– Une « parole » publique ouverte, de haut niveau: la rencontre entre le Prince héritier Moulay Hassan et Abd-el-Jalil à Florence, en octobre 1958. Cette rencontre va réunir des chrétiens-démocrates italiens, des intellectuels français et des leaders politiques maghrébins (côté marocain, étaient présents le Prince héritier Moulay Hassan, Allal El-Fassi, Mehdi Ben Barka et Jean Abd-el-Jalil) et cherchera, à contre-courant des tendances politiques de l’époque, à positionner la Méditerranée comme carrefour de civilisations et lieu privilégié pour un dialogue des cultures. Cette photo, bien connue, parle d’elle-même : l’attitude du Prince héritier est ouverte ; il aurait pu l’éviter, mais il a accepté d’être pris en photo avec le père Abd-el-Jalil, ceci dans un espace public et politique, certes à l’étranger, et alors même qu’Abd-el-Jalil était sujet marocain (il avait choisi de ne pas prendre la nationalité française en solidarité avec les nationalistes, ses amis et frères, qui avaient subi l’exil) .
-Tentative de récupération politique. Une réaction dans un environnement complexe. Lors du « retour » au Maroc d’Abd-el-Jalil (27 avril au 15 mai 1961) [5], dans son désir de revoir enfin sa famille après plus de 30 ans d’absence, la presse du parti de l’Istiqlal (parti de l’indépendance), s’empare de l’événement. Le journal al-‘Alam, en arabe, publie en première page : « Hadj Mohammed Ben Abd-el-Jalil revient à l’islam ». Le neveu d’Abd-el-Jalil confiera, en pleine tourmente, à un père jésuite libanais, enseignant au CIDERA : « C’est impossible que mon oncle soit revenu à l’islam; je n’y crois pas; j’ai l’impression du contraire quand je le vois » (8 mai 1961). Pour comprendre cette récupération politique, il faut la remettre dans le contexte culturel et politique de l’époque. Nous ne sommes qu’à 6 ans de la fin du protectorat et la tension est encore grande avec la France[6] . La fibre religieuse est vive et reste fortement utilisée, en particulier par les nationalistes de l’Istiqlal. Et le frère de Jean-Mohammed Abd-el-Jalil, avec qui il est venu de France et chez qui il a logé lors de son séjour à Rabat, reste un homme éminemment politique[7] : en 1961, il était membre et homme influent du comité exécutif du parti de l’Istiqlal.
– La nouvelle littéraire « L’étranger » (en arabe) de Leila Abouzeid (1978)[8] , une forme littéraire, en grande partie imaginaire, qui permet à l’écrivain, une femme, née avant l’indépendance, d’exprimer sa sympathie pour la souffrance du père Abd-el-Jalil, confronté à l’impossible « retour » au pays, mais aussi d’exprimer la souffrance de la famille et du « peuple de Fès » face à sa conversion. Elle écrira cette nouvelle « car l’histoire d’Abd-el-Jalil était connue de tous », des citadins au moins, ceux de la génération des marocains nés avant l’indépendance, « mais tout cela ne circulait que dans l’espace privé. Impossible d’en parler dans l’espace public ». L’auteur m’exprime ses sentiments, ceux de sa génération : très fière d’Abd-el-Jalil mais, en même temps, sentiment de colère et de honte du fait de la conversion d’Abd-el-Jalil.
– Faire-part du décès du père Jean-Mohammed Abd-el-Jalil, dans le journal marocain « L’Opinion », du 29 novembre 1979, une reprise sans modification du faire-part conçu par le père Joël et publié dans le journal « Le Monde » et qui annonce sa « mort, le 24 novembre » et que « ses obsèques seront célébrées, ce même jour, à la chapelle du couvent des franciscains, rue Marie-Rose, Paris, 14ème ».
Depuis les années 90, un « début d’absolution » publique : l’émergence d’une parole empreinte de fierté, mais aussi souvent de mythologie
– Les souvenirs et mémoires d’A. Boutaleb [9] (1992, en arabe), proche de la famille Abd-el–alil. Ses écrits sont, avant tout, ceux d’un homme politique, même s’ils sont lus comme des écrits ‘savants’ et qui continuent de ‘ former’ les générations actuelles et à venir. Y est clairement affirmée la thèse de la volonté, des français de l’époque, de christianiser les marocains (p.163), et dénoncée celle du complot entre « services secrets » français et médias, à la solde des autorités politiques et religieuses. Il y parle de chasse « au gros gibier » (Abd-el-Jalil).
L’auteur ira jusqu’à affirmer que, lors d’une visite faite à celui-ci par des amis, juste après la conversion « leur surprise fut grande de constater combien leur ami était fanatique dans sa nouvelle foi et a même essayé de les convaincre de quitter l’Islam. Et ils ont constaté, en désespoir de cause, qu’il avait perdu ses capacités mentales. Et c’est à ce sujet qu’ils ont télégraphié à Fès pour que la famille se tranquillise et considère que la conversion d’Abd-el-Jalil était une ‘fitna’ (discorde) mentale et non pas religieuse (p.165-166). A. Boutaleb y raconte là ce qui se disait, dans son environnement, 10 à 20 ans après, sur la (dé)raison de la conversion d’Abd-el-Jalil, qu’il n’a pas vécu directement puisqu’il avait cinq ans à l’époque, en 1928.
Une fois cette version ‘peu élogieuse’ diffusée, l’auteur changera de ton lorsqu’il parlera de ce qu’il a connu directement, A. Boutaleb ayant été l’un des acteurs des négociations d’Aix-les-Bains pour l’indépendance du Maroc. Il affirmera les qualités d’Abd-el-Jalil au niveau intellectuel : « devenu une des sources vivantes de la comparaison des religions et une des sources de la théologie ». Et démontrera, ce sera l’objet de tout un long paragraphe, qu’Abd-el-Jalil est demeuré nationaliste (pp.165-166).
