Par Livia Passalacqua Pontificia Universitas Gregoriana Rome
Avec le livre Ces Écritures qui nous questionnent (La Bible et le Coran), Centurion, Paris, 1987, 159 pp., fruit d’études conjointes menées au cours des années 1978 à 1982, le Groupe de Recherches Islamo-Chrétien (GRIC), né à Tunis en 1977 sur l’initiative de Robert Caspar et d’Abdelmajid Charfi, a eu le mérite de poser à nouveau le thème des rapports des musulmans et des chrétiens à leurs Écritures et celui des visions diversifiées qu’ils s’en font réciproquement. Le groupe y propose les premières conclusions de ses réflexions sur les textes fondateurs du Christianisme et de l’Islam. Le thème des Écritures inclut celui de la Révélation, et donc celui de la Parole de Dieu ou en Dieu.
Le GRIC et ses origines
A la suite des colloques publics de Cordoue (1974 et 1977), de Tunis (1974) et de Tripoli (février 1976), des amis pensèrent qu’un autre genre de rencontre entre Chrétiens et Musulmans était possible et nécessaire pour explorer de nouveaux chemins: seul un travail mené en commun et conduit avec rigueur pourrait permettre de renouveler en profondeur les relations islamo- chrétiennes.
Le GRIC regroupe des amis Chrétiens et Musulmans, de formation universitaire moderne; ils sont de croyants, conscients des exigences du dialogue interreligieux et s’y engagent à titre personnel, qui ont de leur propre tradition religieuse une connaissance approfondie, qui restent attachés à l’essentiel de leur foi et se veulent solidaires de leur propre communauté et, enfin, qui travaillent dans des groupes où la parité absolue est maintenue entre les participants musulmans et chrétiens à tous les niveaux de responsabilité. Les membres du GRIC n’ont aucun mandat officiel de leurs communautés. Ils tiennent à leur indépendance pour conserver leur liberté d’expression. Cependant ils se veulent pleinement solidaires de leurs communautés respectives.
Les recherches et la méthode du GRIC
Au printemps 1977 une circulaire intitulée « Projet de constitution d’un groupe de recherches islamo-chrétien » fut envoyée à une cinquantaine de personnes, Chrétiennes et Musulmanes. Elle exposait les motifs à la création du groupe, son but, les critères requis pour y participer, un programme général d’études à entreprendre et une méthode de travail. Le 14 novembre 1977, une quinzaine de Chrétiens et de Musulmans se réunirent à l’abbaye de Sénanque (Vaucluse, France) pour fonder le groupe de recherches. Une charte fondamentale, Orientations générales pour un dialogue en vérité, fut adoptée après qu’on en eut pesé et discuté tous les mots. Un premier sujet d’étude fut choisi, l’Écriture révélée en Islam et en Christianisme. Les participants possibles à cette étude précise furent cooptés en fonction des critères de participation définis et de la compétence technique sur le sujet choisi.
Le souci constant du GRIC est de ne pas se contenter d’un exposé parallèle des positions respectives, même renouvelées, mais de render au maximum vers des textes communes où chacun puisse également se reconnaître. Les divergences sont clairement signalées quand elles semblent irréductibles, liées à l’essentiel de la foi.
Pour poursuivre la recherche sur le même thème, l’Écriture, en l’approfondissant, au lieu de demander à chacun de traiter l’ensemble de la question, ils se sont répartis en trois équipes ayant chacune un centre géographique et un sujet précis différents.
La première, centrée sur Paris, a étudié les notions fondamentales concernant l’Écriture, Parole de Dieu et langage humain, Écriture et histoire, Écriture et Tradition. La deuxième, centrée sur Alger et Oran, a précisé les approches de l’Écriture : exégèse, herméneutique, Écriture et foi du croyant. La troisième, centrée sur Tunis, a développé la vision de chaque foi sur l’Écriture de l’autre religion : le Coran vu par la foi chrétienne et la Bible vue par la foi musulmane. Chaque équipe a rédigée au cours de l’année 1978-1979 un rapport sur son thème et l’a envoyé à chacun des membres des trois équipes, qui y a apporté ses remarques critiques. Le GRIC a su maintenir un rythme annuel de rencontres, se renouveler au fil des années et publier des livres : en 1987, Ces Écritures qui nous questionnent (La Bible et le Coran), traduit en anglais, en arabe et en italien; en 1993, Foi et justice : Un défi pour le christianisme et l’islam; en 1996, Pluralisme et laïcité (Chrétiens et Musulmans proposent); en 2000, Péché et responsabilité éthique dans le monde contemporain; en 2003, Chrétiens et Musulmans en dialogue : les identités en devenir.
