Françoise Jacquin réussit ici un tour de force : réunir en moins de cent pages l’essentiel de la vie et de l’œuvre de l’islamologue et orientaliste, Louis Massignon aussi brillant que prolixe. Ce texte clair et concis aborde tout ce qui fut constitutif de ce destin si particulier, que Pie XI lui-même qualifia de « prédilection », tout en mettant à la portée d’un public large l’héritage de ce savant, mystique et surprenant précurseur. Par une sélection minutieuse de longues citations, Massignon prend lui-même la parole au fil des pages. Il y raconte avec poésie sa conversion radicale à la foi chrétienne au contact de l’islam et le désir brûlant qui ne le quitta plus ensuite : s’offrir en offrande pour ses « frères séparés », par la prière, la charité et le témoignage, tout en vivant avec eux un authentique « partage de vérité ». Une existence riche d’enseignements pour notre siècle, de plus en plus appelé à vivre une rencontre apaisée entre chrétiens et musulmans.
Nous présentons ici la préface de Jean-Marc Aveline ,Évêque auxiliaire du diocèse de Marseille.
Toute personne humaine est essentiellement un vœu et sa vie se termine par l’explosion de sa vocation.[…] La destinée est beaucoup moins intime pour nous que la vocation. La destinée, c’est ce que le milieu où nous vivons nous impose, la vocation est au-dessus. […] Il y a une espérance au fond de chacun de nous et cette espérance suffit à détruire l’idée que le destin scelle la vocation. La vocation est ouverte sur l’au-delà.[1]
Ces quelques phrases prononcées par Louis Massignon (1883-1962) le 30 août 1956 dans le cadre d’une conférence au Congrès des études carmélitaines, révèlent la façon dont le vieil homme relisait lui-même ce qu’avait été, selon son expression, « la courbe de sa vie ». Il est vrai que son destin fut exceptionnel et fascinant. D’Alger à Bagdad, du Collège de France à l’Académie du Caire, des tranchées des Balkans au Pardon du Vieux Marché, il a connu tant de choses, correspondu avec tant de ses contemporains, qu’il semble avoir vécu plusieurs vies. Et pourtant, cet homme aux compétences multiples avait un cœur que le désir de Dieu lentement unifiait en une singulière et étonnante vocation. Un peu plus loin dans la même conférence, il affirme avoir trouvé après maintes relectures de sa propre existence « une sorte d’étincelle initiale, une braise qui subsiste sous les cendres des années et que je crois divine : celle du “buisson-ardent” de l’Horeb, “l’étincelle de l’âme” (Eckhart). »
Au fil des pages de ce petit livre, qui réussit précisément le tour de force de rester « petit » malgré l’immense corpus de textes auquel il donne accès, le lecteur découvrira peu à peu l’étincelle de cette âme hors du commun, l’Horeb mystérieux de cet homme aussi volontairement engagé dans le monde de son temps que profondément disponible au travail en lui de la grâce divine, un homme certes complexe et inclassable, mais dont l’autorité reste aujourd’hui intacte non seulement pour qui cherche à étudier scientifiquement l’islam, mais aussi pour qui veut tisser avec des musulmans de vraies rencontres interpersonnelles, dans la richesse et la profondeur d’une hospitalité divine capable de faire cheminer vers un même buisson-ardent des fidélités à des normes de foi différentes.
