Cet article fait partie du dossier de recherche du GRIC intitulé Espaces sacrés, lieux de violence ou lieux de paix ?
Tout au long de notre réflexion commune sur la sainteté de l’espace, nous avons été affrontés à une interrogation lancinante : comment se fait-il que des espaces saints ou sacrés, dont la vocation est de rapprocher les fidèles de la divinité en leur garantissant un climat de paix, de prière et de méditation, soient si souvent le théâtre d’une violence extrême ? Ce constat n’est, certes, pas nouveau, car l’histoire religieuse de l’humanité est malheureusement jalonnée d’innombrables conflits inter- ou intra-confessionnels, envenimés bien souvent par la présence de lieux saints ; une anomalie sur laquelle se sont penchés historiens, sociologues, anthropologues, etc., aux études desquels la présente recherche est largement redevable.
Ce n’est pas l’effet du hasard, si la sainteté et le sacré incarnés dans un espace défini deviennent source de violence et, parfois, l’enjeu même d’interminables luttes religieuses. Symboles de pérennité pour les générations successives de fidèles, ils garantissent la transmission, sans faille et sans rupture, du patrimoine spirituel, qui est la préoccupation de toute communauté de croyants. Lieux privilégiés de convergence, ils sont assez puissants pour lancer sur les chemins des foules de pèlerins et pour les souder dans la profession de leur foi, dont l’unanimité gommera les divergences, effacera les doutes et renforcera les certitudes. C’est pourquoi nos trois traditions monothéistes ont privilégié les lieux et les temps de rassemblement, en les considérant comme de puissants stimulants de la foi collective.
Mais, par contrecoup, ces mêmes lieux et temps se révèlent être des armes redoutables entre les mains de manipulateurs sans scrupule, ou simplement de croyants à la foi peu éclairée et, par suite, intolérante. L’histoire de nos communautés respectives nous fournit trop d’exemples de ces dérives qui, nous devons le déplorer, n’appartiennent pas uniquement au passé. Cependant, plutôt que de ressasser nos griefs, il nous a paru plus constructif de mettre en valeur les efforts déployés pour assurer la coexistence pacifique des croyants et, surtout, de rechercher ensemble à quelles conditions nous pourrions dépasser les risques de conflits.
Lieux saints, lieux de refuge
Nos traditions religieuses condamnent de façon particulière les actes de violence commis dans les lieux consacrés, à cause de leur relation privilégiée à la divinité. C’est la raison pour laquelle la loi de Moïse prévoit, à proximité de sanctuaires vénérés, des aires de refuge où le meurtrier involontaire peut échapper à une vengeance immédiate, en attendant que son cas soit examiné. Les six villes refuges nommément citées dans le Livre de Josué [1] semblent, en effet, avoir été choisies parce qu’elles abritaient un sanctuaire ; cela est avéré pour au moins trois d’entre elles. Plus explicite est le cas des « cornes de l’autel » : celles-ci étaient la partie la plus sacrée de l’autel des sacrifices, celle sur laquelle on appliquait une partie du sang des victimes. Or, le meurtrier involontaire qui parvenait à les saisir devenait intouchable tant qu’il demeurait sous leur protection [2]. On peut rappeler que, chez les Grecs, les temples et leur enceinte sacrée constituaient des aires de refuge. A son tour, le christianisme ancien, aussi bien en Occident qu’en Orient, conféra aux églises le droit d’asile [3].
L’Eglise a connu très tôt un grand rayonnement et une grande influence dans le monde européen, en raison de ses fonctions de conseiller auprès de la royauté, grâce à la multiplication des lieux de culte et sanctuaires, liée à la mise en place de la structure du diocèse avec l’évêque à sa tête, ainsi qu’au développement du monachisme dès le 6ème siècle. L’Eglise a marqué son intérêt pour les miserabiles personae, les pauvres, les sans appui, les marginaux et même les auteurs d’actes délictueux. Le droit d’asile est lié à la justice pénale.
