A Propos du livre « S’exprimer librement en Islam » (Le Seuil, 2023)
Représentation, caricature et blasphème en islam
J’ai appris, il y a longtemps, que voyant quelques personnes adorer les images de l’église vous les aviez brisées et jetées dehors. Je loue votre zèle pour empêcher ce qui est fait de main d’homme ne soit adoré : mais je crois que vous ne deviez pas briser ces images. Car on met des peintures dans les églises afin que ceux qui ne savent pas lire voient sur les murailles ce qu’ils ne peuvent apprendre dans les livres. Vous deviez donc les garder et détourner le peuple de pécher en adorant la peinture.
Ainsi s’exprimait le pape Grégoire le Grand dans une lettre de 599 adressée à saint Sirinus, 10éme évêque de Marseille, qui avait fait briser toutes ses images dans sa ville épiscopale. Avant d’évoquer les démêlés de l’islam avec la question de la représentation ne convient-il pas aux catholiques de rappeler que les images saintes n’ont pas toujours été les bienvenues dans leurs lieux de culte.
Dans un ouvrage publié en 2023, le professeur Hamadi Redissi nous éclaire sur la posture islamique face à l’art représentatif et face à l’irrévérence. Loin d’être uniforme celle-ci a évolué au fil du temps sans qu’il soit toujours possible d’expliquer pourquoi l’iconophobie ou l’iconophilie l’a emporté.
Lors de l’attentat sanglant contre Charlie Hebdo ou lors de l’assassinat de Samuel Paty il n’était pas facile de savoir si les islamistes recouraient au meurtre en réaction à la représentation du Prophète, au fait qu’il soit ridiculisé ou encore pour montrer que la liberté d’opinion s’arrête aux portes de l’islam.
Grâce à une enquête aussi passionnante que rigoureuse Hamadi Redissi nous montre que le droit islamique médiéval décrète indistinctement la mort pour quiconque insulte Dieu, sa religion et son Prophète Muhammad, qu’il soit musulman ou non (p. 18). Après quelques signes de libéralisation au XIXéme siècle force est de constater que l’intransigeance fait son retour même dans des régimes laïques.
Alors que jusqu’au XIIIéme siècle le portrait de Muhammad demeure tabou, les khans sunnites de Perse d’origine mongole et récemment islamisés ne connaissent aucune inhibition face à la représentation. A la fin du XVIéme siècle est même élaborée la théorie des deux calames, l’écrit et la peinture.
Un chapitre consacré au blasphème et à son histoire nous fait remonter au XIIéme siècle et se conclut avec l’affaire Rushdie. « Le musulman qui défend ce criminel et l’approuve est un apostat qui doit être tué, à moins qu’il ne se repente lui-même, écrit le prédicateur marocain al-Ghumari. »
Ce n’est que 4 siècles après la Bible de Gutenberg que le Coran accède à l’impression de masse. La caricature fait une apparition dans le dernier quart du XIXéme siècle mais en 2016 Nader Hatar est assassiné pour avoir représenté Dieu demandant s’il avait besoin de quelque chose à un djihadiste allongé en compagnie de deux femmes
Deux siècles après la mort du Prophète, les mutazilites. soutiennent la thèse du Coran créé, et insistent sur le libre arbitre, entr’ouvrant ainsi la porte à la liberté de pensée. Au Xéme siècle, en revanche, l’acharisme remettra l’accent sur la toute-puissance divine.
A la fin de son livre Hamadi Redissi évoque brièvement le caractère paradoxal de la laïcité dont se réclame le monde islamique. Point d’Eglise hiérarchique et la Loi l’emporte sur l’autorité civile. Mais il s’agit là surtout d’un avantage rhétorique dont use et abuse l’apologie islamique. Car dans les faits l’apostat encourt les peines les plus graves ; en cas de conflit juridique entre musulman et non-musulman c’est la loi islamique qui prévaut et l’égalité entre hommes et femmes est au mieux un objectif hors d’atteinte.
Empruntant à la thèse de René Girard, Redissi ne craint pas de conclure que le lynchage de boucs émissaires permet à la communauté de maintenir son unité. Qu’il s’agisse d’intellectuels comme Nasr Hamid Abu Zayd qui dut quitter l’Égypte en 1995, qu’il s’agisse d’une femme chrétienne comme Asia Bibi condamnée à mort en 2009, ou encore, à une plus large échelle, qu’il s’agisse des homosexuels d’aujourd’hui ou des Juifs qui vivaient en terre d’islam.
S’il est permis d’ajouter un obstacle à la liberté d’expression, pensons aussi à la pression sociale dont l’omniprésence est paralysante même si elle demeure invisible pour l’hôte de passage.
Pour conclure sur une note plus souriante, signalons la réaction de la mosquée de Tarbes alors que le bâtiment avait été dégradé par un tag injurieux à l’égard du Prophète ; la communauté se contenta d’effacer les graffiti et d’accueillir les messages de sympathie des responsables civils et religieux de la ville.