Livre de Henri de La Hougue et Saeid Jazari Mamoei (GRIC Paris) aux Editions Salvator dont nous reproduisons ici l’introduction
« Dieu est-il l’auteur de la Bible et du Coran ? » Spontanément, chrétiens et musulmans donnent une réponse différente. Les musulmans considèrent que le Coran est venu achever la révélation transmise par Moïse au peuple juif ainsi que la révélation de l’Évangile transmise par le prophète Jésus. Ils vont donc répondre « oui ». Les chrétiens, eux, considèrent que Jésus-Christ n’est pas d’abord un prophète, mais le Messie, qui révèle par sa mort et sa résurrection le cœur de ce que Dieu veut révéler de lui-même aux hommes. Pour eux, il n’y a plus d’autres révélations à attendre après avant la fin des temps. Ils vont donc répondre : « non ».
Mais, dans un deuxième temps, la réponse de chacun sera plus complexe. Car lorsque l’on prend en compte la différence entre ce que les chrétiens appellent « le Nouveau Testament » et ce que le Coran dit de l’Évangile (al-injîl), il est clair que le contenu du Nouveau Testament ne peut pas être limité à ce qu’en dit le Coran. Il en est de même pour l’ensemble de « l’Ancien Testament » qui ne peut pas être limité à ce qu’en dit le Coran. Dès lors, la question deviendra pour le musulman : Puis-je reconnaître que l’auteur du Coran est aussi l’auteur de l’Ancien et du Nouveau Testaments auxquels se réfèrent les chrétiens ?
Quant aux chrétiens, même s’ils considèrent que le Coran est arrivé après le Nouveau Testament, et donc, que le Coran ne peut pas être regardé comme une révélation qui aurait le même statut que les Évangiles ou que l’ensemble du Nouveau Testament, il est clair qu’ils doivent prendre en compte ce que la Bible elle-même révèle : Dieu aime tous les hommes et veut que tous soient sauvés ; pour cela il entre en dialogue avec tous les hommes depuis la création jusqu’à aujourd’hui. Comment ? De manière visible lorsque des hommes et des femmes de toutes religions prient, et font le bien en suivant leur propre tradition religieuse. Le chrétien, sans considérer que le Coran est une « parole de Dieu » au même titre que la Bible, est bien obligé de considérer que bon nombre de musulmans vivent une réelle rencontre avec Dieu dans leur foi et alimentent cette rencontre par le biais du Coran.
Donc, finalement, d’un côté comme de l’autre, la question revient à celle-ci : « que peut-on reconnaître comme venant authentiquement de Dieu dans la religion de l’autre ? » La question n’est pas simple et demande à être creusée par des spécialistes qui d’une part connaissent bien leur propre tradition théologique, qui acceptent de travailler ensemble et de confronter leur point de vue, pour éviter de tomber dans la polémique où chacun regarde l’autre uniquement à partir de lui-même.
Beaucoup de pensées fondamentalistes et polémiques sont développées dans des écrits et des sites internet. Elles ont l’avantage de la simplification et laissent croire que les religions pourraient être résumées en quelques aspects dogmatiques intangibles qui les situeraient d’emblée comme opposées à tout autre perception de Dieu que la leur. La réalité est beaucoup plus complexe parce que la foi des uns et des autres s’est développée dans des contextes historiques et culturels qui n’ont cessé de changer au fil des siècles. Nous allons essayer de le comprendre tout au long de ce livre.
Membres du Groupe de Recherche islamo-chrétien (GRIC), nous nous retrouvons bien dans la charte du GRIC : « Si parfaite que soit la Parole fondatrice de notre foi, nous ne pensons pas que la connaissance que nous en recevons épuise les richesses de cette Parole et du mystère de Dieu. C’est pourquoi, nous pensons que, d’une part, notre certitude de foi implique nécessairement une recherche sans fin de la vérité, à l’aide et à la lumière de Dieu, et que, d’autre part, d’autres approches de la vérité que la nôtre, à partir d’une autre Parole que celle qui fonde notre foi, sont légitimes et peuvent être fécondes pour nous. Autrement dit, le Musulman reconnaît la validité et la fécondité de la foi et de la recherche chrétiennes, et le Chrétien reconnaît la validité et la fécondité de la foi et de la recherche musulmanes.[1] »
Nous souhaitons donc, par ce livre rédigé entièrement à deux voix, aider des chrétiens et des musulmans qui souhaitent avancer dans cette relation islamo-chrétienne à pouvoir appuyer leur réflexion sur des fondements théologiques traditionnels et se forger leur propre opinion théologique sur la religion de l’autre. Nous sommes convaincus qu’un tel chemin, loin de relativiser notre propre foi, permet au contraire un approfondissement et une conversion du cœur qui nous rapproche de Dieu. Dans une lecture croyante, nous sommes convaincus que si Dieu a mis sur notre chemin des membres d’autres traditions religieuses, c’est parce qu’il nous invite à collaborer avec ces personnes pour témoigner au monde de son Royaume. Ce rapprochement entre chrétiens et musulmans n’est donc pas une option, mais une nécessité. Lorsqu’il est bien vécu, ce rapprochement est surtout une source de joie et d’enrichissement.
