L’exemple de Bourguiba Par Abderrazak Sayadi ancien du groupe Gric Tunis
Lorsqu’on interroge les textes de la théologie musulmane traditionnelle sur le statut de la femme en Islam, force est de constater qu’il y a un consensus quasi général des Ulémas, qui sont les docteurs de la Loi, sur le statut inférieur de la femme par rapport à l’homme. Cette infériorité apparaît au niveau de l’héritage[1], au niveau du témoignage[2], au niveau du mariage[3], etc. les exemples en sont nombreux. Pourtant sur toutes ces questions qui semblent faire consensus, entre les Ulémas et dans l’opinion, certaines voix discordantes apparaissent régulièrement et contestent cette lecture infériorisante de la femme, en se situant à l’intérieur même de la jurisprudence musulmane, pour appeler , sinon à une égalité homme –femme, du moins à un meilleur statut de la femme. Soucieux de donner à ses réformes une assise théologique solide, Bourguiba, conscient qu’il fallait mettre fin à cette injustice, s’appuiera sur ces voix discordantes pour faire accepter son code du statut personnel, par les Tunisiens, en 1956. Mais puisqu’il s’agit de voix discordantes, la question est de savoir comment Bourguiba s’y est-il pris pour que l’exception devienne la norme. En d’autres termes, quelle fut sa méthodologie de la Réforme ? Pour répondre à cette question, nous pouvons, à partir des discours prononcés par Bourguiba sur la question de la femme, retracer le cheminement intellectuel par lequel lui-même est passé, en partant d’abord du projet moderniste et universaliste dont il était porteur, qu’il a, ensuite, appliqué à la visibilité de la femme musulmane dans l’espace public malgré toutes les oppositions, jusqu’au ralliement tardif des plus récalcitrants des théologiens musulmans à l’époque de Bourguiba et encore aujourd’hui.
- L’universalisme des droits de la femme
- L’héritage des Lumières
Bourguiba aimait à rappeler dans ses discours qu’il était un élève brillant et intelligent. Ces qualités lui ont permis de décrocher une bourse pour terminer ses études à la Faculté de Droit et des Sciences Politiques à Paris. C’est dans le quartier latin que Bourguiba a découvert la politique française et les rapports de forces qui pèsent dans la prise des décisions. Il a aussi découvert les grands penseurs et philosophes : il adorait contempler la statue du philosophe français Auguste Comte. Comme il l’indiquait dans ses discours[4], il affectionnait son livre de chevet, l’ouvrage du philosophe Ernest Renan, Vie de Jésus[5], qui a fait grand bruit lors de sa parution et dont l’auteur a été jugé et persécuté par les cercles religieux parmi les ultra-catholiques. Il a étudié, en tant qu’étudiant en droit, la théorie du philosophe et juriste français du XVIIIe siècle, Montesquieu, dans son célèbre ouvrage De L’esprit des lois[6] dans lequel celui-ci a fondé une nouvelle connaissance de la sociologie et de la science politique.
Bourguiba est revenu en Tunisie nourri des pensées et des idées des Lumières et il a saisi l’importance de la maîtrise des instruments et des moyens capables de fonder un État moderne. Après avoir mené la bataille de l’indépendance en résistant au colonialisme français, en usant des mêmes principes et valeurs appris à Paris, inspirés de la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, il se lança dans la nouvelle bataille de la construction d’un Etat moderne dans lequel l’émancipation de la femme était une priorité.
