La peinture orientaliste est un fonds précieux pour qui s’intéresse à la représentation de l’Autre en Occident au 19ème et 20ème siècles. Et ce fonds n’a pas encore livré tous ses secrets. Le motif le plus étudié reste, à ce jour, celui de la Femme : musicienne éthérée chez Frederick Arthur Bridgman (1847-1928), plus sombre et grave, même lorsqu’elle danse, chez Théodore Chassériau (1819-1856), fière et inaccessible chez Georges Clairin (1843-1919), secrète et parée chez Delacroix (1798-1863), irréelle et fantasmée chez Jean-Léon Gérôme (1824-1904)…
Qu’en est-il de l’Islam ? Comment cette religion est-elle représentée par les peintres orientalistes ? Quelles pratiques religieuses se trouvent-elles privilégiées dans leurs tableaux ? Et les femmes y apparaissent-elles ?
Commençons par remarquer que le nombre de tableaux orientalistes en rapport avec l’Islam est considérable. Ainsi, dans le bel ouvrage de Lynne Thornton, Les orientalistes Peintres voyageurs (ACR Edition, 1993), on ne dénombre pas moins de 35 œuvres (sur 150) qui représentent des mosquées, des hommes en prière, des lieux saints, des écoles coraniques… Tous les aspects de l’Islam sont figurés : des aspects rituels comme le pèlerinage à la Mecque (« Pèlerins allant à la Mecque », Léon Belly, 1861, Musée d’Orsay, Paris), des aspects culturels comme les discussions savantes entre musulmans (« Les Savants », Ludwig Deutsch, 1901, Mathaf Gallery, Londres) ou des pratiques plus ésotériques comme celles des derviches (« Cérémonie des derviches hurleurs de Scutari », Albert Aublet, 1882, collection particulière). Certains peintres-voyageurs se sont d’ailleurs converti à l’Islam. On peut citer le cas d’Etienne Dinet (1861-1929), qui se rend, en 1884, en Algérie, dans l’idée de perfectionner son art, et qui y trouve… Dieu. L’arabe devient sa langue ; il s’installe à Alger, et se convertit à l’Islam. Puis il fait le pèlerinage à la Mecque et devient Hadj Nasr Ed Dine Dini. On lui doit un livre illustré intitulé Pèlerinage à la maison sacrée d’Allah, publié quelques mois après sa mort. Une prière funéraire fut célébrée en son honneur à la Mosquée de Paris. Son corps repose en Algérie, à Bou-Saâda, où fut inauguré en 1993 un musée national qui porte le nom de Nasr Eddine Dinet.
C’est d’ailleurs sous le pinceau de Dinet que l’on trouve la représentation la plus festive de la culture musulmane. Les autres peintres abordent le sujet avec plus de prudence et de solennité. Dinet, quant à lui, n’hésite pas à utiliser une palette de couleurs vives et variées, et à figurer des scènes drôles et joyeuses. Comme dans le tableau suivant :
Tandis que ses contemporains se plaisent à représenter des harems sombres et feutrés, où les femmes paraissent soumises et attendent le maître des lieux (Eugène Delacroix, « Femmes d’Alger dans leur appartement », 1834, Musée du Louvre, Paris ; Benjamin-Constant, « Femmes du harem », sans date, collection particulière ; Rudolf Ernst, « La Favorite », sans date, Gellery Keops, Genève ), Etienne Dinet inverse les rapports de force en nous montrant ici un homme comme pris entre quatre femmes, sous le regard perplexe d’une cinquième, plus âgée. Ici, l’homme aux quatre femmes ressemble à un enfant, et le titre du tableau est « Martyr d’amour ».
Dinet est l’un des rares artistes à représenter des femmes musulmanes. Les autres artistes représentent surtout des hommes. Les hommes sont le plus souvent en prière comme dans ce tableau de Ludwig Deutsch (« En prière », 1923, Mathaf Gallery, Londres).
On peut constater la précision du trait, l’économie des couleurs, qui dénotent un désir de réalisme. Mais la scène ici représentée n’a sans doute pas été peinte sur modèle, car certains détails semblent peu vraisemblables notamment la taille du tapis et les objets qui s’y trouvent. Cette « invraisemblance » ne semble pas irrespectueuse de la réalité, mais plutôt due à une sorte de naïveté sincère, et à la difficulté de peindre un musulman en train de faire la prière. Cette prière ne dure en effet que quelques minutes, durant lesquelles le corps change plusieurs fois de position.
D’autres tableaux représentent des hommes en situation de méditation (Eugène Girardet, « La Prière ») avec beaucoup moins de détails, mais davantage de vraisemblance. Les scènes religieuses les plus représentées restent les rassemblements d’hommes autour de livres que l’on imagine sacrés, ou dans des lieux saints, comme des mosquées. Deux exemples parmi beaucoup d’autres :
« Les Savants » (1901, Mathaf Gallery)
« Al-Azhar, université arabe du Caire » (1890, collection particulière).
Ces deux tableaux sont l’œuvre de Ludwig Deutsch (1855-1935) qui appartient à l’école orientaliste autrichienne. Il se passionne pour les scènes de la vie quotidienne de l’Egypte, et obtient une médaille d’or à l’Exposition Universelle de 1900 à Paris. Malgré ce succès, il ne fut pas très populaire à son époque, mais ses œuvres sont très prisées aujourd’hui. Ce qui se dégage surtout de ces deux tableaux, c’est une harmonie entre la religion et le savoir. Ici, toute la portée civilisationnelle de l’Islam est donnée à voir. L’Islam n’est pas que rite, il est aussi culture éclairée et éclairante.
En somme, dans ce fonds des peintures orientalistes ici sommairement analysé, l’Islam semble fasciner les artistes davantage que les choquer ou les apeurer. Ces œuvres sont pour la plupart réalisées à une époque où les terres d’Islam, du Maroc au Moyen-Orient, sont objets de désir. La peinture orientaliste accompagne les conquêtes colonialistes européennes, mais, étonnamment, elles témoignent d’une vision de l’Autre non comme un barbare à civiliser, ou à exploiter, mais comme un Autre porteur d’une grande civilisation, fondée sur une grande religion. Certains peintres focaliseront leur représentation sur l’exotisme de l’Islam (tangible dans certaines pratiques, notamment soufies). D’autres focaliseront leur représentation sur son universalité (lecture des livres saints) ou son enracinement biblique (avec des personnages communs aux traditions judéo-chrétiennes et islamiques). Mais chez tous ces peintres, on constate un authentique respect de l’Autre.
Ce respect ne se retrouve pas toujours chez les écrivains-voyageurs de la même époque. Cela est peut-être dû à la nature même de ces deux arts : l’écriture et la peinture. Avec l’écriture, on croit s’approprier le monde, en être le réceptacle et le dépositaire. Avec la peinture, on s’approche assez près pour dessiner, tout en restant à distance, pour continuer à observer.