Chercheur au CNRS-IREMAM
Président du CIEMI
Face au caractère parfois réducteur et simplificateur des discours et des représentations médiatiques sur l’islam et les musulmans, il est parfois tentant de verser à son tour dans une approche « simpliste » et « manichéenne » des logiques médiatiques, confortant ainsi l’idée reçue d’un pouvoir occulte et surdimensionné et accréditant la thèse d’un Deus ex machina médiatique. D’où la nécessité de rompre d’entrée avec un certain nombre de préjugés sur le « pouvoir des médias » qui circulent souvent dans les milieux croyants et pratiquants musulmans, exprimant un réflexe d’autodéfense face aux dites « agressions médiatiques ». Face aux multiples agressions, il est tentant d’en attribuer la responsabilité exclusive aux « méchants médias » et aux « vilains journalistes », accusés de tous les maux de la société. Certes, un réflexe d’autodéfense compréhensif, notamment dans le contexte « post-11 septembre », mais qui brouille la lisibilité du phénomène médiatique qui ne saurait être réduit à la posture d’un « pouvoir occulte », dont la seule finalité sociale et politique serait de détruire l’islam et d’affaiblir la communauté musulmane. Les médias ne constituent pas une « machine de guerre » anti-musulmane et s’ils l’étaient vraiment, ils n’auraient pas un seul général à leur tête mais plusieurs, qui loin d’agir de concert, le feraient en ordre dispersé.
A contrario, il serait tout aussi biaisé de céder à une certaine forme d’angélisme médiatique, comme si les médias constituaient des lieux d’expressions pluralistes, reflétant de manière équilibrée et transparente la diversité des opinions et des points de vue s’exprimant dans la société. Une telle vision « pluraliste » tend à sous-estimer, voire à masquer, les rapports de force qui se jouent en permanence dans le champ médiatique et qui fait que « l’objectivité médiatique » est un leurre, sinon une utopie. La thèse de la neutralité médiatique doit donc être relativisée, voire abandonnée, si l’on veut saisir pleinement les mécanismes de production, de sélection et de diffusion des discours et des images sur l’islam et les musulmans. Sur ce plan, l’on peut affirmer que les médias reflètent bien une certaine « liberté d’expression » (cf. l’affaire des caricatures du prophète Mohammed) mais une liberté d’expression située par rapport à des principes, des valeurs, des tabous, des « vraies-fausses » croyances, des présupposés et des préjugés idéologiques et osons le dire, des phénomènes de mode, dont la recherche effrénée du sensationnalisme est l’une des manifestations saillantes.
Prenant nos distances à l’égard de ces deux postures « radicales » (diabolisation paranoïaque versus idéalisation candide), nous avancerons la thèse suivante : la production médiatique se situe à la confluence de logiques sociales complexes qui traduisent des rapports de force au sein de nos sociétés démocratiques. Les représentations sécuritaires et anxiogènes sur l’islam et les musulmans dans les médias européens, en croissance exponentielle après les attentats du 11 septembre 2001, s’inscrivent dans un processus global de stigmatisation du fait musulman, dont les médias sont un vecteur parmi d’autres, d’où la nécessité de dépasser la posture simpliste : « C’est la faute aux médias ! C’est la faute aux journalistes ! ». De plus, le discours médiatique est loin d’être homogène. Il se nourrit de sources diverses, hétéroclites, décousues et parfois contradictoires, même si le produit fini apparaît presque toujours « uniforme ». On se rend compte alors que les médias ne créent pas l’islamophobie (la peur de l’islam et/ou du musulman) mais opèrent une mise en ordre du sens commun sur l’islam, les musulmans et l’islamisme qui mériterait d’être plus finement analysé :
mise en ordre par la sélection du contenu des articles et des reportages, des thèmes abordés, des images proposées aux lecteurs et aux téléspectateurs, d’où le rôle clef des rédactions en chef, davantage encore que celui du « simple » journaliste qui est bien souvent dépossédé de son travail ; les effets de « titres » produisent parfois une dissonance par rapport au contenu nuancé des articles ;
mise en ordre par la cooptation des figures légitimes aptes à parler de l’islam et de l’islamisme (écrivains, essayistes, philosophes, politologues ou plus rarement islamologues [1]), dont certains finissent par s’ériger en « experts » incontestés et incontestables de la « chose musulmane » ;
enfin, mise en ordre par la cristallisation autour de personnalités musulmanes nationales ou internationales, présentées tantôt sous les traits de héros positifs, tantôt sous ceux de héros négatifs et malfaisants.
En ce sens, les médias doivent être analysés comme des metteurs en scène ou plutôt des metteurs en ordre des discours et des représentations sur l’islam et les musulmans, une mise en scène qui produit d’autant plus d’effets sur les consciences et les imaginaires qu’elles touchent des millions de personnes. C’est peut-être là où réside la véritable « spécificité » du message médiatique : ce n’est pas tant dans les manières de faire, les façon de dire et les préjugés que le discours médiatique sur l’islam et les musulmans se distingue des autres types de discours (celui de la rue par exemple) que dans cette « puissance » à toucher simultanément des millions de personnes. Un cliché véhiculé au cours d’une conversation entre deux personnes ne dépasse par les murs d’une pièce mais un cliché produit par un média, aussi modeste soit-il, influence des milliers d’esprits.