- La volonté d’un homme
La bataille de l’indépendance fut, au final, une réussite. S’est alors établi l’État-nation tunisien, libre, indépendant et souverain. Une nouvelle bataille non moins dangereuse que celle de l’indépendance vit, alors, le jour. C’est ce que Bourguiba appelait « le grand jihad » qui vient après « le petit jihad » : il s’agit de la bataille contre l’ignorance, cette grande bataille menée pour changer les mentalités rigides et pour libérer les hommes et les femmes afin de construire une société moderne où l’Homme pourrait vivre en toute liberté et dignité. Bourguiba était conscient de l’urgence de cette bataille, de son importance et du risque qu’elle puisse le mettre en conflit avec les religieux et, plus grave encore, avec une partie de son peuple. C’est la raison pour laquelle il a lancé son projet de réforme moderne dès les premiers jours de l’indépendance et il a présenté le code du statut personnel, dès le 13 août 1956, alors qu’il était encore premier ministre du Bey et, par conséquent, avant même la proclamation de la République, le 25 Juillet 1957. A l’un de ses conseillers qui s’était interrogé sur les raisons de cette précipitation, alors qu’il y avait d’autres affaires plus urgentes concernant la prise du pouvoir et la gestion de l’État, Bourguiba aurait répondu : « Si, je ne le fais pas maintenant, dans six mois, moi Bourguiba, je ne pourrai plus le faire[7] ». Grâce à son intuition politique, Bourguiba a compris qu’il vivait une période exceptionnelle faite de satisfaction et d’admiration exprimées par son peuple à son égard après son retour triomphal avec l’accord de l’indépendance entre les mains; mais, cette popularité n’allait pas durer. Il a alors profité de cette occasion historique, de l’état de grâce dont il bénéficiait, et ne l’a pas laissée passer. La société tunisienne avec toutes ses composantes lui est redevable jusqu’à aujourd’hui d’avoir saisi cette opportunité historique. Ainsi, la proclamation du Code de statut personnel, précède la proclamation de la République, qui n’arrivera qu’un an plus tard, c’est pourquoi certains juristes le considèrent comme la vraie constitution de la Tunisie qui a été votée et qu’aucun parti politique aujourd’hui n’osera changer[8]. Il a commencé son discours en louant cet exploit qu’il considère comme :
« La plus grande réforme. L’Histoire retiendra qu’elle est la plus grande réalisation jamais faite par cet Etat, ce gouvernement et ce peuple depuis qu’il a regagné le droit de disposer de son sort et de régir son avenir, donc, depuis l’indépendance ». [10]
Ces paroles par lesquelles Bourguiba commença son discours de 1960 confirment que ce dernier était conscient du fait qu’il a posé la pierre angulaire d’un exploit historique qui changera l’Histoire de la Tunisie à jamais. Cet acte fondateur prépare ainsi à une autre période historique sans précédent qui mettra fin à des siècles d’exclusion et d’injustice, subies par la femme. Bien qu’il soit le principal moteur de cet exploit historique, Bourguiba n’a point accaparé cette cause ; il a affirmé que cet exploit est l’exploit de tout le peuple tunisien, son État et son gouvernement niant par-là les accusations de ses adversaires qui criaient à la mégalomanie du leader. Le Code du statut personnel était bien le fruit du génie de Bourguiba, mais il est aussi le produit des réformes qui remontent au XIXe siècle depuis l’établissement du Pacte fondamental de 1857[11], des réformes de Khair-Eddine Pacha[12], de la création de l’école Sadiki[13] et de la pensée de Tahar Haddad[14]. Certains historiens[15] vont jusqu’à considérer que le contrat kairouanais qui remonte à l’ère abbasside, au Moyen Âge, et dans lequel la femme refusait la polygamie était la première pierre qui précède l’abolition définitive de la polygamie prévue par le code du statut personnel en 1956, dont l’article 18 stipule :
« La polygamie est interdite. Quiconque étant engagé dans des liens du mariage en aura contracté un autre avant la dissolution du précédent sera passible d’un emprisonnement d’un an et d’une amende. »[16]
La fin de la polygamie est l’acte le plus fort et sans doute le plus symbolique de cette grande réforme. Au Cheikh de la Mosquée Zeytouna, qui lui avait proposé pendant les discussions de ne pas interdire la polygamie, mais plutôt de la rendre extrêmement difficile en y mettant de nombreuses conditions, Bourguiba aurait répondu : « je veux provoquer un choc psychologique. Je veux l’interdire ». Le président voulait réveiller les consciences par « un choc » frontal contre la Charia, capable de libérer les esprits.