Ces Écritures qui nous questionnent (La Bible et le Coran)
Le livre est le résultat de leur recherche menée au cours des années 1978 à 1982. Il comprend trois parties rédigées par trois groupes se réunissant respectivement à Paris, Rabat et Tunis. Le travail de chaque équipe a été rediscuté lors de rencontres annuelles qui rassemblaient des représentants des divers groupes, puis assumé par l’ensemble.
Parole de Dieu, Écriture, lecture
La lre partie, Parole de Dieu, Écriture, lecture (23-39), est l’œuvre du groupe de Paris. Elle fait apparaître comment « L’Écriture est le moyen terme (matérialisation graphique) par lequel la Parole éternelle de Dieu devient Parole de Dieu pour l’homme (26). Si la Révélation prend sa source dans le Mystère indicible de Dieu il ne faut cependant pas absolutiser la lettre du texte sacré, car il faut préserver le caractère ineffable de la Parole transcendante de Dieu » (27). « La Révélation est toujours Parole de Dieu en langage humain » (27).
Toute lecture obéit à des règles ; elle est créatrice de sens ; mais elle est marquée par un milieu, dont elle subit les influences. Ainsi « la théologie peut être au service d’une meilleure intelligence du message ou bien risque de se dégrader en idéologie au service du pouvoir » (32).
Le groupe de Paris, très au fait des développements actuels de l’herméneutique souligne fort bien la richesse d’une « exégèse (qui) s’attache à une fonction de discernement d’un sens encore inédit du texte compris comme révélateur » (36). On y insiste d’abord sur « l’événement inaugurateur et ses objectivations », car la Parole de Dieu est liée à l’événement de la révélation, lequel est « intervention de Dieu dans l’histoire des hommes » : cette Parole s’insère dans un « système historico-social » et devient « référent initial et récurrent » pour toute la tradition religieuse. Les « objectivations textuelles de la Parole de Dieu » se situent donc à trois niveaux : « l’Écriture comme consignation du témoignage prophétique, l’Écriture comme témoin des premières communautés de foi, l’Écriture comme source renouvelée de sens ». A cela s’ajouteraient les « objectivations institutionnelles de la Parole de Dieu » : quelles y sont les « instances de régulation, de légitimation, de transmission, de définition normative (orthodoxie) et d’interprétation » ? Mais le groupe de Paris rappelle que « le Livre est aussi un livre » et que ses lectures sont donc multiples : il y a « une lecture qui tend à faire apparaître le sens source, une lecture qui déchiffre la finalité du texte dans un décodage de ses effets historiques, une lecture qui s’attache à une fonction de discernement du sens pour aujourd’hui ». Comme on le voit, les auteurs ne craignent pas d’y revendiquer l’application des méthodes modernes d’analyses historico-critiques et sémiologiques, ainsi que des principes d’herméneutique moderne, pour faire face au « repli fondamentaliste et littéraliste ».
Accueillir l’Écriture en communauté
Rédigée par le groupe de Rabat, la 2e partie, Accueillir l’Écriture en communauté (43-69), se veut plus concrète, analysant d’abord « les modes de transmission de l’Écriture (à travers les célébrations communautaires, l’enseignement et les mass-media), rappelant ensuite quelles sont « les lectures de l’Écriture » (facteurs marquants, tendances inhérentes à toute lecture communautaire, quant à la cohérence et à l’orthodoxie, pérennité de l’Écriture) et signalant enfin qu’« en accueillant l’Écriture, le croyant vit “autrement” ». C’est ici que l’honnêteté demande une approche réaliste et critique : en effet, si le croyant « découvre les appels de Dieu, sa propre finitude et sa grandeur », grâce à l’Écriture, il prend aussi, par là, « conscience de l’écart entre ces appels et son comportement », mais le Livre « nourrit aussi son espérance ». Les membres du groupe ont réussi à décrire, non sans autocritique, le difficile processus d’appropriation et d’assimilation de l’Écriture par le peuple croyant et l’usage pluriel que celui-ci en fait à travers ses lectures édifiantes, légalistes ou spirituelles. L’approche est ici existentielle : l’Écriture reçue est transmise par les communautés particulièrement lors de célébrations, par l’enseignement et par les mass-media. « Chrétiens et musulmans nous constatons ensemble que nombre d’attitudes, de réactions nous sont communes, sans nier pour autant la différence radicale du statut du Texte dans l’une et l’autre tradition » (41).
