LIBERTE MUSULMANE par Ghaleb Bencheikh président de la Conférence mondiale des religions pour la paix (France)
La lettre de 138 hiérarques et intellectuels musulmans aux leaders chrétiens est un événement majeur. Bien que tardive, elle répond à l’« étrange » et « incompréhensible » silence des penseurs musulmans jusque-là. Non que la lettre soit importante par son contenu, somme toute classique : il est bon de souligner qu’il ne peut y avoir de paix durable dans le monde sans engagement commun des croyants pour la justice et les droits de la personne humaine. La nouveauté et l’importance résident dans le fait qu’en absence d’autorité centrale, 138 intellectuels musulmans ont décidé de prendre une telle initiative commune. Dans cette affaire très complexe d’idéologisation de la tradition religieuse, les intellectuels ont eu des réactions divergentes. Il s’en dégage trois tendances principales.
D’abord ceux qui, sans participer à l’échafaudage doctrinal du système islamiste, y souscrivent. Séduits par ce que sécrètent les thèses fondamentalistes comme formes de lutte (légitimes à leurs yeux), ils y apprécient un juste retour des choses. Se plaçant à un niveau de confrontation, ils craignent que la critique de telle ou telle forme d’action ne passe pour une trahison de la « résistance » dans son ensemble. Ils ne consentent à récuser la violence que si, au préalable, se trouvent condamnées les exactions, naguère serbes en Bosnie et au Kosovo, aujourd’hui israéliennes en Palestine, russes en Tché tchénie, indiennes au Cachemire, américaines en Afghanistan et bien entendu américano-britanniques en Irak. En interne aussi, la violence ne sera désapprouvée que si d’abord la tyrannie se voit condamnée. Cette exigence de donnant-donnant est inacceptable de la part de responsables religieux : il faut savoir condamner le condamnable, indépendamment des situations connexes.
Ensuite, il y a les oulémas de service qui n’arrivent pas à s’affranchir de l’ombre tutélaire des palais. Grands commis de l’État, ils plient le religieux au politique en relayant les décisions et les désirs du raïs ou de l’émir. Ils cautionnent auprès du peuple des orientations parfois antinomiques par un discours truffé de hadiths apocryphes et de versets coraniques hors contexte. Ils condamnent ou approuvent un acte répréhensible au gré de positions officielles répondant à des objectifs politiques. Au lieu d’instruire le peuple afin qu’il prenne en main son destin, ces fonctionnaires zélés de la propagande politico-religieuse prolongent son état de sujétion.
Heureusement, des cheikhs, imams et muftis, des intellectuels probes et intègres ne se reconnaissent nullement dans ces distorsions de leur religion et dans la corruption de ses nobles préceptes. Alors, ils le clament haut et fort. Indépendants d’esprit, ils se réclament d’une pensée libre et la défendent pour les autres. Ils affirment ce qu’ils croient juste de dire. Leur nombre dépasse de loin les 138. À eux de se faire entendre davantage, non seulement dans la mouvance du dialogue interreligieux, mais aussi sur tous les chantiers de refondation de la pensée islamique.