– Revue Al-Siyâsî, avril 1992, n° 222 (en première page) et 223, en arabe, revue « people » très lue. Fierté : « Abd-el-Jalil choisi par l’église ‘franciscaine’ parmi les élèves du lycée Gouraud à Rabat » « qui a accédé à la plus haute fonction du clergé au Vatican ». On y reconnaît qu’« Abd-el-Jalil défendait l’Indépendance du Maroc ». Mais aussi on confirme sa fidélité au christianisme. On y raconte un épisode, non authentifié, qui concerne le retour d’Abd-el-Jalil en 1961 : Le monarque reçoit le ‘Père Ben Abd-el-Jalil’ [ les guillemets sont du journaliste] et lui a dit : « ‘Dieu montre le droit chemin à qui Il veut’ et vous trouverez en Lui la lumière après l’obscurité pour que vous retourniez à votre religion ». Le ‘Père Ben Abd-el-Jalil’ lui répond : « Non, Sire, vous avez votre religion et j’ai la mienne ». Sa Majesté a été contrariée. Le Père est retourné en France où il est mort en tant que prêtre, avec rang d’« évêque » qui est un rang de responsable régional dans l’organigramme de l’Etat pontifical ».
– L’article de Ahmed Assid, dans la revue Al-Sahîfa al- Maghribiyya, en arabe, du 12 mai 2006. L’auteur[10] critique l’interprétation, falsifiée, du discours nationaliste arabe du « Dahir berbère » et l’instrumentalisation que les nationalistes « arabes » ont fait du religieux à des fins politiques. Il écrira : « Le seul qui s’est converti au christianisme à l’époque coloniale [le seul qui ait osé l’affirmer ?] appartient à une des familles nationalistes de Fès. Il s’agit de Mohammed Ben Abd-el-Jalil, le frère de Omar Ben Abd-el-Jalil, qui fut un nationaliste marocain. Et ce n’est pas tout. Il est devenu quelqu’un dans l’Eglise catholique, a publié des livres sur le christianisme et d’autres sur la critique de l’Islam. De cela, on ne dit rien, mais on parle de berbères dont personne ne s’est converti au christianisme ». Abd-el-Jalil est pris, là, comme en otage au service d’un combat idéologique. L’argumentation s’écarte de la vérité. Pour ceux qui ont pris le temps de les lire, les livres d’Abd-el-Jalil peuvent difficilement être qualifiés de critique de l’Islam.
– L’article d’AbdelHaq El Mrini, personnage influent[11], est titré « Mohammed Abd-el-Jalil à la croisée des chemins religieux ». « Lorsque j’ai fini de lire le livre[12], j’en ai déduit une seule chose, c’est que J.M. Abd-el-Jalil a vécu toute sa vie à la croisée des deux religions, indécis quant à son credo, ne sachant pas trop où était sa foi. Il est resté ainsi jusqu’à la mort, après avoir souffert d’une maladie qui l’a obligé à se taire à jamais [cancer de la langue, sous-entendu, malédiction de Dieu ?]. Cette version de la supposée indécision du Père Abd-el-Jalil, « réconfortante » pour les musulmans et pour les « siens » du Maroc, qui ont eu bien du mal à le comprendre, a sans doute été facilitée par le titre même de l’ouvrage : « J-M Abd-el-Jalil, témoin du Coran et de l’Evangile ». En réalité, « Abd-el-Jalil ne se situait pas comme adepte ‘indécis’ d’une ‘religion’ mais bien comme serviteur en quête de Dieu, reconnaissant honnêtement ce qu’il devait à l’une et à l’autre, demeurant critique objectivement vis-à-vis des déviances éventuelles de chacune, ‘saisi’ par le Christ Jésus et indéfectiblement uni à Lui dans son Eglise » (Joël Colombel). « In amore adventus Eius » (= Dans l’attente aimante de Sa [Jésus] venue.) comme il l’avait écrit de sa propre main, au verso d’une photo prise en compagnie du Pape Paul VI, remise au Père Joël lui-même.
L’entrée dans le « nouveau » siècle : des articles d’une teneur vraiment nouvelle. Le temps de l’analyse ?
Suite aussi à la sortie de plusieurs livres[13] qui ont permis d’alimenter débats publics et tables rondes, des jeunes adultes marocains découvrent Abd-el-Jalil. Regard neuf plus ouvert à la recherche.
– Encyclopédie du Maroc, n°17/ 2003, en arabe, Baida Jamaa[14], sur « Abd-el-Jalil Mohammed (le père) », pp. 5887-5889, avec la photo du prince héritier avec Abd-el-Jalil, Florence. « Ecartelé entre les deux communautés, Abd-el-Jalil allait vouer toute sa vie à leur reconnaissance mutuelle et à leur rapprochement. Son influence allait se faire sentir sur la communauté chrétienne au Maroc. Le ‘Maroc catholique’ [une revue franciscaine] allait ainsi devenir beaucoup plus respectueux de l’islam et de la personnalité marocaine ».
– L’article de Lyazid El Baraka, dans la revue Al-Nâs-info, en arabe, du 16 février 2007, titré « Mohammed Ben Abd-el-Jalil » [15]. Le journaliste reconnaît la partialité des informations qui ont circulé sur J-M Abd-el-Jalil au sein de la société marocaine, par occultation. Il écrira : « Et voila que j’apprends que Mohammed Ben Abd-el-Jalil était parmi les premiers qui ont construit les fondements du dialogue entre les religions et qu’il a contribué au rapprochement de l’Islam, pour qu’il soit mieux compris par les chrétiens. Et que tous ses livres portent sur l’Islam. Il était un défenseur de la cause palestinienne, depuis 1947, comme il a joué un rôle dans la facilitation des négociations entre la France et le Maroc, avant l’Indépendance ». « C’est alors que je me suis demandé comment les marocains ont pu ôter, de la mémoire collective, une personnalité de ce niveau, pour le punir d’avoir quitté sa religion pour en adopter une autre ? N’a-t-il pas droit à sa marocanité, même s’il a changé de religion, et même s’il avait acquis une autre nationalité ? ». « Mais tous les gens l’ont jugé sur la base du comportement qui dominait à l’époque : que celui qui change de religion pour une autre religion va combattre la première (celle qu’il a quittée) et tout ce qu’il apporte sera considéré comme « kufr » (étant contre Dieu) ». « Notre drame alors, c’est que la citoyenneté, comme valeur humaine, n’est pas encore plantée dans notre raison et nos comportements. C’est pour cela que nous avons été injuste avec Mohammed Ben Abd-el-Jalil et nous devons demander pardon à son âme et restituer, à cet homme et à sa production intellectuelle, la place qu’il mérite dans la mémoire marocaine ».