Ils constatent que, de part et d’autre, « les institutions mises en place pour la transmission de l’Écriture sont souvent insuffisantes ou imparfaites » (56). Ils observent aussi que la recherche d’une cohérence, l’affirmation d’une orthodoxie conduisent à des lectures réductrices. Cependant l’Écriture demeure : « elle résiste à toute manipulation et récupération… elle stimule la foi des croyants, la renouvelle et suscite de nouveaux croyants » (62).
Les difficultés que le croyant rencontre tant au plan social qu’au plan personnel font que « sa situation personnelle et/ou communautaire lui apparaît distante du projet proposé par les Écritures » (66), qui donc le questionnent sans cesse ; et cependant, dans cette tension « le croyant peut accéder à un rapport personnel avec le texte, qui devient alors rapport personnel au Dieu qui appelle » (69).
L’Écriture des uns vue par la foi des autres
La 3e partie, l’Écriture des uns vue par la foi des autres (71-139), est le résultat des travaux du groupe de Tunis et représente sans doute la plus risquée de l’ensemble. Au point de départ il y a une conviction profonde : « notre rencontre avec des croyants de l’autre religion nous a fait sentir qu’il y avait là une foi et une expérience religieuse authentiques » (74).
Comment faire se comprendre des « théologies de la révélation » qui ont été élaborées et développées dans des cadres spécifiques ? L’idée qui préside à cette partie est qu’aucune parole humaine ne peut exprimer exhaustivement ni adéquatement la Parole transcendante de Dieu. Chacune de ces théologies a sa propre logique et il faut se garder d’appliquer cette logique aux Écritures de l’autre, car cette approche est inadéquate. Il faut donc prendre du recul pour «rendre compte du phénomène de la révélation à partir de toute son étendue» (77). Il y a également, de part et d’autre, la conviction qu’aucun texte écrit ne peut rendre compte du mystère de Dieu, ne peut être coextensif à sa Parole. « Il y a donc place, en principe, pour une expression de la Parole de Dieu autre que celle dont témoigne notre propre Écriture » (76).
Les Chrétiens (surtout catholiques) y proposent « une vision chrétienne du Coran » (77-122) en partant des questions que leur posent les Musulmans : on y interroge la Bible, on y considère ce que dit la Tradition chrétienne et on y exprime des propositions « à la recherche de critères d’authenticité d’une révélation non chrétienne » qu’on pourrait appliquer au Coran. Du point de vue chrétien on a pu constater, entre autres choses, qu’il fallait affiner la lecture des textes du Coran qui semblent nier l’essentiel du mystère chrétien de l’Incarnation et de la Trinité car « les formulations des dogmes ainsi niés ne sont pas celles de la foi orthodoxe et ne sauraient l’atteindre » (105), et surtout le but visé par ces textes est de fournir « avant tout des affirmations du monothéisme musulman » (119). Un nouveau regard peut ainsi se manifester : « il y a dans le Coran une confession de foi au Dieu qui me concerne comme chrétien et qui m’invite donc à considérer Mohamed comme un authentique témoin du Dieu auquel je crois » (114).
Il semble qu’on veuille y insister sur deux critères : le contenu du message et sa fécondité parmi les humains. La finitude de tout message sur Dieu permettrait de reconnaître « l’impact de la Parole de Dieu dans le Coran » et donc d’y voir « une Parole de Dieu authentique, mais en partie formellement différente de la Parole de Dieu en Jésus-Christ » (117). C’est là l’hypothèse de certains théologiens d’avant-garde.
Les Musulmans du groupe, de leur côté, expriment leur « vision musulmane de la Bible » (122-139). Du point de vue musulman la notion d’altération des Écritures (tahrîf) est reprise fondamentalement (126- 127), puis sont repris les principaux points du tahrîf des Chrétiens d’après le Coran : Jésus Fils de Dieu, la crucifixion, l’annonce de la prophétie de Muhammad. Et on remarque justement à ce propos que « l’interprétation de ces passages dans l’Islam n’a pas toujours été aussi figée qu’on le pense. Elle a été simplement dominée par une idéologie polémique et combative qui a toujours accentué les divergences» (113).
Partisans d’un nouvel igtihâd en la matière et voulant dépasser les ignorances mutuelles, ils souhaitent un véritable pluralisme religieux et entendent se prononcer sur la « falsification » (tahrîf) des Écritures chrétiennes. Pour eux, il s’agit d’une « déviation du sens » (et non d’une « falsification du texte ») : il y a divergence d’interprétations entre Chrétiens et Musulmans, mais il serait possible de rapprocher ces interprétations dans un sens acceptable. Le Nouveau Testament aurait alors sa valeur dans la mesure où il est conforme et fidèle à l’Évangile (Ingîl), aux paroles prophétiques de Jésus, à ses ipsissima verba ; il serait même « digne d’estime, car il est une voie qui mène à Dieu et à l’amour du prochain, c’est-à-dire à l’essentiel au regard de l’Islam » (139).
