Il est bon de rappeler que le discours coranique relatif au lieu sacré s’appuie sur quelques principes fondamentaux, tels que : la désacralisation du monde, l’évolution perpétuelle de l’univers et la suprématie de l’homme sur la nature.
D’un point de vue historique, le message coranique était d’abord en rupture avec le paganisme ambiant sur la perception du sacré. Toutes les idoles et divinités sont abolies en raison de l’unicité, et l’univers n’est plus sacralisé en tant que tel : « Dieu est Souverain Maître des cieux et de la terre, Il a créé tout à Sa guise »[1].
Le Coran, d’autre part, répond à un type d’agnosticisme dont les adeptes étaient connus en Arabie sous le nom de Mu‘aṭila. Leur croyance, très répandue parmi les riches commerçants mecquois du VIe siècle, percevait le monde dans un mouvement cyclique perpétuel et un retour éternel et gratuit. Dans un de ses versets, le Coran évoque cette conception : « Il n’y a pour nous, disent-ils, que la vie d’ici-bas. Nous mourons et vivons spontanément. Seul le temps qui passe nous fait périr »[2]. Contre ceux-là, le Coran défendait, pour le salut de l’homme, une conception diamétralement opposée. L’unicité engendre une vision autre du monde, celle « des êtres peuplant les cieux et la terre et qui tous vers Lui feront retour »[3]. L’univers n’est pas figé, puisque Dieu, qui « a pouvoir sur toute chose, ajoute à volonté à sa création »[4]. Ce mouvement général, souligné à plusieurs reprises (« Lui est chaque jour à quelque œuvre qu’Il manifeste »), concerne la créature et l’homme au premier chef : « Ô toi, mortel ! tu ne cesseras d’œuvrer pour te rapprocher de ton Seigneur que tu rencontreras enfin »[5].
Les relations entre l’homme et la désacralisation d’un monde en mouvement débouchent sur un rapport objectif propice à une sorte d’universalité indifférente et passive des « choses ». Si bien que l’être humain finit par assurer sa suprématie sur la nature et les autres espèces. Le monde a une présence à la fois indépendante et apprivoisable.
À partir de ces principes, la Révélation acquiert une vision de l’Homme, désormais créature unique par sa nature et son statut dans un monde désacralisé. Cette créature est appelée à un nouveau destin selon lequel tout, même le Temple sacré, se voit revalorisé par la foi et l’action du croyant. « Orient et occident appartiennent en propre à Dieu, et vers quelque point que l’on se tourne, là est Sa Face »[6].
En considérant que Dieu est présent uniquement dans l’histoire et dans l’homme, la révélation coranique fonde une alliance qui réfléchit le nouveau destin de l’homme. C’est d’ailleurs en référence à cette alliance que quelques passages coraniques font état de la sacralité passagère d’un lieu[7].
Pour les Hadiths, la chose est sensiblement différente. Les « Hadiths » ou « dits », dont l’ensemble forme la Sunna, ou « manière de vivre du Prophète », constituent les propos attribués à Muhammad en dehors des instants de la Révélation, et sont la deuxième source de la théologie islamique. L’étude de cet immense corpus littéraire, aux objectifs éthiques et juridiques, visait à interpréter le Coran ou à compléter ses silences et ses non-dits. Or on trouve un certain nombre de Ḥadīth-s mentionnant des lieux qui revêtent une forme de sainteté. Parmi eux :
– des villes . À côté des villes saintes de l’islam, La Mecque et Médine, un nombre considérable de textes cite des cités privilégiées telles que Basra, Damas, Jeddah et ‘Abadān en Iran. À propos de ces deux dernières, deux textes attirent l’attention : « Monter la garde à Jedda est la meilleure des sentinelles », ou « ‘Abadān est une porte ouverte ici-bas sur le paradis ». Il va sans dire que l’authenticité de ce genre de hadith n’a pu être établie. Il n’en demeure pas moins que les textes concernant les mérites (faḍā’il) de La Mecque et Médine figurent dans les recueils canoniques qui font autorité. La première de ces villes est qualifiée, dans les textes fondateurs, de « Mère des cités » (Umm al-Qurā) et tire sa noblesse du fait qu’elle fut une « aire de la révélation » (Mahbat al-waḥī). Médine est sanctifiée pour la même raison. Ce sont deux lieux qui portent témoignage de la relation de l’homme à Dieu. Mais cet aspect circonstanciel est renforcé par une gaine symbolique et religieuse. La Mecque et Médine sont sanctifiées (muqaddasa), car ceux qui prennent la peine de s’y rendre sont en quête de pureté, signifiée par la racine Q-D-S. La sainteté du lieu conduit en fait à baliser la condition humaine et à valider les actions du croyant. Un hadith mentionne le passage de l’ « espace » à l’éthique, en précisant qu’ « aucun peuple ne sera sanctifié (lā quddisat ummatun) tant qu’il cautionne l’injustice ».