– Al-Insân Al-Jadîd (L’homme Nouveau)[16], août-septembre 2007, en arabe, un article, sans doute aussi suite à une présentation, à La Source, du livre des correspondances Abd-el-Jalil/ Massignon[17] . On y retrouve le « Profil » du Père J.M. Abd-el-Jalil et des éléments, parfois erronés, de sa vie. Avec plusieurs idées fortes sur lui : « Nationaliste même en étant dans l’Eglise » et son lien avec Louis Massignon, dans ce combat ; son amour du pays et la « plainte de l’exilé »; le soutien, dès 1948, d’Abd-el-Jalil à la question palestinienne ; son lien ininterrompu avec ses « frères » musulmans (fraternité du Vendredi) et l’appel à fonder le dialogue islamo- chrétien sur un respect mutuel et sans arrière pensée ; et la place donnée, par le Pape Paul VI, au Père Abd-el-Jalil comme expert du Concile Vatican II.
– L’article d’Abdallah Tourabi[18] intitulé « Il s’appelait Jean-Mohammed », dans Tel Quel, en français, du 5-11 avril 2008, pp. 28-30, qui semble avoir eu un écho positif. L’auteur a découvert Abd-el-Jalil suite à une émission « Cultures d’Islam » sur France Culture où il a entendu Françoise Jacquin parler des « correspondances » entre Louis Massignon et J.M. Abd-el-Jalil. « La détermination et la foi d’Abd-el-Jalil ne pouvaient être accueillies que par le respect et l’estime »… « Le rôle joué par lui et Massignon comme passerelle entre l’Islam et le Christianisme m’a également interpellé » me dira l’auteur. Un article faisant preuve de recul : « Dans un Maroc sous protectorat français, changer de religion ne pouvait pas être perçu comme un acte personnel, intime, la décision d’un individu de sortir d’une foi pour en habiter une autre. Ce choix était plutôt ressenti comme une trahison à la famille, à la communauté et au pays. En devenant ‘nasrânî’ (chrétien), Mohammed avait rejoint l’ennemi européen et consommé une rupture définitive avec les siens ». « La curiosité intellectuelle de Mohammed l’amena à s’inscrire à l’Institut Catholique de Paris pour mieux connaître le catholicisme ». « Perçue comme une trahison, la conversion de Mohammed Abd-el-Jalil a aussi été présentée comme l’illustration du dessein non avoué du protectorat : assimiler les marocains en les détournant de leur religion » . « Fidèle à son pays mais sincèrement chrétien, J.M. publia un article biographique retraçant son itinéraire spirituel et expliquant que son éducation et sa culture musulmanes ne sont pas incompatibles avec sa nouvelle religion, mais plutôt complémentaires ». Du milieu des années soixante jusqu’à sa mort, « il continua à jeûner pour le salut de ses frères, musulmans et chrétiens, unis dans l’amour d’un seul Dieu qu’il décrivait comme ‘désirable, communicable et délectable’. Amen, ou Amine ».
– Une chronique (en arabe) d’Abdallah Tourabi, intitulée Le dialogue de l’âme, dans « Al-Jarîda al-Ûlâ », mai 2008. « J.M. a perdu son père naturel qui avait organisé une cérémonie de deuil, déclarant la mort de son fils qui a ‘renié’ sa religion. Il a retrouvé un père spirituel en la personne de Massignon. J.M. a vécu l’expérience de sa sortie de l’Islam et il a choisi le christianisme comme souffrance dans son sens soufi, puisqu’il a vu dans le Christ et dans El Hallaj deux compagnons dans leur attachement au feu de la conviction malgré la colère des proches et leur rejet de la Communauté (Oumma) ». « Malgré cela, Abd-el-Jalil et Massignon ont milité pour l’Indépendance du Maroc avec leurs moyens et leurs possibilités, considérant que les ponts qui relient les âmes sont plus solides et plus durables que les canons des chars et les balles des fusils […]. Les deux hommes se sont toujours considérés comme les ponts entre les fils d’Abraham, ponts dans lesquels les musulmans et les chrétiens sont toujours ‘deux invités qui se comprennent’, invités les uns chez les autres, comme Massignon aimait dire, unis dans l’Amour de Dieu Unique ‘Dieu unique, désiré, commun et souhaité’ chez tous ».
Le temps de la réflexion continuera à cohabiter avec l’usage « sans mesure » du « sensationnel » (A la veille de Noël 2008)
– Al-Masâ’, en arabe, 24 décembre 2008, n° 702, p. 3, Fu’âd Madanî : « Beaucoup parlent de la progression du nombre des chrétiens marocains, mais personne ne prête attention à l’impact de cette personnalité marocaine dont l’influence dépasse parfois la parole du Christ dans l’Evangile. Jean-Mohammed Abd-el-Jalil, premier marocain à embrasser publiquement le christianisme en 1928, avant de devenir un prêtre important dans l’Eglise de France et professeur à l’Institut Catholique de Paris. Selon des sources bien informées, il a été longtemps l’exemple typique proposé par les missionnaires – ceux des églises françaises en particulier [ !.] – aux marocains qui fréquentent des sessions de connaissance du christianisme organisées secrètement en plusieurs villes du Maroc sous le patronage de certains chrétiens français ou marocains. Aucune de ces réunions n’a lieu sans qu’on fasse allusion à J.M. Abd-el-Jalil attestent les mêmes sources…Mais ces sources attestent clairement : ‘Nous devons beaucoup à la pensée de J.M. Abd-el-Jalil’. » Le journal Al-Masâ’, journal à gros tirage, est réputé comme presse « à scandale ».
