Tout au long de notre réflexion commune sur la sainteté de l’espace, nous avons été confrontés à une interrogation lancinante : « Comment se fait-il que des lieux saints, dont la vocation est de rapprocher les fidèles de la divinité dans un climat de paix, de prière et de méditation, soient si souvent le théâtre d’une violence extrême ? »
Ce constat n’est certes pas nouveau, car l’histoire religieuse de l’humanité est malheureusement jalonnée d’innombrables conflits inter- ou intra-confessionnels, exacerbés bien souvent par la présence de sites sacrés. C’est une énigme sur laquelle se sont penchés historiens, sociologues, anthropologues…
Pourtant, ce n’est pas l’effet du hasard si la sainteté et le sacré, incarnés dans un espace défini, deviennent source de violence et, parfois, l’enjeu d’interminables luttes religieuses. Symboles de pérennité pour des générations de fidèles, ils garantissent la transmission ininterrompue du patrimoine spirituel, l’alpha et l’oméga de toute communauté de croyants. Leur rayonnement jette sur les routes des marées de pèlerins soudés par une foi dont l’unanimité a pour vertu de gommer les divergences, de balayer les doutes et de resserrer les certitudes. On comprend dès lors la faveur dont les trois religions monothéistes ont entouré les lieux et les périodes de rassemblement, tenus pour de puissants ferments de foi collective.
Mais, revers de la médaille, ces espaces, ces moments peuvent se transformer en armes redoutables entre les mains de manipulateurs sans scrupule ou de croyants obscurantistes, forcément intolérants. L’histoire de nos communautés respectives nous fournit, hélas, trop d’exemples de ces dérives qui sévissent encore de nos jours.
Mais trêve de jérémiades ! Il nous a paru plus constructif, dans ce travail commun, d’adopter une démarche plurielle qui aborde la question de la sacralité de l’espace, et de la violence qui lui est inhérente, sous différents angles :
1. une approche linguistique et historique
2. une approche scripturaire et théologique
3. une approche sociologique et anthropologique.
Cette diversité a permis, d’une part, à chaque section du GRIC de développer son propre point de vue selon les moyens scientifiques mis à sa disposition. Ces multiples grilles de lecture ont montré, d’autre part, qu’elles se recoupaient sur plusieurs points, et qu’en dépit de méthodologies différentes, elles n’aboutissaient pas, loin s’en faut, à des conclusions opposées. Bien au contraire, cela fut l’occasion de mieux cerner les aspects les plus sensibles de la question, et de voir à quel point les lieux sacrés, tant pour le christianisme que pour l’islam, s’assimilent à des espaces de non-violence.
On en est venu à s’interroger sur les causes de ce paradoxe. Là encore, la diversité des approches fut éclairante. On a découvert qu’au regard de ces deux religions, les lieux saints sont l’expression de la sacralité de l’Homme, image et vicaire de Dieu. Tant que cette dimension est effective, la sacralité génère dignité, paix et convivialité. La violence frappe ces lieux dès lors que la mémoire devient partielle, la politique agressive ou la spiritualité frileuse.
On touche ainsi à une réalité objective qui mérite d’être approfondie : la violence religieuse n’est ni l’apanage d’une croyance, ni d’une époque ou d’une région. Mieux encore, une piste nouvelle s’ouvre pour un rapprochement des mondes musulman et chrétien, moins adversaires qu’alliés. Cela ne fait qu’affermir notre engagement en faveur du dialogue interreligieux et renforcer notre volonté d’éviter les décryptages aléatoires. Notre choix, notre vœu est de corriger les ethnocentrismes confessionnels hérités de part et d’autre.
La multiplicité des cadres d’investigation nous a menés, enfin, à repenser la théorie, combien éculée, de “ la violence accoucheuse de l’histoire ”. Cette conception, qu’elle s’appuie sur la mission civilisatrice, sur la lutte des classes ou sur les conquêtes au nom de la foi ou de la suprématie d’un peuple, cette conception, quelque progrès scientifique ou social qu’elle puisse engendrer, aliène la dimension humaine de toute civilisation.
Ce qui nous paraît vital que les partisans de la non-violence saisissent, c’est combien les chemins de la paix sont indistincts et confus. Pour surmonter les accidents de parcours, il leur est indispensable de s’armer de ce que Gandhi appelait « la force de la vérité ». A ses yeux, prêcher la paix exige, nécessairement, sérénité, vigueur et clairvoyance, car de la puissance physique la vérité fait fi. Sa force probante est de tabler sur sa propre potentialité qu’elle est appelée à cultiver et à répandre. Le but ultime n’est plus alors d’anéantir “ le mal ”, mais plutôt de mettre en lumière le Vrai et le Bien. Le Christ ne dit rien d’autre : “ Celui qui fait la vérité vient à la lumière ”. Et le Coran renchérit en affirmant : “ La vérité a triomphé de l’erreur, l’erreur a disparu, elle est périssable par nature ”.