- Le ralliement des autorités religieuses musulmanes sur la question du statut personnel
Le code du statut personnel a été signé en grande pompe, lors d’une cérémonie officielle digne des grands jours de l’Histoire. Bourguiba a pris soin de faire figurer à côté de lui, et ils apparaissent clairement sur les photos pris par les journalistes, deux des plus grands dignitaires religieux de la grande Mosquée de la Zeytouna, comme le cheikh Mohamed el-Fadhel Ben Achour, et le Cheikh Mohamed el-Aziz Djaït. Mais celui-ci se ravisa et dès le lendemain, comme pris de remords, il adressa une lettre au ministre de la Justice, en date du 20 août 1956, dans laquelle il demande la révision de certains articles du CSP, dont ceux relatifs à l’interdiction de la polygamie et à la juridictionnalisation du divorce. Mais cette rétractation tardive n’eut aucun effet. La réforme passa et elle fut acceptée largement aussi bien par l’institution religieuse dans sa grande majorité que par l’extrême majorité de la population[17]. Plus de soixante ans après, voilà que le grand Cheikh de la Mosquée El Azhar d’Egypte lui-même, considéré comme la plus grande autorité religieuse du monde sunnite, semble donner raison à titre posthume, à Bourguiba. Sommé, certes, par le président Sissi de « réformer le discours musulman » il reconnaît, enfin, que :
« La polygamie est une « injustice » pour la femme et …elle n’est pas la norme dans l’islam »
Ses propos ont été aussitôt salués par le Conseil national de la femme. Mais devant le tollé suscité sur les réseaux sociaux, l’institution Al-Azhar a précisé sur son site internet que le grand imam « n’avait pas du tout évoqué une interdiction de la polygamie ».
On voit bien à travers ce débat, survenu récemment en Egypte, mais qui revient régulièrement, que les autorités religieuses influencent certes l’opinion publique musulmane sur le statut de la femme, mais elles sont elles-mêmes influencées par cette même opinion publique à qui il a été martelé pendant des siècles que la femme était inférieure à l’homme, selon la volonté divine et qu’elle ne pouvait pas avoir les mêmes droits que l’homme. Nous sommes donc désormais face à une impasse, dans laquelle le monde musulman est enfermé, sur la question du statut de la femme. Même quand les autorités religieuses veulent réaliser une petite avancée, comme nous l’avons vu avec le Cheikh d’El Azhar, elles sont empêchées par l’opinion publique, laquelle opinion publique elle-même est empêchée d’avancer à cause du poids des traditions religieuses les plus rétrogrades, qui sont bien gardées par les autorités religieuses. L’une exerce sa tyrannie sur l’autre, et les deux se paralysent mutuellement dans un véritable cercle vicieux. Il y a donc une double tyrannie qui s’exerce sur le statut de la femme dans le monde musulman, celle des autorités religieuses, récalcitrantes, par nature, à toute idée de réforme, mais aussi celle de l’opinion publique, entretenue dans l’ignorance et dans l’obscurantisme. C’est ce que Iyadh Ben Achour appelle, la tyrannie de la Umma[18].
- La question du voile[19]
2.1. Avant l’indépendance
Bourguiba a fait du 13 août 1956, date de la proclamation du code du statut personnel, une fête nationale de la femme tunisienne, qu’il célébrait chaque année, en association avec l‘Union Nationale des Femmes Tunisiennes, (UNFT) organisme qu’il a créé et à qui il a confié la charge de veiller sur la préservation des acquis de ce code. En 1960, il prononce devant les militantes de l’UNFT, un grand discours, qu’il ouvre en déclarant :
« Je voulais exprimer tout l’intérêt que je porte à cette Union… l’intérêt que je porte à la responsabilité qui lui incombe et qui incombe aux dirigeantes ainsi que l’importance du message et de la réforme [du statut] des femmes en général ».
C’est là qu’apparaît la méthode de Bourguiba qui fait du peuple un partenaire associé à cette opération de réforme et de changement jusqu’à ce qu’il devienne un outil capable de changer son quotidien par lui-même. Si les réformes venaient d’en haut et en l’absence du peuple, elles ne pourraient pas connaître la réussite pense Bourguiba. Mais si le peuple en était convaincu et qu’il les adoptât, elles seraient maintenues et pourraient perdurer. Même si, au départ, les droits des femmes n’étaient que le fruit d’une volonté politique initiée par la tête de l’État, ils ont, progressivement, traversé toutes les couches sociales -y compris les hommes- jusqu’à ce que les associations, constituées de femmes et d’hommes aussi, en deviennent les défenseurs farouches, quand ils ont vu les avantages et les bénéfices qui en découlaient. C’est la responsabilité que Bourguiba fait porter à l’Union Nationale des Femmes Tunisiennes et au peuple tunisien. Il était conscient que la réforme à laquelle il a procédé est une entreprise audacieuse voire une vraie révolution ; il a ainsi parié sur la capacité de la société tunisienne à l’assimiler et ce, malgré l’évaluation des dangers qui en découlent. Il déclare à ce propos :
« La France colonisait encore le pays et nous étions nouveaux à la tête de l’État. Nous n’étions pas prêts et nous n’avons pas été préparés en ce temps-là. La première chose que nous avons faite, avant de nous libérer des forces colonisatrices, était de promouvoir la moitié de la communauté tunisienne qui vivait en marge et était négligée. Nous avions vu dans cette entreprise la pierre angulaire pour construire une Nation, un peuple et une vie pour la société… Nous savions que des tempêtes allaient éclater et j’avais signé le décret le 11 août. Et l’Histoire jugera, après 100, 200 ou mille ans que cette grande entreprise était un pilier pour la victoire de l’État et pour l’établissement d’une Nation et d’une société vertueuse ».