II-Des points d’accord aux objets de discorde : un travail collectif à poursuivre
Autour de la « conversion » du Père Jean-Mohammed Abd-el-Jalil, à travers ces expressions plurielles, écrites et orales, s’expriment des convictions, des opinions, mais aussi des questionnements, pour la plupart qui ont été transmis et continuent de se transmettre de générations en générations. Nous dégagerons ici les points qui semblent faire accord aujourd’hui, tant entre marocains que, de part et d’autre, côté marocain/musulman et côté ‘franciscain’/chrétien ; mais aussi ceux qui restent objets de désaccords et d’incompréhensions. Le travail d’historien, de recherche et d’informations devrait pouvoir porter sur ces points qui font accord et qui gagneraient à être plus largement diffusés, voire à être affinés, mais aussi sur ces points qui font polémique, y compris autour de cette question majeure qui fâche les musulmans: quels sont les facteurs qui ont agi sur l’orientation spirituelle et religieuse de Mohammed Abd-el-Jalil ? Ce travail a déjà commencé[19]
encore très timidement au Maroc, et va sans doute se poursuivre. Parce que la sensibilité de l’autre peut nous aider à découvrir, à dévoiler des faces cachées d’une réalité historique qui reste complexe, ce travail gagnerait à se faire, chaque fois que cela est possible, en interactions, marocains et français, musulmans et chrétiens et aidera à une meilleure compréhension, de soi-même et de l’autre.
Certaines convictions font accord aujourd’hui. Elles alimentent un sentiment de fierté du côté marocain
– Il s’agit, en particulier, de la contribution d’Abd-el-Jalil à la cause nationaliste[20], de sa fidélité à la patrie, par le fait qu’il soit resté exclusivement marocain, de son engagement pour la cause palestinienne et arabe[21]
– Il s’agit aussi de la reconnaissance, certes tardive et qui reste à renforcer, d’Abd-el-Jalil comme haute personnalité scientifique et de son indiscutable apport à la connaissance, par le monde chrétien, des valeurs de l’islam[22]
D’autres convictions ou questionnements majeurs fonctionnent comme des pierres d’achoppement entre les deux communautés
Bien ancrés, souvent lieux de mythification, ils font écran à la compréhension. Nous nous limiterons à quatre questions qui nous paraissent essentielles parce que d’actualité:
1 – La première question concerne la triple rupture que représentent les choix cumulés de la « conversion », de la prêtrise et de la famille franciscaine:
– Pourquoi Abd-el-Jalil a-t-il choisi de se convertir ? « Alors qu’il savait le lourd tribut qu’il allait devoir payer » [C.O]. Il est encore difficile de formuler une question comme « Pourquoi a-t-on fait payer un tel tribut à quelqu’un qui a choisi de ‘quitter’ l’Islam ? ». Le fait reste encore, sauf rares exceptions, inconcevable et inadmissible. Le refus du milieu musulman face à cette conversion continue à être présenté comme évidemment « légitime », y compris le bien-fondé de l’enterrement symbolique de Si Mohammed Abd-el-Jalil[23]. La conversion de celui-ci est ressentie comme un rejet de la communauté et de ce qu’elle avait fait de lui. Le titre du livre « L’Islam et nous » choque. Ce livre, qui s’adressait aux chrétiens, les invitait à une compréhension plus juste de l’Islam. Il est perçu, dans le monde musulman, comme une « démonstration » qu’Abd-el-Jalil s’oppose à l’Islam, à sa communauté d’origine. Est-ce pourquoi, côté marocain, on s’en est comme « interdit » la lecture ? Un autre commentaire, tout à fait contestable quoique récurrent, est celui d’un Mohammed Abd-el-Jalil fragile psychologiquement. « Quand il apprit la nouvelle, son père a dit ‘Mon fils Mohammed est atteint d’une maladie mentale, il n’y a pas de doute » [A. El Mrini, 2005]. Abd-el-Jalil, homme très délicat et sensible, traversa une période dépressive mais ce fut bien plus tard, autour des années 60’s, en lien avec le déchirement qu’il a ressenti, dans son coeur et dans son corps, autour de son impossible retour auprès des siens. Enfin, pourquoi sa conversion « car il n’était pas pauvre » [C.O], les pauvres étant, en effet, soupçonnés être plus vulnérables à la pression prosélyte.
– Et aussi pourquoi, plus tard, la prêtrise ? La réalité est qu’il ne s’agit pas d’une nouvelle rupture. La partie marocaine a-t-elle eu l’occasion de savoir que, pour M. Abd-el-Jalil « devenir catholique signifie le devenir intégralement, jusqu’au sacerdoce » (lettre de Mohammed au père Clément du 30-8-27, écrite bien avant sa conversion) et qu’il faut un an de noviciat et six ans de séminaire pour devenir franciscain ? Pourquoi ce choix si radical, ce choix impensable d’absence de descendance ?
– Et pourquoi le choix de devenir franciscain alors que la famille franciscaine était le symbole de la chrétienté au Maroc ? La réponse a été donnée par Abd-el-Jalil lui-même, certes très tardivement[24]. « Pourquoi pas dominicain ? » lui demandait un de ses professeurs lorsqu’il lui parlera de lui-même, même s’il commencera par dire : « Rien ne me répugne tant, après le péché, que cette manière de procéder ; et c’est la première fois depuis que je suis chrétien, depuis bientôt 39 ans, que je me sens obligé de jeter dans le public des confidences personnelles et intimes », p. 63.
annoncé, seul à seul, sa décision de devenir franciscain. « J’aime saint François, pour son amour du Christ, pour son témoignage brûlant devant l’Islam et contre les croisés », ce François d’Assise, serviteur du Christ, venu rencontrer, au coeur des croisades mais en pèlerin désarmé, le sultan al-Malik al- Kâmil, à Damiette (Egypte), au risque de sa vie.