Dans toute relation humaine, la richesse vient à la fois des affinités qui permettent de s’apprécier mutuellement, de se comprendre et en partie de se reconnaître en l’autre ; et des différences qui permettent au deux interlocuteurs de ne pas s’enfermer sur eux-mêmes et de grandir ensemble dans une fécondité qui ouvre à la rencontre de tous. Il en est de même dans la rencontre d’hommes et de femmes de différentes traditions religieuses qui essaient de s’enrichir dans la foi. Reconnaître des affinités avec l’autre est indispensable au départ de la relation. Ensuite, au fil du temps, apparaissent les différences qui justement vont enrichir les deux partenaires du dialogue.
C’est à ce niveau-là que ce situe notre réflexion : plutôt que de commencer par un exposé théorique sur le Dieu unique dans nos deux traditions en mettant en valeur d’abord nos points communs, nous avons préféré aborder la foi sous l’angle de nos différences : le mystère de Dieu vu sous le prisme central de la médiation de Christ et de la Bible dans le Christianisme, et le mystère de Dieu tel qu’il est donné à percevoir à travers la place centrale du Coran et de l’écoute des faits et paroles de Muhammad (les hadîths) dans la tradition coranique. Nous sommes convaincus qu’il s’agit du même Dieu unique, créateur du monde, miséricordieux et aimant, qui invite tous les hommes à s’engager dans un chemin de bonheur. Mais nous trouvons intéressant pour avancer dans le respect de l’autre d’essayer de nous comprendre mutuellement dans ce qui constitue notre spécificité. Ce livre est le fruit d’un partage et d’une conviction que musulmans et chrétiens peuvent œuvrer ensemble à une meilleure compréhension réciproque et à un respect mutuel : nous essayons d’aborder toutes les grandes questions qui surgissent dans l’esprit du croyant lorsqu’il cherche à comprendre l’autre. En regardant ce que disent nos traditions respectives, à travers leurs grands penseurs et théologiens, nous cherchons à voir jusqu’où peut aller notre reconnaissance de ce que vit l’autre dans sa propre foi, avec ses propres structures religieuses.
Puisque la question : « Dieu est-il l’auteur de la Bible et du Coran » revient finalement à poser la question suivante : « que peut-on reconnaître comme venant authentiquement de Dieu dans la religion de l’autre ? », le livre comporte trois parties principales.
La première présente nos approches réciproques : Jésus, Muhammad et nos Écriture respectives. Elle donne un éclairage nécessaire pour comprendre qui est Jésus pour les chrétiens et comment s’articule la foi en Jésus « Fils de Dieu » et la Bible. Elle explique ensuite l’importance de la prophétie dans l’islam, qui est Muhammad, quel est le statut du texte coranique et enfin comment est situé Jésus dans cette tradition.
La deuxième partie pose la question cruciale de la reconnaissance de l’autre : « un regard positif sur l’autre est-il possible ? » Après avoir présenté les différentes positions théologiques, parfois très dures vis-à-vis de l’autre, il nous est apparu qu’on ne pouvait pas en rester là si on souhaite contribuer à l’édification d’un monde fraternel où Dieu, nous en sommes convaincus, veut que chacun soit aimé et reconnu. Nous donnons des pistes d’ouverture pour cet autre regard qui ouvre à l’estime de la foi de l’autre.
La troisième partie analyse les défis théologiques propres à chacun de nos religions si on veut entrer dans cette attitude de respect malgré nos différences.
- [1] Charte du Groupe de recherche islamo-chrétien (GRIC)↩