Ce que nous remarquons aujourd’hui, c’est que Bourguiba était conscient des diverses tempêtes qui l’attendaient. Il avait pris connaissance de l’Histoire de l’Islam, des mouvements islamistes qui déclaraient les individus mécréants et du poids des traditions archaïques qui dominaient le peuple tunisien ; tout ceci lui permettait de jauger les dangers, d’anticiper et de se méfier des réactions. C’est une leçon pour tout individu qui voudrait mener cette aventure noble et courageuse pour le progrès de son peuple : il doit la planifier, l’étudier et s’assurer de son utilité avant de l’entamer avec force et courage comme l’atteste le célèbre proverbe : « Les mains qui tremblent ne peuvent pas écrire l’Histoire »
- Après l’indépendance[20]
Aujourd’hui, les adversaires du bourguibisme, au sein des mouvements religieux extrémistes, continuent à dénigrer l’héritage bourguibien. Ils lui reprochent d’avoir au départ, dans les années trente, défendu le port du voile traditionnel tunisien ou le safsari avant qu’il ne changeât d’avis et qu’il n’encourageât à l’enlever après l’indépendance. Bourguiba a traité ce point dans son discours en déclarant :
« Puisque nous n’étions pas au pouvoir et que nous ne dirigions pas le pays, nous avions alors peur des mouvements de libération de la femme. Nous n’étions pas rassurés quant aux intentions de la colonisation qui cherchait à déconstruire la famille et à faire sortir la femme de son environnement. La politique du colon visait à imposer la personnalité française et nous nous opposions parfois à cette modernisation ; même quand il s’agissait des réformes que nous jugions acceptables, nous nous y opposions ».
Est-ce que cela veut dire que Bourguiba défendait le voile au temps de la colonisation comme se plaisent à dire certains ? Aucunement. L’image que se fait Bourguiba du voile est claire : il le refuse tout simplement parce qu’il est l’emblème du dénigrement de la femme et le signe de son image d’objet sexuel qu’il faudrait cacher des regards des hommes parce qu’elle n’a aucun rôle à jouer au sein de la société sauf celui de satisfaire les instincts de l’homme[21]. Toutefois, Bourguiba avait des priorités et la première consistait à délivrer la Tunisie de la colonisation avant de la délivrer des résidus de l’ignorance. C’est la fameuse politique des étapes que Bourguiba avant conçue et qui a prouvé son efficacité et sa réussite car, finalement, « ce qui compte, c’est le résultat » comme il aimait si bien dire. C’est ainsi qu’il avait répondu à ses opposants lorsqu’ils se sont interrogés sur sa position incompréhensible de soutien à l’habit traditionnel tunisien : « Préservons ce que nous jugeons mauvais pour ne pas avoir pire ».