– Des sanctuaires . Trois mosquées sont considérées comme des lieux saints selon la Sunna. Il s’agit des mosquées des deux villes précitées, plus la mosquée d’al-Aqṣā à Jérusalem. Dans le fameux hadith « Ne sanglez vos montures que pour aller à trois mosquées : la mosquée sacrée, celle de l’Envoyé de Dieu et celle de Jérusalem » (lā tuchaddu al-riḥāl illā ilā ṯalāṯah), point d’explications sur la cause de la sanctification de ces trois enceintes chères aux croyants pèlerins, mais d’autres textes nous éclairent à ce propos. S’il se rend à l’un de ces trois lieux, le musulman reçoit la gratification de ses efforts. En s’acquittant de sa prière liturgique, il est récompensé par des bienfaits qui témoignent de la Grâce divine. Encore une fois, le lieu saint permet de rehausser la valeur des actes cultuels et, par-là même, de renforcer l’alliance qui donne sens à l’action et à la vie de l’homme. C’est dans cet esprit qu’on entend un autre hadith où le Prophète précise que la prière accomplie dans l’enceinte de sa mosquée à Médine est supérieure à mille prières dans toute autre mosquée, exception faite du temple mecquois, dans lequel une prière est préférable à cent mille autres accomplies ailleurs.
– La Ka‘bah. La vénération (ḥurmah) qui l’entoure est bien établie dans maint texte de la Sunna. Vers le Temple se tourne tout musulman au moment de sa prière et, autour de lui, le cortège religieux fait sa procession pendant le pèlerinage majeur (ḥāǧǧ) ou mineur (‘umra). Ni querelles ni paroles offensantes ni port d’armes ne sont tolérés dans ses alentours. Ce devoir de respect de la part des hommes s’étend aux animaux et aux plantes : les visiteurs de la Ka‘bah doivent s’abstenir d’y faire la chasse et de couper quelque arbre ou plante. Ainsi la Ka‘bah porte un message de paix au niveau universel. Elle permet de vivifier la relation à Dieu, en insistant sur le fait que les actes du croyant sont innervés de vie.
Cela dit, les ḥadīth-s comparent la vénération de la Ka‘bah (ḥurmat al-Bayt) à celle de l’homme, avec une supériorité de la seconde sur la première. Le compagnon du Prophète ‘Umar b. al-Khaṭṭāb s’exclama devant la Ka‘bah : « Ô que tu es majestueuse et que tu es vénérée ! Mais pour Dieu la considération de l’homme (croyant) est de loin la plus importante ». À un homme qui se cramponnait aux rideaux de la Ka‘bah, dans la véhémence de sa prière (« Mon Dieu, pardonne mes péchés par ce temple sacré »), le prophète Muhammad en personne fit ce reproche : « Il est plus juste de dire : Absous-moi au nom de ma dignité ».
Les textes de la Sunna consultés sur la sainteté des lieux sont un vivant commentaire des principes énoncés dans le Coran. Un lieu est considéré comme sacré quand il témoigne d’un moment spécifique où Dieu s’est manifesté à l’humanité. De ce fait, il symbolise et cristallise, dans un espace donné, la volonté immatérielle et divine d’une destinée nouvelle pour l’homme. En vénérant ces lieux, le croyant entame une quête en vue d’une paix et d’une sainteté internes, qui préparent autant les membres de la communauté que lui-même à leur salut futur. Cette quête d’un rapprochement avec Dieu ne peut être purement abstraite : elle doit s’exprimer dans le vécu en liaison avec l’espace, faute de quoi elle risque d’être vidée de toute substance. Le texte d’un hadith authentique concernant le temple de la Ka‘bah est révélateur à ce sujet. Muhammad affirme à Aïcha, son épouse, qu’il a « préconisé la démolition du Temple, puis sa reconstruction sous une forme différente ». Ce qui l’en a empêché, c’est la crainte d’être incompris par une communauté encore très attachée à ses traditions. Il fallait donc s’attaquer à l’essentiel : le temple restera sacré, non par sa forme, mais par le sens profond qu’il véhicule.
Dans cette conception, le monde et notamment les lieux sacrés deviennent un instrument au service d’une fin : l’homme, dont la vie et la mort revêtent alors un sens différent en ce qu’elles sont les étapes d’une ascension continuelle.