par Gric
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Le meurtre par l’armée israélienne des enfants libanais de Cana, dans la nuit du 29 au 30 juillet 2006, a suscité beaucoup d’émotion à travers le monde. L’indignation est certes légitime, mais elle ne permet pas de penser la violence.
Seule la raison peut percevoir la déraison de la violence. Penser la violence, c’est la reconnaître comme inhumaine, comme la négation et le reniement de l’humain dans l’homme. Ce qui se passe au Liban n’est pas une catastrophe humanitaire, mais une catastrophe humaine. C’est une défaite de la civilisation. Un petit pays est cassé, fracassé par les armes d’un État ivre de sa puissance. La population civile est traitée comme un objectif militaire. Les maisons, les routes et les ponts sont détruits. Ces ruines sont les ruines de l’humanité de l’homme. Dans de telles circonstances, il devient dérisoire de prétendre que l’armée israélienne viole les principes du droit international et les lois de la guerre. Elle viole en réalité les lois de l’humanité.
Cette guerre n’est pas la continuation de la politique par d’autres moyens que ceux de la diplomatie, mais son interruption. L’État d’Israël invoque son droit à défendre la sécurité de son peuple. En soi, cette fin est légitime. Mais les moyens de la violence mis en œuvre non seulement pervertissent cette fin, mais ils l’effacent et viennent se substituer à elle. Ce renversement du rapport entre le moyen et la fin conduit à ce que le moyen tienne lieu de la fin. La violence est recherchée pour elle-même. Elle devient un mécanisme aveugle de destruction, de dévastation et de mort. Israël ne protège pas sa population, mais il agresse et détruit le Liban. Et, ce faisant, il se détruit lui-même.
Les gouvernements d’Israël et des États-Unis affirment que la guerre du Liban est l’une des batailles décisives de la lutte contre « le terrorisme ». George Bush proclame qu’il s’agit de d’un « affrontement entre les forces de la liberté et les forces de la terreur », du « combat universel entre la haine et la tyrannie et la paix et la démocratie ». Ces propos extravagants prouvent à quel point le président américain vit hors de la réalité. Certes, le Hezbollah participe lui-même à l’escalade de la violence en faisant également fi du principe de distinction entre les civils et les militaires. Confortée par sa représentativité politique et son idéologie religieuse, la milice libanaise affirme que sa cause est juste et sacrée. Elle veut incarner la résistance arabe à l’injustice de l’occupation israélienne des terres palestiniennes. C’est donc délibérément que le Hezbollah a fait le choix du combat armé et il prouve sur le terrain qu’il possède une capacité réelle de nuisance contre l’armée et la population israéliennes. Mais, en définitive, il s’enferme lui aussi dans une impasse suicidaire.
À l’évidence, il n’existe aucune solution militaire aux conflits du Proche-Orient. Aucune des parties en présence ne peut gagner la guerre. Toutes ont déjà perdu la paix. Une fois de plus, les événements du Liban montrent que la violence est incapable de résoudre les conflits politiques qui opposent les peuples libanais, palestinien et israélien. La violence n’est pas la solution, mais elle est le problème politique qu’il faut résoudre pour espérer créer un processus de paix. Face à la tragédie de la violence, face à son inhumanité, son absurdité et son inefficacité, le moment n’est-il pas venu, par réalisme sinon par sagesse, de prendre conscience de l’évidence de la non-violence ?
La violence ne peut que construire des murs et détruire des ponts. La non-violence nous invite à déconstruire les murs et à construire des ponts. Cette tâche est autrement difficile. L’architecture des murs ne demande aucune imagination : il suffit de suivre la loi de la pesanteur. L’architecture des ponts demande infiniment plus d’intelligence : il faut vaincre la force de la pesanteur.
Les murs qui séparent les hommes ne sont pas seulement les murs de béton qui divisent la terre qu’il faudrait partager. Il existe aussi des murs dans le cœur et dans l’esprit des hommes. Ce sont les murs des préjugés, des mépris, des stigmatisations, des rancœurs, des ressentiments, des peurs. La conséquence la plus dramatique de l’actuelle guerre du Liban, c’est qu’elle construit des murs de haine entre le monde arabe et le monde occidental. Seuls ceux qui, dans chacun des camps adverses, auront la lucidité, l’intelligence et le courage de déconstruire ces murs et de construire des ponts qui permettent aux hommes, aux communautés et aux peuples de se rencontrer, de se reconnaître, de se parler et de commencer à se comprendre, seuls ceux-là sont des artisans de paix.
Jean-Marie Muller Le 9 août 2006
* Écrivain et philosophe, Jean-Marie Muller est le porte-parole national du Mouvement pour une Alternative Non-violente (MAN).