2 – Quelle est la nature de la « conversion » de Jean-Mohammed Abd-el-Jalil ? Quelles ruptures et quelles continuités ? Il a pu être présenté, côté marocain, comme « à la croisée des deux religions, indécis quant à son credo, ne sachant pas trop où était sa foi », voire comme quelqu’un qui est revenu à l’Islam[25] ou même qui n’en serait jamais vraiment ‘sorti’. Est-il aujourd’hui possible que soit entendu ce qui a pu être la nature profonde de la mutation spirituelle du Père J.M. Abd-el-Jalil, tel qu’il l’a exprimée lui-même dans ses écrits et ses correspondances?
3 – Quel est le degré de duplicité des autorités politiques et religieuses françaises de l’époque ? Dans quelle mesure y a-t-il eu, à l’époque, prosélytisme chrétien sur Abd-el-Jalil [26] ? Au Maroc, on ignore la réaction du père Clément à Mohammed : « De conversion, pour vous, il ne peut être question » (lettre de 1926) ; celle de L. Massignon (chrétien revenu avec ardeur au christianisme de son enfance) au projet de sacerdoce (sur un ton autoritaire, il lui écrira que c’est aller trop vite) ; l’influence déterminante qu’a jouée, sur la conversion d’Abd-el-Jalil, le prêtre, Paul-Mehmet Mulla-Zadé, turc et lui aussi d’origine musulmane[27]. Mais est-il possible d’ignorer la position des autorités politiques françaises et, en particulier, celle du Maréchal Lyautey, opposé à toute forme de prosélytisme et très respectueux de l’identité religieuse musulmane ? Comment peut-on affirmer si radicalement l’influence de cette « duplicité » supposée alors même qu’en même temps on affirme la force de l’Islam à résister: « C’étaient les chrétiens qui se convertissaient à l’Islam, par milliers. Mais un tel gabarit comme unique cas de conversion … » [C.O] [Assid, 2006].
4 – Que penser de la thèse du « silence » d’Abd-el-Jalil lui-même, de ce qu’on qualifie encore au Maroc de « loi du silence », voire d’ « omerta » ? Quels ont été les différents facteurs et acteurs de ce « mur du silence » : Abd-el-Jalil lui-même, son milieu, les milieux politiques, français et/ou marocains, les milieux franciscains ? ou aussi les tabous, une impossible écoute ? A-t-il été si silencieux ? Pouvait-il parler ? ‘Il voulait détourner ses jeunes compagnons’. Pourtant, il correspondait avec de nombreux proches marocains. Pouvait-il être entendu ? L’a-t-on vraiment lu dans ce qu’il a écrit : ses ouvrages, le « Témoignage d’un tard-venu », ses correspondances, publiées ou non ? Fidèle à sa conscience et à l’esprit du Poverello, Abd-el-Jalil refusa de polémiquer, pas de s’expliquer quand les oreilles sont ouvertes. A une amie française de sa famille qui lui annonçait qu’elle irait saluer son père, il déclare : Vous regarderez mon père en pensant à moi, mais vous ne direz rien.
Le travail de recherche et d’informations, qui continuera à s’accomplir, permettra d’éclairer les « chercheurs de vérité » de part et d’autre et de déjouer la tentation de l’obscurantisme. Il semble que la jeune génération marocaine, en particulier dans sa composante universitaire, soit davantage prête à déconstruire les versions qui ont été mises en place, essentiellement pour des raisons politiques, au cours du ‘Protectorat’ et de la période nationaliste proche du protectorat, et à prendre le parti de l’objectivité au service du réel. Des points gagneraient encore à être éclairés aussi du côté de l’histoire des Eglises à l’époque des colonisations ou des « protectorats ». La vérité libère. Elle assure les bases d’un progrès solidaire dans le respect de chacun.
Le cas de Jean Mohammed Abd-el-Jalil
Par Mohamed-Sghir Janjar , GRIC Maroc
Après la lecture de l’excellent article de notre amie Anne Balenghien intitulé « La conversion de J. M. Abd –el- Jalil vue du Maroc », voici quelques réflexions à chaud qui cette lecture m’a inspirées. Je les livre à mes amis du GRIC en vue de poursuivre nos échanges, comme nous y invite Anne :
Je pense que nous disposons, avec cet article, d’un véritable état des lieux de la lecture marocaine (publications et témoignages oraux) de la conversion de J. M. Abd-el-Jalil au catholicisme en 1928. Le travail de recension et d’analyse a été fait avec beaucoup de précision et un réel souci de rigueur, d’objectivité et d’exhaustivité.
La question qui se pose maintenant, à mon avis, est la suivante : quelle lecture pouvons- nous faire de la réception marocaine de l’épisode de la conversion de J. M. Abde-el-Jalil ? Quelles leçons pourrions- nous en tirer pour la fondation et/ou la poursuite du dialogue islamo-chrétien dans le Maroc du XXI è siècle ?
Pour ce qui est de la lecture que nous pouvons faire de la « réception » au Maroc de la conversion de Abd-el–Jalil, telle qu’elle est décrite par Anne Balenghien, je dirais en schématisant un peu, qu’elle s’est déroulée en deux grands moments : le premier va de la fin des années 1920 jusqu’au milieu des années 1990 et ce fut le temps du traumatisme et du refoulement. Le second temps qui s’étend des années 1990 à nos jours, est celui d’une tentative de reprise de parole en recourant à une série de manipulations idéologiques qu’Anne a très bien pointée. Mais durant ces deux temps, l’essentiel de ce qu’aurait pu nous signifier l’expérience de Abd -el- Jalil, nous est resté, à mon sens, impensable.