Un autre regard est donc possible « telle qu’elle est, l’Écriture chrétienne peut intéresser le Musulman. Il peut y trouver un accent mis sur certaines valeurs qui ne sont certes pas absentes dans le Coran, mais qui sont insuffisamment cultivées en milieu musulman alors qu’elles sont fortement mises en relief dans le Nouveau Testament, telles que l’amour, le pardon, le refus de tout pharisaïsme, l’intérêt porté à l’esprit plutôt qu’à la lettre de la Loi, etc..» (137).
Le Père Robert Caspar résume ses réflexions en précisant quelles sont « les trois approches possibles pour les disciples de Jésus-Christ ».
Il y a 1° l’approche existentielle : elle consiste à vivre concrètement la contradiction, sans pouvoir, pour l’instant, la surmonter dans une vision plus large. « Il s’agit pour le chrétien de vivre dans la plénitude de sa propre Écriture, et de découvrir sans relâche ses richesses infinies […] et, en même temps, de reconnaître la validité et l’origine divine de l’Écriture par laquelle vivent ses amis musulmans, en renonçant temporairement à voir comment ces deux vérités peuvent trouver leur place dans une vision chrétienne cohérente du dessein divin tel qu’il est perçu et compris à la lumière de notre Écriture ».
Il y a 2° l’approche classique qui s’en tient à la distinction faite par la théologie scolastique entre « deux types de révélations ou de prophéties : celle qui fait connaître la vérité divine et celle qui a pour seul but de « diriger les actes humains ».
Il y a 3° un élargissement de la révélation comme histoire et comme sens, un élargissement qui peut prendre deux formes : celle de se souvenir de notre Révélation et celle de reconnaître une autre expression de la Parole de Dieu en ce qu’elle diffère de la Parole de Dieu révélée en Jésus-Christ.
Dans le premier cas, le chrétien a pu dire avec le Père Claude Geffré que
l’islam est pour moi un appel prophétique à la confession de la foi originelle d’Israël : « Tu adoreras un seul Dieu ». La révélation coranique m’invite à relire la révélation biblique qui trouve son accomplissement en Jésus-Christ, en mettant l’accent sur l’absoluité du Dieu unique et en me préservant de tout péché d’idolâtrie. En ce sens, je n’hésite pas à dire que la révélation dont Mohammed est le messager est une Parole de Dieu qui interpelle ma foi. Je ne dis pas que le Coran est la Parole de Dieu, mais j’accepte de dire que dans le Coran il y a une confession de foi en Dieu qui me concerne en tant que chrétien et qui m’invite donc à considérer Mohammad comme un témoin authentique du Dieu en qui je crois.
Dans le second cas, il s’agit de reconnaître dans le Coran une autre expression de la Parole de Dieu. Mais comment? Les explications proposées par le Père Caspar à ce sujet offrent des perspectives utiles (« l’unicité révélée comme mystère » et non comme « élaboration philosophique »), et réaffirment les divergences fondamentales entre le Christianisme et l’Islam en ce qui concerne le mystère de Dieu et celui de son acte créateur. Faut-il encore attribuer ces contradictions « non pas tant à l’image de la Parole de Dieu en Dieu, mais à celle des paroles humaines qui sont inévitables et nécessaires pour que la Parole de Dieu soit entendue et reçue par les hommes à travers leur propre langage » ?
Ce consensus difficile et finalement unanime sur un sujet aussi brûlant dans nos communautés semble déjà assez remarquable. Les status du GRIC prévoient la reconnaissance et la mention des divergences entre eux lorsqu’elles son irréductibles, et même la possibilité de votes, mais ils ont préféré arriver au consensus par touches successives. Ne s’en tenant pas là, Chrétiens et Musulmans ont fait des pas, les uns en direction des autres, qui pourraient se révéler décisifs dans l’avenir.
Les Chrétiens ont reconnu formellement une Parole de Dieu dans le Coran, non seulement pour les Musulmans mais pour le monde entière et donc aussi pour eux-mêmes, interpellés au cœur de leur foi par la proclamation intransigeante de l’unicité du Dieu transcendant. C’est admettre que le Coran est UNE Parole de Dieu authentique et pourtant formellement différente de LA Parole de Dieu en Jésus-Christ. (Geffré)
Du côté musulman, les pas en avant sont peut-être encore plus importants. Ainsi, ils ont reconnu que « la revelation est toujours indirecte » et que la Parole de Dieu passe nécessairement par des médiations humaines, le langage et l’écriture: quiconque connaît la Tradition musulmane y verra une affirmation provocante pour la majorité des croyants de l’Islam aujourd’hui. C’est déjà beaucoup d’avoir reconnu l’originalité de chacun des deux modes de transmission de la revelation: tradition littérale en Islam, tradition interpretative en Christianisme.