- Le ralliement de certains théologiens sur la question du voile
Comme pour la polygamie, le voile continue à susciter le débat dans le monde musulman. En 2009, L’imam Tantaoui, grand Cheikh d’El Azhar, avait aussi déclenché une vive polémique, en Egypte en affirmant que « le niqab n’est qu’une tradition » qui n’a « pas de lien avec la religion« . Même s’il s’agit du voile intégral, qui cache complètement toute la femme, y compris son visage, mais les plus radicaux ont reproché à Tantaoui cette position et ils ont fini par obtenir son éviction de la tête d’El Azhar. Mais toujours est-il que cette position a permis de rouvrir le débat non seulement sur le voile, qu’il soit intégral ou pas, mais aussi sur la place de la femme dans l’espace public et sur les questions de pudeur et de rapport au corps féminin dans les sociétés musulmanes. C’est ce même Tantaoui, qui s’était distingué lors de la visite de Sarkozy, alors Ministre français de l’Intérieur, en Egypte et suite à la polémique sur la loi française interdisant le voile dans les écoles publiques, lorsqu’il déclara :
« Le voile est une obligation divine, pour la femme musulmane (…) Aucun musulman, qu’il soit gouvernant ou gouverné, ne peut s’y opposer…si la femme vit dans un pays musulman. Mais si elle vit dans un pays non musulman, comme la France, dont les responsables veulent adopter des lois opposées au voile, c’est leur droit« . Puis il ajouta devant la réaction étonnée du public égyptien « Je répète: c’est leur droit et je ne peux pas m’y opposer« , La France applique la « laïcité et celui qui conteste cette politique doit quitter le pays« , avait-il ensuite déclaré dans un entretien début 2004 au quotidien Al-Charq al-Awsat. « Ils (les Français) sont laïques, ils n’acceptent pas l’intervention de la religion dans leurs affaires. Il s’agit d’une affaire interne« , avait-il ajouté, en réaffirmant que le port du voile restait une « obligation » religieuse pour les musulmanes, en pays musulman.
La mise à l’écart de Tantaoui, qui est pourtant une autorité religieuse de premier plan, suite à ses positions contre le voile intégral et pour le respect de la laïcité française pour les musulmans vivant en France, montre bien la difficulté encore aujourd’hui plus qu’hier, de réformer l’Islam de l’intérieur. Les institutions religieuses, comme El Azhar, préfèrent aller dans le sens de la foule et vont jusqu’à exclure l’une de leurs autorités religieuses les plus reconnues, plutôt que de prendre le risque de la réforme. Avec le recul, on voit bien à quel point Bourguiba a eu le mérite de réussir à faire accepter ses réformes en matière de droits de la femme. Mais comment surmonter ces blocages ? Là aussi, l’expérience de Bourguiba en 1956, peut nous paraître édifiante. On ne peut réformer l’islam concernant le statut de la femme, que de l’extérieur, par la force de la loi, si les institutions démocratiques existent, ou par la volonté du prince, si les institutions ne le permettent pas.
- Les spécificités culturelles
3.1. Les théologiens adversaires des droits de la femme
Paradoxalement, Bourguiba faisait face, après l’indépendance à une élite sociale de la haute bourgeoisie tunisoise, qui le détestait et qui lui reprochait, en réalité, de l’avoir déclassée. Elle tentait, donc, de mettre en échec ses réformes. Bourguiba disait en parlant d’eux :
« Il y a des gens avec qui nous entrerons en conflit. Il n’y a point d’échappatoire. Il s’agit principalement des cheikhs intégristes avec leur pouvoir et leur adulation pour la France au temps du protectorat. Nous n’avons pas peur d’eux. Nous avons connaissance des fatwas qu’ils accordaient pour que les musulmans aillent combattre avec la France. Ces derniers vont nous attaquer et nous déclarer mécréants ; mais nous savons qu’« ils n’iront pas loin ». Nous avons une réputation, un passé, une pensée et une gloire ».
Cette élite -là sociale et religieuse, constituée des grands cheikhs de la Mosquée Zeytouna, ne gênait pas vraiment Bourguiba, car ceux-ci s’étaient discrédités par leur soutien au régime beylical et colonial. Aux lendemains de l’indépendance, cette classe sociale avait perdu son influence sur les classes populaires. Le vrai conflit opposait Bourguiba, désormais, à une certaine mentalité rétrograde, entretenue certes par les religieux, les partisans du pan islamisme, mais aussi par des opposants politiques, nationalistes arabes, encouragés par le leader égyptien Jamal Abdel Nasser grand chantre du pan arabisme. Ainsi la bataille de l’émancipation de la femme devenait prétexte à une guerre idéologique qui opposait, tantôt le nationalisme tunisien contre le nationalisme arabe, tantôt, le modèle laïc bourguibien contre le modèle islamiste internationaliste.