A cela plusieurs raisons : la première est liée au fait que l’idéologie nationaliste dominante était, à l’époque coloniale et un peu au-delà, une sorte de synthèse théologico-politique (le discours nationaliste était composée d’un de salafisme religieux et d’idéologie politique indépendentiste). La seconde raison tient au statut et au rôle qu’incarne une personnalité comme J. M. Abd-el-Jalil[28]. Il appartenait à l’une des familles citadines ayant donné au pays quelques grands leaders du mouvement nationaliste. Son frère Omar a été un éminent dirigeant politique qui a participé à la création et à la direction du parti de l’Istiqlal, de même qu’il a pris part activement au pouvoir et à la construction du nouvel Etat au lendemain de l’indépendance. Celui par qui le « scandale » est arrivé fait donc partie de cette élite lettrée et citadine porteuse du nouveau projet islamo-nationaliste autour duquel s’est opérée, à partir des 1930, la mobilisation des Marocains contre le pouvoir colonial. La troisième raison est d’ordre psychologico- théologique. Il suffit de lire les maîtres à penser de l’époque (comme Allal El-Fassi) et les idéologues du mouvement national – salafiste, pour comprendre à quel point un tel fait (la conversion) leur était impensable. Le salafiste de l’époque pouvait concevoir que des paysans analphabètes ignorant l’essentiel de l’islam -religion qui, à ses yeux, clôt le cycle des révélations monothéistes et apporte la réponse finale et définitive à la quête humaine de Dieu-, puissent être « manipulés » par des missionnaires, comme en Afrique, en Asie et dans d’autres territoires musulmans sous domination occidentale. Mais, il lui été impossible d’imaginer que cela puisse advenir dans le cas d’une personne lettrée, issue de l’élite fassie et d’une famille nationaliste de surcroît. La conversion à une autre religion -avec ou sans prosélytisme- paraissait à l’élite de cet époque aussi impossible et impensable que l’athéisme pour la société médiévale (selon l’analyse Marc Bloch).
Pour penser cela, on convoque -et on continue à le faire – la fameuse théorie théologique d’un islam religion de la « fitra » (nature humaine première). Cette théorie se fonde sur un hadith qui considère que tout être humain nait d’abord musulman avant qu’intervienne l’éducation assurée par les parents (la société) pour en faire un juif ou un chrétien (Ali Oumlil a écrit des pages lumineuses sur cette notion de fitra).
On imagine que la conversion de Abdel-el-Jalil fut pour un groupe social convaincu de sa supériorité spirituelle sur les autres nations, du fait même de son caractère inattendu, plus qu’un choc, un traumatisme. Or, le propre du traumatisme, selon la psychanalyse, est qu’il provoque une secousse supérieure en termes de violence, à la capacité d’absorption du sujet. Et au lieu de réveiller les mécanismes d’autodéfense et d’adaptation consciente à la nouvelle réalité, il suscite une réaction émotionnelle de défense pathologique dont le silence, le refoulement et l’amnésie sont les symptômes.
Ce traumatisme aurait-il été dépassé dans la société marocaine postcoloniale ? La parole « publique » a-t-elle été réellement libérée après l’indépendance ? Sommes-nous entrés dans « le temps de l’analyse » au tournant du siècle, comme semble le suggérer le texte de Anne Balenghien ?
Je ne suis pas certain que l’on puisse, à la lumière des documents présentés par Anne Balenghien, répondre positivement aux questions précitées. Car si on excepte quelques rares textes descriptifs qui reprennent des éléments largement diffusés par les écrits des auteurs européens et surtout français, que nous reste –t-il ? De simples papiers journalistiques à visée polémique, sans la moindre connaissance de l’œuvre de Abd –el- Jalil, ni de son expérience intellectuelle et spirituelle. Les nouvelles générations formées à l’école nationale- salafiste créée par les leaders du mouvement national, se contentent de gérer le considérable stock de culpabilité conservé dans la mémoire collective. L’approche est simpliste et répétitive : on se réfugie dans les petites manipulations idéologiques ou les explications perverses et auto-satisfaisantes (déséquilibre mental de Abd -el- Jalil). Celles-ci dénotent surtout d’un déni du réel et d’une incapacité à penser la croyance religieuse en termes de liberté et de choix personnels[29]. Considérée avant tout comme appartenance mécanique à un groupe social, la croyance religieuse est perçue en tant qu’identité reçue suivant le déterminisme de l’héritage et de la socialisation religieuse. Elle n’est jamais un choix libre et construit même pour ceux, comme Abdel-el- Jalil, qui en avaient les moyens intellectuels et spirituels.
Si l’on s’intéresse à la tournure prise par le débat qui émerge timidement à partir des années 1990, on constate deux éléments : une fixation sur l’anecdotique que représente les petits détails biographiques et l’évocation « névrotique » et répétitive du mystérieux complot qui viserait à convertir l’ensemble des Marocains au christianisme. Et qu’il soit dit en passant, ce discours a toujours cohabité, chez les mêmes sujets, avec le discours opposé célébrant le triomphe de l’islam et la conversion massive des chrétiens à la dernière religion monothéiste.
Qu’a –t- on dit ou écrit au Maroc sur les questions essentielles auxquelles nous renvoie l’expérience de Abd –el- Jalil ? A –t- on vraiment saisi cette expérience unique pour penser les dimensions doctrinales, théologiques et spirituelles de la foi ? Quelle thèse universitaire, quel ouvrage scientifique ou quelle étude de fond, avons –nous consacrés à l’œuvre et à la pensée Abd –el- Jalil ?
Penser l’expérience de Abd –el- Jalil en termes de prosélytisme est une approche stérile, réductrice et surtout méprisante à l’égard de sa pensée et son choix spirituel. Il suffit de lire son texte tardif, « Témoignage d’un tard-venu à l’Eglise » dans lequel il décrit son cheminement intellectuel et religieux, pour se rendre compte que la subtile sophistication d’un tel esprit ne peut qu’être réfractaire à toute action prosélyte. Combien même il aurait été influencé dans sa jeunesse par telle ou telle rencontre, la conviction et la persévérance avec lesquelles il a construit, par la suite, son choix et sa voie, rendent l’explication par le prosélytisme inopérante.