Certains membres du GRIC ont préféré exprimer une opinion plus modérée et donc classique. Dans l’appendice du livre, le Père Joseph Gelot écrit :
Je suis d’accord qu’il n’y a pas de « révélation directe », que la révélation suppose toujours la médiation humaine, qu’il n’y a pas, dans les Écritures, « le Verbe de Dieu dans son état pur ». Mais on n’insiste pas assez sur le fait que cette affirmation ne s’applique pas de la même manière à la révélation chrétienne et coranique. Le chrétien doit veiller à respecter pleinement, dans sa façon de parler, le mystère de la personne même de Jésus […]. Il est en Personne la Parole de Dieu, la Parole du Père, et c’est pour cette raison que sa parole humaine (la parole humaine de la Parole), certes créée et donc certainement limitée, a une plénitude telle qu’elle est capable d’introduire l’homme dans la plénitude de ce que celui-ci peut entrevoir, dans le temps de la foi, du mystère de Dieu. Tout l’Évangile de Jean, pour ne parler que de lui, se contente de le répéter.
Quant au pasteur Jean-Paul Gabus, il trouve que l’expression « le sens de l’Écriture » est ambiguë parce que
le texte, même s’il est révélé, n’est jamais porteur du sens, implicite dans nos traditions théologiques respectives, tel qu’il est voulu ou proposé par Dieu […]. Le sens d’un texte est toujours l’effet de la rencontre entre le lecteur et le texte […]. J’adhère pleinement aux deux critères d’évaluation (le contenu du message et la fécondité du message) mais ce qui me met mal à l’aise, c’est le fait que toute la discussion est centrée sur l’unité du Dieu transcendant […]. Je ne perçois pas la révélation coranique comme simplement différente de la révélation biblique : je la perçois à certains égards comme incomplète, incomplète, comme l’est la révélation biblique.
Le GRIC a regretté l’absence des juifs à un débat dont la Bible est l’un des deux centres, tout comme on peut se demander si les chrétiens n’y ont pas trop sacrifié la « dynamique de la Révélation » et la « personnalisation de la Parole ».
Conclusion
Ce livre inaugure une voie nouvelle, courageuse, pleine d’ardeur et de franchise dans le dialogue islamo-chrétien. Jacques Leverat, un membre de l’équipe de Rabat, a temoigné de la qualité des relations humaines que ce travail en commun a fait naître. Grâce à une écoute attentive les uns des autres les members ont appris à se connaître mieux, à pénétrer peu à peu dans l’expérience religieuse les uns des autres, à se comprendre mieux, à se respecter véritablement. Certes, ils ont buté sur des différences insurmontables et ils les ont reconnues dans la paix, devant Dieu. Ensemble ils ont aussi découvert de nombreuses expériences et richesses communes qui furent sources de grandes joies et qu’ils les ont stimulé à poursuivre leurs recherches.
Les observations du Père Gelot et du pasteur Gabus étaient donc nécessaires car elles s’accordaient avec cette double attitude proposée par le Père Caspar lui-même, l’existentielle et la classique dans un esprit d’ouverture compréhensive vers le Coran, considérée comme viatique de valeurs spirituelles pour les musulmans dans leur approche du mystère de Dieu. Ne représente-t-il pas pour eux un riche patrimoine religieux dans leur pèlerinage terrestre pour répondre aux questions existentielles que tout homme se pose sur son destin personnel, qui est un destin d’éternité ? L’Islam dans sa triple dimension de Loi, de Sagesse et de Mysticisme n’a cessé de défier la réflexion chrétienne, qui ne peut se contenter d’y répondre par des affirmations dogmatiques ou des appréciations historiques.
Cette différence invite à sortir de soi pour échapper à la tentation de se confiner dans la singularité. Voir les choses différemment, c’est aussi voir les mêmes choses. Nous adhérons à la pensée de Christian de Chergé quand il disait : « Dire Dieu autrement n’est pas dire un autre Dieu ». Et la nouveauté actuelle incarnée par la reconnaissance de l’autre, dans son statut différentiel, convertit la crainte stérile en une joie féconde. Il n’est pas question de former une ligue des religions qui exclurait nos autres frères ou de minimiser nos particularités. Il y a urgence à fonder une communion qui reconnait le droit d’être soi-même et qui érige la différence comme un pont entre les hommes.
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