Encore faut-il préciser que les représentations médiatiques de l’islam et des musulmans sont loin d’être stables ; elles évoluent dans le temps, avec des phénomènes de feed-back qui rendent particulièrement difficiles l’analyse. Il serait évidemment naïf de s’imaginer que l’image de l’islam et des musulmans s’améliore, se « positive » au fil du temps en quelque sorte, au fur et à mesure que les rédactions, les journalistes et les diffuseurs « non-musulmans » apprennent à connaître la religion islamique et se familiarise avec les communautés musulmanes d’Occident. De ce point de vue, il n’existe pas de « positivisme médiatique » et les dites « ouvertures » ou « avancées » en termes de compréhension et de nuances dans le processus médiatique peuvent être suivies par des phases « régressives », des phases de « repli ethnocentrique », où l’image de l’islam et des musulmans se « durcit » subitement. Pire, la pacification de l’image de l’Islam, de plus en plus considéré comme une « religion monothéiste comme les autres » (judaïsme et christianisme) peut parfois s’accompagner d’une dégradation de l’image des musulmans eux-mêmes, avec cet argument récurrent que l’on entend parfois dans les médias : ce n’est pas l’islam qui est « mauvais » mais les musulmans qui ne connaissent rien à leur religion et qui la pratiquent sur un mode patriarcal, obscurantiste et radical. En ce sens, la « désessentialisation » de l’image de l’Islam (religion noble) se combine parfois avec une essentialisation de l’image des musulmans « en chair et en os » (mauvais croyants), aboutissant à créer cette combinaison médiatique paradoxale mais dominante : idéalisation de l’islam/diabolisation des musulmans. Dans le procès médiatique, force est de constater que l’Islam est souvent relaxé ou acquitté (au nom de la tolérance) mais les musulmans presque toujours condamnés (au nom d’un prétendu réalisme sécuritaire).
Pour être tout à fait honnête dans notre propos, encore faut-il préciser que la figure inverse est également repérable dans le procès médiatique : idéalisation des musulmans/diabolisation de l’islam. Sur un registre misérabiliste, les musulmans sont parfois représentés comme les « victimes » de leur religion (sous-entendu maléfique). Nous sommes là en présence d’une posture médiatique de type « paternaliste » qui prétend libérer les musulmans de leur religion. En somme, les musulmans sont considérés comme des « gens normaux » (ou presque) mais qui ont juste un défaut : croire en Allah. Ce registre essentialiste n’est pas rare dans les représentations médiatiques actuelles et il se traduit par un discours aux vertus « pédagogiques » et « éducationnistes » que l’on pourrait résumer ainsi : « Musulmans, devenez adultes, en vous détachant définitivement de votre religion familiale ! ».
En définitive, les représentations médiatiques sur l’islam et les musulmans s’inscrivent dans un double essentialisme (essentialisation de la religion/essentialisation des croyants) qui peuvent fonctionner de manière antinomique ou concurrente mais aussi de façon complémentaire. Toutefois, dans le cas français, elles tendent à prendre corps dans une matrice idéologique commune : l’injonction à la modernité. Sur ce plan, les médias se positionnent presque toujours à l’égard des musulmans croyants et pratiquants comme des « vecteurs de modernité », porteurs d’un message de libération et d’émancipation. L’on ne peut qu’être frappé par le fait que la grande majorité des articles, des reportages et des émissions concernant la « question de l’islam » en Europe se parent de vertus pédagogiques et éducatives, comme si les médias renouaient avec leur mission originelle : éduquer le « petit peuple » à la modernité. En France, notre vision de l’islam s’est progressivement sécularisée et laïcisée au rythme des évolutions affectant notre société. En ce sens, la peur de l’islam constitue bien une « peur moderne », voire une « peur laïque » de plus en plus détachée des préjugés religieux et théologiques (le canon médiéval dans l’anti-mahométisme). L’islam n’est plus perçu comme religion anti-chrétienne (Mahomet figure de l’Antéchrist) mais d’abord comme religion anti-laïque, ou du moins difficilement « soluble » dans la laïcité et la modernité républicaine.
On en arrive à une figure presque comique (islamocomique), si elle n’avait pas des conséquences dramatiques sur les consciences et les imaginaires européens : ce sont les médias qui prétendent apprendre aux musulmans ce qu’est le « véritable islam » et non le contraire. Sur ce plan, nous rejoignons les conclusions de l’ouvrage de Thomas Deltombe, L’islam imaginaire (La Découverte, 2005) : « Les musulmans sont parlés plus qu’ils ne parlent », ou pour le dire autrement : « On parle pour eux ». Les croyants et pratiquants et musulmans sont le plus souvent des acteurs passifs du discours médiatique, dont on prête des projets plus ou moins obscurs, même s’il convient de noter que ces dernières années l’invitation d’acteurs musulmans « engagés » (imams, théologiens, penseurs, présidents d’associations et de fédérations islamiques) n’est plus un phénomène rare dans les médias français et européens.
Le fait le plus marquant ces dix dernières années est sans doute ce que nous qualifierons de nationalisation de la religion musulmane, processus très largement encouragé par les discours médiatiques : l’islam a aujourd’hui un statut profondément ambivalent dans les médias : « religion nationale » – au même titre que le christianisme et le judaïsme – il est de moins en moins représenté comme « religion étrangère » ou « religion importée » mais sous l’angle de l’étrangeté. C’est une évolution paradoxale que de constater – notamment dans les représentations médiatiques – que l’islam fait désormais moins peur en tant que phénomène étranger qu’en tant que « religion franco-française ». L’étrangeté musulmane est devenue l’une des grandes obsessions médiatiques de ce début de XXIe siècle.
- [1]Des islamologues aussi prestigieux qu’Ali Merad ou Mohamed Arkoun apparaissent rarement dans les médias.↩