La découverte ou la redécouverte de l’œuvre et l’expérience de Abd –el- Jalil par ses concitoyens marocains ne peut s’inscrire, aujourd’hui, que dans le cadre d’une pédagogie de double dialogue : il s’agit d’abord d’un dialogue avec soi pour une prise de conscience de notre devenir historique et religieux. Si la possibilité est donnée un jour aux jeunes maghrébins d’apprendre que, parmi ses ancêtres, figure un certain Saint Augustin, prêtre d’Hippone et immense esprit, sans lequel l’Occident ne serait jamais devenu ce qu’il est… Si on avait pris la peine de leur transmettre une petite part de la riche aventure religieuse et culturelle riche qui fut celle de cette aire civilisationnelle (Afrique du Nord), le poids de la culpabilité serait, sans doute, moins lourd et la conversion de Abd –el- Jalil moins traumatisante. Il s’agit ensuite d’un dialogue avec l’autre, mais, comme on vient de le voir, l’autre faisait déjà partie de soi dès le départ. En cela le dialogue islamo-chrétien est, sans doute, accueil et écoute de l’autre, mais il est avant tout un travail de réconciliation avec soi et une prise de conscience de notre devenir historique et spirituel.
Pour revenir aux travaux de Abd –el- Jalil et conclure cette réaction au texte de Anne Balenghien, je dirai qu’ils suscitent, à mes yeux, de nombreuses interrogations qui restent, me semble t-il, sans réponses satisfaisantes. Plus exactement, je dirai que le peu de connaissances que j’ai de son œuvre, me laisse penser que sur le plan du savoir théologique, Abd –el- Jalil s’est limité à la présentation objective des aspects généraux de l’islam et s’est interdit de poser les questions de fond vers lesquelles tendait nécessairement son expérience de musulman converti au christianisme. Dans l’avant-propos à son livre « Aspects intérieurs de l’islam », il formula le souhait de pouvoir un jour écrire un livre dans lequel il présenterait « une comparaison systématique de l’islam et du christianisme », surtout qu’il « croit connaitre assez bien, par le dedans, les deux religions ». En l’état actuel des connaissances que nous avons de son œuvre, un tel souhait ne s’est pas réalisé. On ne peut pas s’empêcher de s’interroger sur ce qui l’a poussé à passer son temps à vulgariser la connaissance de l’islam en Europe, sans jamais apporter le moindre élément de réponse à la question lancinante (la principale) que se posent les uns (ses anciens coreligionnaires musulmans) et les autres (ses nouveaux frères chrétiens) : quelle réponse spirituelle ou métaphysique aurait –il trouvée dans les Evangiles et sur à laquelle le Coran serait resté muet ? Autrement dit, la question du pourquoi de son choix, si jamais ce genre d’expérience peut se laisser apprivoiser par l’effort de rationalisation. Abd –el- Jalil explique qu’il avait fait le cheminement inverse de celui explicité dans la théorie coranique du salut, en écrivant dans sa lecture critique du livre de Gardet et Anawati sur la théologie musulmane, que celle-ci lui a permis de comprendre, en tant qu’adolescent étudiant le Kalam « à l’université de la Karaouiyine à Fès, ce sens religieux qui devait me conduire, écrit-il, à la réalité visible-invisible de l’Eglise »[30]. Force est de constater qu’à ce jour, nous ne disposons d’aucun témoignage attestant que le Kalam (la théologie musulmane) ait été enseigné à la Qarawiyin au début du XXe siècle. De même que ce même article montre combien l’auteur été peu attiré par les questions théologiques. Et on ne comprend pas à sa lecture en quoi le Kalam serait une voie possible pour l’intelligibilité du noyau dogmatique chrétien.
Il me semble qu’un des modes de contribution marocaine au dialogue islamo-chrétien serait, aujourd’hui, de s’approprier, enfin, l’œuvre de Abd –el- Jalil, de l’étudier, de l’interroger et de l’analyser comme toute œuvre intellectuelle et spirituelle d’un homme marocain du XXe siècle. Repenser sa pensée est, à mon sens, la seule voie susceptible de nous aider à dépasser le traumatisme, l’anecdotique et le biographique. Le texte de notre amie Anne Balenghien est un premier pas sur cette voie.
- [1]Je tiens à remercier Jamaa Baida (voir infra) et Joël Colombel pour l’aide précieuse qu’ils m’ont respectivement apportée (sources, réflexions et relecture). Mais aussi ceux, écrivains ou non, qui ont accepté de me confier leurs paroles. Le père Joël, franciscain du Maroc, a été chargé de rédiger l’homélie funèbre du père J. M. Abd-el-Jalil. Il est à l’écoute de toute parole concernant son frère en St François et respectueux, comme lui, de la sensibilité des siens.↩
- [2] Les commentaires oraux [C.O.] concernent des réactions de citadin(e)s, qui ont un intérêt particulier pour Abd-el-Jalil et que j’ai interviewés, né(e)s, avant la fin du protectorat, de familles socialement proches de la famille Abd-el-Jalil, et/ou engagées dans les luttes pour l’Indépendance. ↩
- [3] Cette pratique, sémitique, était aussi courante dans les milieux juifs marocains en cas de conversion de l’un des leurs à l’islam. ↩
- [4] Il s’agit en fait du « Dahir réglementant le fonctionnement de la justice dans les tribus de coutumes berbères », paru le 16 mai 1930. Ce Dahir a largement été exploité par le courant nationaliste citadin, contre la France mais aussi contre les coutumes berbères. ↩
- [5] Cf. l’article de Alfred-Louis de Prémare, à l’époque l’un des animateurs du centre franciscain de « La source » à l’Agdal. Il y a raconté, avec fidélité, le détail de ce séjour : « Le retour de Jean-Mohammed Abd-el-Jalil au Maroc », dans En hommage au père Jacques Jomier, o.p, 2001, Patrimoines/ Cerf, p. 321-341. ↩
- [6] Le différend entre la France et le Maroc au sujet de la Mauritanie n’avait pas manqué d’envenimer les relations entre les deux pays.↩
- [7] Son frère, Hadj Omar Ben Abd-el-Jalil, est l’un des leaders du parti de l’Indépendance et membre de la délégation à la rencontre d’Aix-les-Bains. Après le retour de Mohammed V en 1955, il fut ministre de l’Agriculture du 2ème gouvernement du Maroc indépendant (d’octobre 56 à avril 58), puis ministre de l’Education Nationale du 3ème gouvernement (de mai 58 à décembre 58). Il aurait succédé à Allal el Fassi comme secrétaire du parti.↩
- [8] Nouvelle publiée d’abord en 1978 dans le journal « Al-Mîthâq Al-Watanî » (journal du R.N.I de Mr. Osman) et rééditée en 2002 dans un ensemble de nouvelles de l’auteur. ↩
- [9] Abdelhadi Boutaleb est un homme influent : formé dans la tradition d’ « Al-Qarawiyine », nationaliste et parmi les fondateurs du P.D.I (Parti Démocratique de l’Indépendance), plusieurs fois ministre après l’Indépendance et conseiller de Hassan II. Il est lu et très écouté sur les chaînes TV. Le passage sur Abd-el-Jalil est extrait de A. Boutaleb (en arabe), pp. 163-166, Souvenirs témoignages et figures, Vol. 1, (2 vol.), Editions Entreprise Saoudienne de Recherches et d’Edition, Maroc, Rabat, 1992, 592 p.↩
- [10] L’auteur est universitaire, militant Amazigh (berbère). ↩
- [11] Dans Al–Sahrâ’ al-Maghribiyya, du 23-08-2005, p. 4, « Horizons ». AbdelHaq El Mrini, de formation d’ « Al- Qarawiyine », est historien mais, surtout, chef du Protocole royal depuis S.M. Hasan II.