Le droit d’asile dans les églises, les chapelles et les monastères, justifié par la sauvegarde des pauvres et des petits, consiste en ce que toute personne poursuivie par une autorité quelconque peut venir demander asile dans les sanctuaires. La police seigneuriale ou royale ne peut l’en retirer, quel que soit le délit dont le réfugié est accusé. On ne peut même pas saisir ses biens. Si, dans certaines régions, ce droit d’asile est limité, dans d’autres il reçoit un caractère absolu. Cependant, avec le temps, l’Eglise estimera que les brigands ne peuvent profiter de l’asile ; par contre, elle protégera les serfs qui fuient leur seigneur jusqu’à ce que le seigneur promette l’impunité au fugitif. Les sanctuaires sont ainsi soustraits aux vengeances, à la violence et même à la justice temporelle, au nom d’une autre justice, d’une justice différente.
Les sanctuaires étaient eux-mêmes protégés par l’institution de la « paix de Dieu » ; établie pour lutter contre les guerres intestines, cette paix interdisait, sous peine de sanctions ecclésiastiques, de forcer l’enceinte des églises et d’y prélever quoi que ce fût, comme elle interdisait de s’attaquer aux gens non armés ou de rançonner les marchands. L’immunité par le sanctuaire accompagnera les évolutions de l’Eglise à travers les temps. De nos jours, l’occupation de certaines églises par des « sans papiers » se situe dans la droite ligne de ce privilège.
Dans la tradition musulmane, un exemple de lieu sacré est la zaouïa. C’est un sanctuaire qui peut jouer le rôle de refuge et à l’intérieur duquel on ne doit pas commettre de violence, car on y est sous la protection du saint Patron, donc de Dieu. Celui qui s’y réfugie est l’hôte de Dieu (dayf Allah). Les personnes qui oseraient transgresser ce « droit d’asile » peuvent s’attirer la malédiction divine. L’aire géographique de l’espace interdit (horm) est quelquefois bien délimitée et son étendue dépend de l’influence dont bénéficie la zaouïa. Le horm de Moulay Idris, à Fès, englobe plusieurs rues dans les environs immédiats du mausolée. On y accède en traversant une sorte de barrière. Celui d’Abdessalam Ben Mchich comprenait, dans le passé, le territoire de tribus entières. Par le droit d’asile, la zaouïa offrait un mécanisme pour réguler la violence dans la société et éviter des vengeances et l’effusion de sang. L’intercession du « lieu sacré » pouvait même déboucher sur des négociations permettant de dénouer une crise.
Ainsi, mosquées et zaouïas (les secondes plus que les premières) peuvent accueillir des marginaux, des gens persécutés par leur tribu, par des notables tout-puissants, voire par le pouvoir central. Mais il arrive qu’elles accueillent aussi des brigands et des assassins. Là se pose un problème d’éthique religieuse : est-il permis de violer l’espace sacré pour mettre hors d’état de nuire des gens dangereux pour la société ?
Le lieu saint est ainsi reconnu comme espace de non-violence, par respect pour Dieu, et y verser le sang constituerait une offense grave envers Dieu.
Là où coexistent plusieurs religions
Accepter sur son territoire l’existence de lieux sacrés fréquentés par les fidèles d’une religion minoritaire, c’est implicitement donner droit de cité à cette religion ou, en tous cas, reconnaître à ses adeptes la possibilité de demeurer fidèles à leurs croyances et de les transmettre d’une génération à l’autre. Mais cette reconnaissance a toujours comporté des limites et donné lieu à des réglementations précises.
Vis-à-vis de ses sujets juifs et chrétiens, l’Islam a adopté le statut de la « protection » (dhimma), en vertu duquel il garantissait sa protection aux membres des religions révélées vivant sur son sol, à condition que ces derniers en acceptent les clauses, notamment l’impôt spécial de la jizya. Même si son application varia beaucoup en fonction des lieux et des époques, soumis qu’il était au bon vouloir des autorités religieuses, mais plus encore peut-être aux aléas de la politique, de l’économie ou de la démographie, on ne peut nier que le statut de dhimma a contribué, malgré des heurts et des tensions indiscutables, à assurer la survie des communautés juives et chrétiennes présentes dans les territoires de l’Islam.
La question des lieux de culte (synagogues et églises en l’occurrence) représente un problème épineux : dans quelle mesure a-t-on le droit d’en édifier de nouveaux, d’entretenir et de restaurer ceux qui existent déjà ? A ces interrogations, les écoles juridiques sont loin de donner une réponse unanime et, là aussi, la pratique a varié suivant les époques et les régions. Cependant, de façon générale, les destructions de synagogues ou d’églises là où subsistait une communauté chrétienne ou juive, constituent véritablement l’exception.
Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, pour la plupart des Etats musulmans, le principe de la dhimma ne constitue plus une référence. D’autres types de relations se sont instaurés. Tel émir met un terrain à la disposition des chrétiens pour y bâtir une église. En Tunisie, le pèlerinage juif de la Ghriba (la plus ancienne synagogue d’Afrique) rassemble tous les ans, en mai, dans l’île de Jerba, plusieurs centaines de juifs, non seulement de Tunisie, mais aussi de divers pays occidentaux et même d’Israël. Dans certains pays d’Afrique subsaharienne, chrétiens et musulmans du même village participent ensemble à la construction d’une mosquée ou d’une église.
Mais il y a la situation inverse. Les courants migratoires modernes liés au développement des pays industrialisés ont entraîné, entre autres conséquences, l’apparition de minorités musulmanes consistantes dans nombre de pays occidentaux de tradition chrétienne. La croissance de ces minorités s’accompagne d’un besoin croissant de lieux de prière. En certains cas, des espaces chrétiens ont alors été mis à la disposition des musulmans, mais souvent les travailleurs immigrés devaient se contenter d’un garage, d’une cave ou d’une arrière-boutique sommairement aménagés. Là où les musulmans minoritaires sont parvenus à former des communautés constituées, ils revendiquent à juste titre de disposer de véritables mosquées. Les instances politiques et administratives se trouvent ainsi en présence de situations inédites auxquelles elles ne sont pas toujours suffisamment préparées. De plus, confrontés à des poussées de violence à caractère identitaire de toute provenance, les Etats craignent que les mosquées, surtout quand leur gestion et leur financement échappent à leur contrôle, ne deviennent des foyers d’agitation susceptibles de troubler l’ordre public. D’où les réticences, les lenteurs administratives et autres obstacles qui retardent ou compromettent l’aboutissement des procédures engagées. Afin de ne pas pénaliser les communautés qui aspirent à vivre en paix et à prier en des lieux décents, il est souhaitable que, d’un côté comme de l’autre, on recherche le dialogue et la transparence.
Partage de lieux saints
A partir de la réalité d’aujourd’hui, la cohabitation des cultures religieuses paraît balisée par des frontières. Pourtant, des fêtes religieuses ou familiales, des pèlerinages et des rites divers offrent l’occasion aux différentes confessions de se croiser. Ainsi, Haïm Zafrani rapporte : « La même sépulture peut constituer un lieu de pèlerinage judéo-musulman, un espace de compromis où l’on assiste parfois à des manifestations de symbiotisme culturel, voire de syncrétisme religieux, qui peuvent paraître surprenantes, juifs et musulmans recherchant auprès des mêmes saints et santons intercession et protection, et se livrant aux mêmes pratiques et aux mêmes gestes, procédant aux mêmes offrandes, utilisant les mêmes invocations, les mêmes formules de prières. De leur visite au même saint, les uns et les autres repartent riches en imagination de tous les biens qu’ils fondaient sur le succès de leur pèlerinage, rentrant chez eux chargés, à tout le moins, d’un supplément de foi et d’espérance » [4].
Les exemples peuvent aussi être islamo-chrétiens, comme pour cette vingtaine de religieux et religieuses du diocèse d’Oran invités, en juin 2004, à découvrir une zaouïa dans l’Ouest algérien, lieu ouvert à tous. Le soir, après le repas, hommes, femmes et enfants se sont réunis pour prier ensemble, chacun dans sa langue.
Certains sanctuaires sont fréquentés par des visiteurs qui appartiennent aux trois religions monothéistes. Ainsi en est-il de l’église Sainte Thérèse de Lisieux à Choubrah, un quartier populaire du Caire. Cette église est ouverte sur son environnement, attirant des foules de gens simples qui entretiennent une relation quasi familiale avec la sainte. Sur les 1500 personnes qui s’y rendent chaque jour, une très grande majorité est musulmane. Le vendredi et le dimanche, leur nombre double. On vient demander à la sainte d’intercéder auprès de Dieu pour guérir d’une maladie grave, pour obtenir une grossesse improbable, pour le retour d’un enfant au droit chemin, pour l’obtention d’un emploi… L’église Sainte Thérèse de Choubrah appartient bien aux habitants du quartier, mais sans exclusivité. La multitude d’ex-voto qui s’y trouvent est impressionnante par le nombre, mais aussi par l’origine de ceux qui expriment leur reconnaissance. Les noms sont coptes, musulmans, juifs… Les plaques sont rédigées en arabe, en anglais, en français, en grec, en hébreu, en japonais, etc… Il est significatif que l’édifice a été construit en très grande partie grâce à des dons de musulmans et de juifs, et qu’une partie du terrain est un don de l’Etat.