En effet, il s’agit d’une vérité historique mentionnée par Bourguiba dans ses discours: les cheikhs fanatiques qui avaient déclaré Bourguiba et Tahar Haddad mécréants étaient ceux-là mêmes qui accordaient des fatwas en faveur de la colonisation, ceux-là mêmes qui couraient aux fêtes organisées par le résident général en sa résidence en l’honneur de l’empire français alors que les leaders destouriens étaient poursuivis et vivaient entre les prisons et l’exil. Après l’indépendance, Bourguiba citait leur nom dans ses discours et il les ridiculisait. Mais l’opposition aux réformes de Bourguiba venait aussi des instances musulmanes internationales, comme le cheikh saoudien Ibn Al Baaz qui avait déclaré Bourguiba mécréant dans l’affaire du jeûne du mois de Ramadan, et affirmait qu’en tant que mécréant ou kafir, il n’avait pas le droit d’être président d’un Etat musulman. C’est celui-là même qui avait accordé une fatwa autorisant l’utilisation des terres saoudiennes par les forces armées américaines et l’établissement des bases militaires pour l’invasion de l’Irak et sa destruction. C’est la raison pour laquelle Bourguiba disait en parlant d’eux avec mépris, «ils n’iront pas loin », ce qui signifie qu’ils sont dans une impasse historique.
En fin connaisseur du droit musulman, Bourguiba pouvait alors les écarter et prendre leur place comme un Mujtahid, c’est-à-dire comme un interprète de la Loi musulmane. Il leur déclarait ainsi :
« Comme vous, je suis musulman. Je respecte cette religion pour laquelle j’ai tout fait, ne serait-ce qu’en sauvant cette terre d’islam de l’humiliation coloniale. Mais de par mes fonctions et mes responsabilités, je suis qualifié pour interpréter la loi religieuse. »
Bourguiba pouvait s’arroger le droit de faire lui-même des fatwas, ou des avis juridiques musulmans, car même s’il n’est pas théologien, à proprement parler, il est le chef de l’Etat, et en droit musulman, le chef politique est de facto, le chef religieux, le commandeur des croyants.
- Les « gens simples »
Le problème auquel était confronté Bourguiba alors ne résidait pas seulement dans les cheikhs fanatiques et extrémistes, mais dans ceux qui leur accordaient de l’intérêt et qui appartenaient au peuple. Bourguiba en parle en ces propos :
« Il faut craindre les gens simples qui sont envahis par une croyance archaïque ; ce sont des patriotes qui respectent la religion et la considèrent comme inhérente à leur identité. Nous nous devons de les prendre en considération et de les aider, de les servir et de les convaincre jusqu’à ce qu’ils soient rassurés. C’est ce à quoi a pensé le gouvernement quand il a contribué et aidé à créer l’Union Nationale de la Femme Tunisienne ».
Plus Bourguiba méprisait les fanatiques religieux, plus il aimait et respectait les gens simples, le petit peuple animé de bonnes intentions, ceux qui pensaient que s’accrocher aux traditions et aux enseignements religieux constituait leur identité. Ces gens-là étaient des patriotes et des destouriens qui avaient cru en la bonne foi et la sincérité de Bourguiba. Ils l’ont suivi et ont sacrifié leur vie pour la patrie. Ils l’ont suivi instinctivement, l’ont protégé et l’ont défendu. Cependant, ils sont devenus, aujourd’hui, incapables de comprendre la profondeur de sa pensée et ont peur de la révolution culturelle qu’il a déclenchée. Ceux-là, Bourguiba en parle avec empathie, pitié et affection. Il appelle à ce qu’« on les aide, les serve et les convainque pour que leur cœur repose en toute sécurité ». Plus Bourguiba était en avance sur son peuple et sur son époque, plus il faisait attention à ne pas s’éloigner d’eux et ne pas les abandonner. C’est ici que réside le secret de la réussite des grandes réformes bourguibiennes concernant les affaires religieuses et en particulier le Code du statut personnel.
