Sommaire du dossier : Entre chrétiens et musulmans, quelles frontières ?
- 2006-2008 : « Entre chrétiens et musulmans, quelles frontières ? »
- La frontière : notion complexe et ambiguë
- Libre méditation sur les frontières dans le Premier Testament
- Paul, les premières communautés chrétiennes et les frontières
- Islam et appartenances
- Deux visages de la frontière imaginaire
- De la superposition de frontières à la pluralité d’appartenances
- Frontières entre Islam et Christianisme.
- Une frontière commune : la lutte contre l’idolâtrie
- Musulmans d’Europe et citoyenneté : Intégration, mutations et avenir.
- Le mariage de la musulmane avec un non musulman : Dépassement ou transgression des frontières
- Le malaise face à l’islam : Le cas de la Méditerranée
- Transmettre les valeurs morales et spirituelles aux jeunes générations en France.
- La frontière ; A l’aune des religions et des sciences sociales
Introduction
La frontière est un objet ambigu qui couvre des réalités complexes et parfois contradictoires . Bien que produit d’une intention et exprimant un projet, la frontière est fuyante et difficile à cerner dans sa nature, ses formes et ses fonctions. La frontière ne cesse d’être convoquée dans les travaux de géographes, politologues, sociologues, anthropologues, psychologues et autres . La diversité de ces approches laisse entendre que sa conception générale comme ligne bien tracée sur les cartes géographiques et comme signe marqué concrètement dans le paysage, ne saurait couvrir la totalité d’un phénomène si riche de significations. Mises à part ses incidences sur l’organisation de l’espace, la frontière intègre des dimensions matérielles politiques et symboliques.
La frontière dans sa dimension géopolitique :
La frontière constituerait une structure universelle, un schème organisationnel élémentaire et fondamental de toute vie humaine et sociale sur terre. Les organisations sociétales tendent toujours et partout à l’exhaustivité des fonctions en limitant les différents secteurs de l’activité sociale à un même espace. La frontière s’inscrit donc dans un processus de territorialisation . Mais la frontière se rapporte également à un projet politique,en ce sens « Tracer une frontière est un acte géopolitique par excellence puisqu’il s’agit de délimiter des aires d’exercice de la souveraineté, d’inscrire le politique dans l’espace »[1]
1) Rappel des origines :
Le mot français frontière remonte au 13eme siècle, il prend forme à partir du terme « front »au sens militaire[2]. Le front se définissait comme mode d’organisation de l’espace en temps de guerre, il désignait la limite temporaire fluctuante séparant deux armées lors d’un conflit. Jusqu’alors ,les royaumes n’avaient que des fins, des confins, des marches mouvantes. Cette discontinuité fluctuante évolue en fonction des rapports de force en présence qui finissent par imposer le principe de continuité et de cohésion territoriale. L’espace flou est ainsi remplacé par des tracés de plus en plus exclusifs de limite d’état à état sanctionnées par des traités et jalonnées par des bornes et des barrières de douane [3]. Toutefois le terme frontière ne répond pas aux mêmes significations dans les différentes cultures , la diversité terminologique en témoigne : le « h’add » en arabe par exemple ne s’apparente en rien au sens du terme frontière comme limite avec toutes les procédures de contrôle qui lui sont relatifs. La racine du terme « h’add » exprime l’idée d’un pointu. En droit, il désigne la peine légale Pendant des siècles les constructions étatiques connues dans le monde musulman ne correspondaient pas au modèle juridique et administratif européen[4]
2)Types de frontières :
De l’origine front on peut déduire deux formes de frontières avec des sens distincts :
a- la frontière zonale :
Sous cette forme la frontière n’est pas nette et n’a jamais eu de signification unique. L’exemple le plus connu est le limes romain. Il est mis en place pour protéger l’empire contre ses voisins barbares. En anglais la zonalité correspond au terme « frontier ». Selon Turner[5] la « frontier » désigne « la frange mouvante où se forge la nouvelle société. » Dans cette conception la frontière n’a pas de contenu précis, c’est un horizon spatial, lieu de naissance de la nouvelle société américaine. De cette première forme de frontière se dégage l’idée d’une zone incertaine dans laquelle on peut être dans un espace mais déjà dans un autre. Incertitude qui s’estompe dés l’avènement de la deuxième forme .
b- la forme linéaire :
Elle est relativement récente. En anglais elle correspond au terme « border » ou « boundary », c’est la limite séparant deux états souverains. Cette souveraineté s’y matérialise par le biais de règlementations qui produisent des modes d’exclusion définissant l’intérieur/l’extérieur, le dedans/le dehors etc. rendant possible le basculement immédiat d’un espace à un autre. L’apparition de la ligne frontière a étroitement accompagné les progrès de la cartographie et l’affirmation du sentiment national Comme ligne de démarcation, la frontière est une invention européenne qui a été exportée hors d’Europe, dans des aires de civilisation où les structures étatiques ne correspondaient pas au modèle européen.( 6)Depuis, ce type de frontière s’est imposé comme la forme la plus lisible, la plus achevée d’une souveraineté qui finit par faire converger les principales discontinuités territoriales qu’elles soient politiques économiques ou sociales. Ce type de frontière est associé à un système de contrôle plus ou moins explicite dont le premier objet est de protéger mais aussi de laisser circuler en filtrant et en prélevant. A cette frontière sont liés des figures emblématiques : celle du militaire, du douanier mais aussi celle du contrebandier.[6] Si les deux premières figures expriment la protection et le filtrage, la troisième exprime le passage et l’entre deux reflétant par là même le caractère ambivalent de la frontière qui fonctionne comme un filtre instable où alternent ouverture / fermeture. A cette première ambigüité, s’ajoute une seconde, elle provient du mode de légitimation de traçage des frontières de l’état qui oppose le modèle de la limite fixe intangible de la frontière dite « naturelle » à celle retouchable dite historique ou artificielle.