- [12] Livre qui venait de paraître: J-M Abd-el-Jalil, témoin du Coran et de l’Evangile, 2004, Cerf/éd. Franciscaines, 172 p. ↩
- [13] Sur Abd-el-Jalil, [2004, voir supra]. Massignon, Abd-el-Jalil, parrain et filleul, 1926-1962, Correspondance .rassemblée et annotée par Françoise Jacquin, Cerf, Histoire, 2007, 298 p. ↩
- [14] Universitaire, historien et membre du GRIC-Maroc depuis les années 90. Présence chrétienne au Maroc, 19ème et 20ème siècles, J. Baida et V. Feroldi, Ed. Bouregreg, 2005, avec, en particulier, p.62-64, ‘Une conversion emblématique’. ↩
- [15] Après avoir assisté à une Table-Ronde qui portait sur le thème « Les relations entre l’Islam et le Christianisme dans les pays du Maghreb » (le 10 février 2007, Casablanca), organisée par l’Ecole citoyenne, ONG de défense des droits de l’homme de Casablanca. Espace privilégié. Y étaient invités, entre autres, J. Baida et V. Feroldi qui présentaient leur livre [2005]. Autour de cette table ronde, des jeunes écoutent. ↩
- [16] Une revue qui semble avoir cessé de paraître. ↩
- [17] En 2007, par François Devalière, directeur de La Source/ Rabat. ↩
- [18] Abdallah Tourabi est journaliste au Maroc, en thèse à Sciences-Po Paris. ↩
- [19] Aidé par la publication des écrits d’Abd-el-Jalil [2004], J. Baida et V. Feroldi [2005], les « correspondances » entre J.M. Abd-el-Jalil et Louis Massignon [2007]. Sans compter la toute récente publication autour des « correspondances » entre Paul-Mehmet Mula-Zadé et J.M Abd-el-Jalil : Deux frères en conversion, du Coran à Jésus, Correspondances 1927-1957, par Jean-Mohammed Abd-el-Jalil et Paul-Mehmet Mulla-Zadé, rassemblée, introduite et annotée par Maurice Borrmans, mars 2009, Cerf, 336 p. Et, sans doute, d’autres publications à venir. ↩
- [20] Journal al-‘Alam du 28-04-1961: « Monsieur Mohammed AEJ contribua efficacement au mouvement nationaliste, lui amenant de nombreux amis et soutiens dans les différents pays qu’il visita ». Il est une « personnalité qui occupe une place scientifique éminente ». Version finalement extrêmement élogieuse pour ce que le père Abd-el-Jalil était devenu. ↩
- [21] Voir aussi : A ; Boutaleb 1992, p.165-166 ; A. El Mrini, 2005 ; L. El Baraka, 2007↩
- [22] Voir Al-‘alam, 1961 ; A. Boutaleb, 1992, p.165-166 ; L. El Mrini, 2005 ; L. El Baraka, 2007↩
- [23] Voir, en particulier, la nouvelle de Leila Abouzeid, mais aussi A. Boutaleb, 1992. L’article de Lyazid El Baraka, dans la revue Al-Nâs-info, en arabe, du 16 février 2007, fait, dans ce sens, exception.↩
- [24] Et même en bas de note : J.M. Abd-el-Jalil, « Témoignage d’un tard-venu à l’Eglise », Cahiers de vie franciscaine, n. 54, 1967 II., p.68, note 2. En 1967, en réaction et touché par un passage du livre d’un de ses amis et maître, Abd-el-Jalil ↩
- [25] [1961, dans le journal al-‘Alam] [2005, A. El Mrini].
- [26] [1961, dans le journal al-‘Alam], [1992, A. Boutaleb]. [1978].
- [27] Car deux questions retiennent Mohammed : « Jésus est-il Dieu ? » « Quel statut le christianisme accorde-t-il à l’islam et à son prophète ? » (lettre du 11/12/1927). Incapable de le satisfaire sur ces deux questions, le père Clément Etienne l’adresse à un prêtre, converti d’origine musulmane, Paul Mulla-Zadé (19 août 1927). ↩
- [28] On trouve dans « Les origines sociales et culturelles du nationalisme marocain, 1830-1912 » de Abdellah Laroui une analyse très fine de la fonction des « rôles » et « places » sociaux en tant qu’attributs majeurs dans la construction des identités individuelle. Le rôle dans la culture traditionnelle marocaine préexiste, en quelque sorte, à la personne l’inscrit dans une généalogie et détermine son devenir. ↩
- [29] Faut –il rappeler que l’un des textes de J. M. Abd –el- Jalil qui avait fait l’objet d’une conférence prononcée à Madrid le 14 avril 1953, a porté justement sur la question de la liberté en islam : « El problema de la libertad en el-Islam ». Il a été publié à Madrid en 1954↩
- [30] Voire « Une introduction à la théologie musulmane » dans Recueil Jean- Mohammed Abd –el- Jalil, Institut catholique de Paris, 1979 – 1980↩