- Le prince saoudien Mohamed Ben Salman se rallie au réformisme[22]
Aujourd’hui plus de soixante ans après la réforme du statut personnel, en Tunisie, un autre prince Mohamed Ben Salman, venant d’un pays, que beaucoup[23] considèrent comme l’épicentre de l’intégrisme dans le monde musulman qu’est l’Arabie Saoudite, semble vouloir prendre le train du réformisme islamique. Dans une interview télévisée destinée à vanter son plan de modernisation économique, le prince héritier d’Arabie saoudite a, en effet, appelé à ne pas « sacraliser » le fondateur du wahhabisme. Il appelle le monde musulman, entre autres mesures, à ne plus tenir compte des hadiths « AAHAD » c’est-à-dire des paroles attribuées au prophète de l’islam mais dont l’authenticité, douteuse, ne repose que sur la foi d’un seul rapporteur. Autant dire que la grande majorité des récits et paroles attribués au prophète pourraient devenir caducs. Faut-il y voir une simple manœuvre politicienne pour mettre au pas le clergé wahabite, ou une vraie volonté de changement par l’abandon du wahabisme, qui est la doctrine officielle de l’Etat saoudien, et qui a engendré tant d’extrémisme et de radicalité ? L’avenir nous le dira, mais il n’en demeure pas moins que l’appel mérite de retenir notre intérêt, car ses retombées peuvent être considérables, non seulement pour l’Arabie Saoudite, mais pour l’ensemble du monde musulman, qui a un besoin vital de sortir de son « impasse historique » comme l’appelle Mohamed Charfi[24]
Conclusion
Évoquant le Code du Statut personnel, le juriste Yadh Ben Achour[25] conclut : « Le CSP demeure encore accroché au ciel des étoiles naissantes. Il reste un enjeu. Il n’est pas à l’abri de renoncements si trop de forces matérielles et mentales se conjuguent contre lui. Il n’est pas encore pleinement un droit où idéalité et réalité se rapprochent. La famille tunisienne est encore empêtrée dans trop d’archaïsmes et subit trop violemment les effets de l’anomie sociale pour pouvoir pleinement bénéficier des réformes bourguibiennes. »
Nous avons pu vérifier combien cette parole résume assez bien l’expérience du réformisme islamique en Tunisie, concernant le statut de la femme. Celle-ci a été faite de progrès inouï et unique, à ce jour, mais aussi de résistance et de blocage. Elle s’inscrit clairement dans l’héritage universel des Lumières, auquel un homme exceptionnel a cru et qu’il a voulu acclimater en terre musulmane. Il a mobilisé pour cela son prestige personnel acquis suite à une longue lutte pour l’indépendance nationale, mais aussi l’état de grâce dont il était auréolé aux lendemains de l’indépendance. Conscient de l’importance de cette réforme pour le progrès de son pays et pour sa sortie de l’obscurantisme vers les lumières, il a forcé le destin en saisissant l’opportunité historique qui s’offrait à lui. Mais il a su être ferme n’hésitant pas à imposer sa réforme, à des courants religieux hostiles, non sans une certaine forme de contrainte voire de despotisme, que ses détracteurs continuent à lui reprocher jusqu’à aujourd’hui. Mais le pouvoir ne se partage pas et l’heure, en 1956, n’était pas aux discussions byzantines interminables, pour savoir si la femme est l’égale de l’homme ou pas. En réalité, il a su être pédagogue, en expliquant au peuple, dans de longs discours, l’importance de cette œuvre émancipatrice, pour la femme mais aussi pour l’homme et pour l’ensemble de la société. A-t-il convaincu les milieux religieux ? En partie oui, puisqu’aujourd’hui les Ulémas de l’université Zeytouna ne la contestent plus. Mais en partie seulement puisque Bourguiba continue à être considéré par certains religieux comme un mécréant, animé par le despotisme et par la franc-maçonnerie[26]! Mais toujours est-il que la réforme bourguibienne continue à fasciner et, nous pouvons l’espérer, à inspirer beaucoup de réformateurs musulmans, y compris dans les milieux les plus improbables en Arabie Saoudite ou à El Azhar.