c- La frontière naturelle
Elle se base sur des accidents naturels qui servent de séparation entre deux états. C’est une ligne inviolable que l’on est prêt à défendre, d’où la confusion entre la discontinuité naturelle et la fonction politique[7]. En effet même si son nom laisse entendre un certain providentialisme ou une prédestination géographique, la frontière naturelle n’est que le produit d’une convention à travers laquelle des hommes politiques et surtout leurs conseillers militaires ont cherché dans la topographie et l’hydrographie à matérialiser des lignes visibles faciles à contrôler et qui peuvent servir à une éventuelle conquête [8]. Il est important de rappeler que pour certains, comme le géographe allemand Friedrich Ratzel, les frontières naturelles ne reposent pas sur une justification topographique mais sur une césure enthoculturelle.[9] Ainsi pour les Nazis la marque de la nature porte sur la topographie mais sur la différence de races . Toutefois les extraordinaires efforts de re-sémantisation des frontières de la nature pour justifier des projets territoriaux transfrontaliers ne font que prouver que ces frontières ne sont nullement naturelles, mais une œuvre humaine , une construction sociale. C’est pourquoi G.Simmel écrivait « la frontière n’est pas un fait spatial avec des effets sociologiques,mais un fait sociologique qui prend une forme spatiale »[10].
d- La frontière artificielle ou historique :
Elle est souvent le couronnement d’une longue histoire faite de guerres et de compromis entre deux forces politiques .Elle s’inscrit dans un mouvement de revendication territoriale se légitimant par la référence à la période historique qui correspond à l’extension territoriale maximale au détriment du territoire voisin[11] . La frontière historique n’est pas moins belliqueuse que la dite naturelle. En effet la frontière qui cristallise les représentations de l’identité nationale et de la patrie reflète toujours un rapport de forces entre les nations. Ce rapport peut être celui des états nations directement confrontés ou il peut aussi résulter d’interventions extérieures d’états concernés par le découpage. Les frontières africaines ont été tracées de manière artificielle correspondent en gros aux jeux d’intérêts politiques et économiques des puissances coloniales. Ces frontières héritées de la colonisation ne coïncident pas en général avec les limites ethniques et posent toujours le débat du droit des peuples à disposer d’eux- mêmes[12] . C’est aussi le cas des frontières au Moyen orient enfantées par une conception coloniale avec la collaboration d’élites locales. En plus de la limite qui sépare deux états, une frontière peut être un obstacle qui sépare un monde de lui-même ou divise un pays en deux, pensons à l’enclavement de la Gambie dans le Sénégal, au Mur de Berlin devenu du jour au lendemain frontière dans un espace qui semblait être un par la langue et la culture ou celui érigé par les autorités de l’état sioniste au nom d’une prétendue « sécurité » instaurant des ruptures douloureuses qui fissurent la vie quotidienne des individus des familles et des quartiers palestiniens , c’est une scission dans une terre et dans une mémoire.
A l’heure de la mondialisation, où le pouvoir de contrôle de l’état sur son territoire subit une véritable érosion qui fait tomber l’un après l’autre les éléments qui faisaient d’habitude frontière, dessinant des géométries variables en fonction de la communication,le commerce,les investissements etc.,on assiste à l’évolution du rapport au territoire. Cette évolution est loin d’annoncer la fin de la frontière . Au contraire, les tendances à la « guettoisation » des cultures et les replis identitaires sont l’indice de développement d’autres types de frontières plus subtiles :les frontières dites imaginaires
Par Sémia Chabchoub Lajmi (GRIC TUNIS)
- [1]M.Foucher, « Frontières à retracer : un point de vue de géopoliticien », frontières et limites », acte de séminaire, Centre Georges Pompidou, Paris 1991 p.69↩
- [2]R.Brunet, Les mots de la géographie, Ed Reclus, Paris, 1993↩
- [3]D.Nordman, « Frontières de France. De l’espace au territoire 16eme-19eme siècle », Paris, Gallimard, 1999↩
- [4]A.Miquel : « la perception de la frontière au approches de l’an mil de notre ère « , In Le monde musulman à l’épreuve de la frontière, REMMM février 1989 p22-25↩
- [5]J.F Turner, The frontier in american history, cité par Ayse Ceyhan, « Etats-Unis :frontières sécurisées,identité(s) contrôlé(s) », Culture & Conflit N/ 26-27 1997 PP.235-254, Paris, Sevpen, 1996.↩
- [6]« Frontière et seuil », revue Eidôlon No7, Présentation de Joelle Ducos, http://lapril.u-bordeaux3.fr/spip.p…↩
- [7]Patrick Picouet, « quelle frontière pour l’Europe », www.café-geo.net\article 625↩
- [8]Ch.Pradeau, Jeux et enjeux des frontières, Presse universitaire de Bordeaux, 1994↩
- [9]F.Ratzel, La géographie politique, Paris, Fayard, 1987↩
- [10]G.Simmel, Sociologie : études sur les formes de socialisation, Paris PUF, 1999, p 607.↩
- [11]M.Foucher, Fronts et frontières. un tour du monde géopolitique. Paris, Fayard, 1991.↩
- [12]C.Dubois, M.Michel, P.Soumille, Frontières plurielles, frontières conflictuelles en Afrique Subsaharienne, Paris, L’Harmattan, 2000↩