Islamologue, archéologue, géographe, linguiste et historien, Louis Massignon n’a pas seulement su mener de front toutes ces tâches sans s’épuiser ni s’essouffler : il les a toutes orientées vers ce qui s’était révélé à lui comme l’étincelle de son âme : la passion pour la justice. « J’avoue que c’est la chose qui m’a saisi de plus en plus à la fin de ma vie et, encore une fois, je sens que c’est ma vocation […] ; c’est que je crois qu’il n’y a rien de supérieur dans l’amour que la passion de la justice. Je crois que la justice est la perfection de l’amour. » Jeune archéologue en Égypte, il avait cherché, tiraillé et comme à tâtons, le sens d’une vie jusque-là aussi résolue que dissolue. Et un jour, sur l’Euphrate où il était réduit de force à la passivité, il reçut la grâce d’une conversion aussi radicale qu’inattendue. La « Visitation de l’Étranger », comme il aimera à la décrire, a bouleversé sa vie. Renouant avec la foi chrétienne dans laquelle il avait été baptisé, Massignon ne pourra plus oublier que c’est grâce à l’amitié hospitalière des fidèles de l’islam qu’il est à la fois resté vivant et devenu croyant. Dans une lettre du 26 février 1938, il écrit :
Il est très vrai que je suis croyant, profondément chrétien, catholique, il est non moins vrai que si je suis redevenu croyant il y a trente ans, après cinq années d’incrédulité, c’est à des amis musulmans de Baghdad, les Amlûssi, que je le dois. C’est en arabe qu’ils ont parlé de moi à Dieu, en priant, et de Dieu à moi, et c’est en arabe que j’ai pensé et vécu ma conversion, en mai-juin 1908, entre Kout el Amara et Baghdad, entre Deir Ezzor et Alep et Baalbek. D’où la reconnaissance profonde que je garde à l’islam et que je lui témoigne dans tous mes travaux scientifiques.[2]
Dès lors, toutes ses compétences de savant ont trouvé peu à peu leur sens et leur unité dans son engagement de croyant, déployé dans de multiples combats. À cause de l’hospitalité divine, il fut un défenseur intrépide de la dignité humaine, surtout des plus pauvres et des plus méprisés. À cause d’Abraham, il fut un voyageur infatigable au service de la compréhension entre les peuples, un serviteur de la paix par la non-violence et la confiance en Dieu qu’exprime la Badaliya, cette prière au nom de l’autre. Depuis qu’à l’aube de sa vie, il avait découvert la Passion d’al-Hallaj, il connaissait le prix de la liberté et pressentait bien qu’il aurait luimême à le payer, de multiples façons et jusqu’au bout. Dans une lettre à sa femme, il écrit : Tu sais le rôle central joué dans ma vie par Hussayn Mansûr el-Hallaj, ce mystique musulman mort il y a mille ans, crucifié pour l’amour de Dieu. Je ne lui dois pas seulement ma personnalité scientifique et ma position universitaire, c’est attiré par lui dès mars 1907, au pire moment, que j’essayais, encore incrédule, de m’arracher à mes péchés et c’est à cause de lui que je suis parti à Baghdad où Dieu m’a pris le cœur, et si j’ai une action en France d’outre-mer et en islam, je la lui dois.
Louis Massignon est mort le 31 octobre 1962, aux premières Vêpres de la fête de la Toussaint, emporté par une crise cardiaque. Quelques jours après, Mgr Pierre Kamel Medawar, l’évêque qui l’avait ordonné prêtre, écrivait, le 7 novembre 1962 :
Il s’était si souvent offert à Dieu pour toutes les nobles causes – surtout pour la paix entre chrétienté et islam, pour la liberté des peuples, pour l’union des chrétiens – il avait si souvent uni le sacrifice de sa personne au Sacrifice Unique de Notre-Seigneur Jésus-Christ dans la divine liturgie, que son retour au Père maintenant paraît comme la consommation naturelle de son sacrifice, l’acceptation définitive par Dieu de son holocauste généreux et persévérant.[3]
Plusieurs fois déjà, la courbe de vie de Françoise Jacquin a rencontré celle de Louis Massignon ! D’abord, elle et son époux François, décédé en 2008, avaient travaillé à classer et ordonner les archives Louis Massignon : travail gigantesque et indispensable qui ouvrit la voie à de nombreuses publications. Par ailleurs, les travaux de Françoise Jacquin sur Jules Monchanin et sur JeanMohammed Abd-el-Jalil, lui ont fourni d’autres angles de vue sur la personnalité si riche et si complexe de Louis Massignon. Enfin avec le P. Maurice Borrmans, arabisant et islamologue de renom qui inspira aux éditeurs le titre des Écrits mémorables (2009) où sont rassemblés, en près de deux mille pages, les textes les plus importants de Louis Massignon, Françoise Jacquin publia en 2007 la correspondance entre Massignon et Abd-el-Jalil et en 2011 les principaux écrits liés à la Badaliya.
C’est dire que le lecteur est en de bonnes mains ! Grâce au travail précis et pédagogique de Françoise Jacquin, il peut écouter l’hôte de l’Étranger l’inviter à entreprendre le long pèlerinage de la vie, à la recherche de sa propre vocation.
- [1] Louis MASSIGNON, « Le vœu et le destin », dans Écrits 1 mémorables I, Paris, Robert Laffont, 2009, p. 18.↩
- [2] Lettre à M. Noureddine Beyhum, lettre n°49. Dans cette 2 même lettre, il écrit : « Ce sont les Arabes qui m’ont appris cette religion de l’hospitalité ; il y a quarante ans de cela, arrêté, en danger de mort, dénoncé comme un espion colonialiste. Mais j’étais l’hôte et j’ai été sauvé ; après trois jours, relâché par respect de Dieu, de l’Hôte. »↩
- [3] Cité par le P. G. HARPIGNY, Recherches de science religieuse 3 75 (1987), p. 56.↩