- [1]La femme hérite la moitié de l’homme, « à l’homme de la part de deux femmes », S 4, V. 11
« A l’aube de l’indépendance, la plus ancienne et la plus criante des injustices était la condition des femmes»Radhia Haddad dans son autobiographie Parole de femme (éditions Elyssa, Tunis, 1995).↩
- [2]Le témoignage de la femme vaut la moitié du témoignage de l’homme, « Faites-en témoigner par deux témoins d’entre vos hommes ; et à défaut de deux hommes, un homme et deux femmes d’entre ceux que vous agréez comme témoins, en sorte que si l’une d’elles s’égare, l’autre puisse lui rappeler » (Coran 2/282).↩
- [3] La femme musulmane n’a pas le droit d’épouser un non musulman, alors qu’un musulman a le droit d’épouser une non musulmane :
« N’épousez pas les femmes idolâtres (al mouchrikate) tant qu’elles ne sont pas des croyantes (hata you’mina). Une esclave croyante est préférable à une idolâtre libre même si celle-ci a l’avantage de vous plaire. N’épousez pas les hommes idolâtres (al mouchrikine) tant qu’ils ne sont pas des croyants (hata you’minou). Un esclave croyant est préférable à un idolâtre, même si ce dernier a l’avantage de vous plaire ; Car ceux-ci (les négateurs) vous convient à l’enfer alors que Dieu, par Sa Grâce, vous invite au paradis et à l’absolution de vos péchés. Dieu décrit avec clarté Ses versets aux êtres humains afin de les amener à réfléchir » Coran 2 ;221
« Pour ce qui est du mariage, il vous est permis de vous marier aussi bien avec d’honnêtes musulmanes qu’avec d’honnêtes femmes appartenant à ceux qui ont reçu les Ecritures avant vous, à condition de leur verser leur dot, de vivre avec elles en union régulière, loin de toute luxure et de tout concubinage » Coran 5 ;5.↩
- [4] Habib Bourguiba, Discours, publications du ministère de l’information tunisien, Imprimerie nationale, Tunis, 1981↩
- [5] Ernest Renan, une vie de Jésus, publié pour la première fois à Paris, en 1863↩
- [6] Publié pour la première fois, par Montesquieu à Genève en 1748↩
- [7] Béji Caïd Essebsi, Bourguiba, le bon grain et l’ivraie. Tunis, sud éditions, 2011↩
- [9]↩
- [8]. Au contraire, bon nombre de théologiens le voient comme un « Ijtihad », c’est-à-dire une libre interprétation des textes islamiques qui n’enfreint pas l’esprit de législation islamique. C’est là une victoire précieuse de Bourguiba contre ceux qui l’ont déclaré mécréant à cause de ce même code. Quatre années après son adoption, en 1960, Bourguiba a prononcé un discours lors du congrès de l’Union Nationale de la Femme Tunisienne dans lequel il explique la philosophie et l’esprit des lois de ce code[9] Bourguiba, Discours, publications du ministère de l’information tunisien, Imprimerie nationale, Tunis, 1981
- [10] Idem, ibidem, volume XXVII, p. 186↩
- [11] Habib Boulares, Histoire de Tunisie, Tunis, Ceres éditions, 2012, p. 9↩
- [12] Idem, ibidem, p. 10↩
- [13] Idem, ibidem, p. 11↩
- [14] Tahar Haddad, notre femme entre la législation islamique et la société, ouvrage publié en arabe, en 1930↩
- [15] Dalenda Larguech, Monogamie en Islam : l’exception kairouanaise. Tunis, CPU, 2011↩
- [16] Code du Statut personnel, Tunis, Imprimerie officielle, 2012↩
- [17] Abdelhamid Largueche, Bourguiba le retour ?, Tunis, Nirvana, 2015↩
- [18] Iyadh Ben Achour, opus citatum ↩
- [19] Khaoula Matri, Le port du voile au Maghreb, Casablanca, éd. Fondation Abdelaziz, 2015↩
- [20] Habib Bourguiba, La Tunisie et la France, Tunis, M.T.E, 1954↩
- [21] Idem, Ibidem, p. 31↩
- [22] Anne-Bénédicte Hoffner, journal La Croix, le 05/05/2021 à 16:29, modifié le 05/05/2021 à 18:02↩
- [23] Hamadi Redissi, le pacte de Najd, Paris, Seuil, 2013↩
- [24] Mohamed Charfi, Islam et liberté, une impasse historique, Paris, Albin Michel, 1999 Mohamed Charfi, Islam et liberté, une impasse historique, Paris, Albin Michel, 1999↩
- [25] Iyadh Ben Achour, Politique, religion et droit , Tunis, éd. Cérès-CERP, 1992↩
- [26] Khalifa Chater, la franc -maçonnerie en Tunisie (1930-1956), l’économiste maghrébin, 8 Octobre 2020 Khalifa Chater, la franc -maçonnerie en Tunisie (1930-1956), l’économiste maghrébin, 8 Octobre 2020↩