Témoin aussi de ce partage, le pèlerinage de Santa Cruz organisé annuellement, près de Nîmes, et qui se rattache au sanctuaire de Santa Cruz, à Oran. Celui-ci commémore un miracle qui se serait produit le 4 novembre 1849 : grâce à Notre-Dame, la ville d’Oran aurait été sauvée d’une épidémie de choléra. Depuis 1962, cet anniversaire est désormais célébré aussi à Nîmes par des anciens de l’Algérie ; pèlerinage chrétien, il draine également juifs et musulmans, qui viennent revivre cet événement qui les rassemblait autrefois.
Cet exemple rappelle que Marie est une figure qui permet de partager la demeure sacrée de l’autre. Maryam tient une place importante dans le Coran (dont une sourate porte son nom) et, de manière générale, dans la tradition musulmane. Les commentateurs du Coran la considèrent comme une des quatre meilleures femmes ayant jamais existé ; elle est même la première femme du Paradis, ce qui lui vaut d’être vénérée par les femmes musulmanes, qui font appel à elle en temps de difficultés dans de nombreux endroits, comme à Bethléem ou au Maghreb. A l’église de la Nativité, elles viennent lui confier leur nouveau-né. A Notre-Dame d’Afrique (Alger), elle est aussi quotidiennement visitée et la vénération de Marie n’a jamais cessé dans ce lieu.
Chrétiens et musulmans peuvent aussi partager des moments significatifs pour les uns et les autres. Les funérailles du Père Claverie, l’évêque d’Oran assassiné en 1996, comme celles des dix-huit autres Pères et Sœurs tués dans la même décennie, ont été de ce point de vue d’une extrême émotion. L’église n’a pu contenir les nombreux musulmans venus partager activement le deuil de la communauté chrétienne.
Partage de vie en Palestine
Quand les médias parlent du Proche-Orient, c’est presque toujours pour rapporter des actes de violence. Mais il existe aussi des contre-exemples, tel le village de Neve Shalom/ Wahat al-Salam, fondé en 1972 aux environs de Jérusalem, par le Père Bruno Hussar. En 2003, vingt-cinq familles juives et vingt-cinq familles arabes habitent ensemble, démontrant, malgré la situation politique du pays, la possibilité d’une cohabitation entre juifs et palestiniens et d’une œuvre commune de développement basées sur un respect mutuel. Aux deux cents habitants, s’ajoutent trois cents enfants qui viennent des villages voisins pour fréquenter l’école. Les jeunes apprennent leurs propres traditions et celles des autres, en vivant concrètement l’expérience de la rencontre. Un groupe de quatre-vingts professeurs palestiniens et israéliens travaillent ensemble pour un programme d’enseignement des deux littératures. Le lieu spirituel commun aux habitants du village est une demi-sphère portant le nom de « Maison du Silence » (Doumia/ Sakina), où ceux qui le désirent peuvent s’arrêter pour la réflexion, la méditation ou la prière (« Pour toi, le silence est louange », Psaume 65, 2), silence qui unit au-delà des séparations idéologiques ou religieuses.
Le « Centre Spirituel Pluraliste » organise, depuis 1991, des séminaires de réflexion et de recherche sur le rôle des valeurs spirituelles et éthiques dans l’éducation et la recherche de la paix, avec le plus souvent des références aux Ecritures des trois religions monothéistes
- [1]Josué 20, 7-9↩
- [2]Cf. 1 Rois, 1, 50↩
- [3]On trouvera de très nombreux exemples de cette pratique à l’article « Droit d’asile » du Dictionnaire d’Archéologie Chrétienne, Paris, 1927, vol. IV, col. 1549-1565↩
- [4]Diogène, n° 205, janv.-mars 2004. On pourra également consulter L. Voinot, Pèlerinages judéo-chrétiens au Maroc (Paris, 1948, 133 p.)↩