Ce qu’on appelle désormais l’incident de Ratisbonne, est un tournant dans les relations islamo-chrétiennes. Il appelle une réaction à double titre : d’abord, en tant que musulman heurté par les propos du pape ; ensuite en tant qu’engagé dans le dialogue islamo-chrétien. En effet, on ne peut rester indifférent, car cela suscite des interrogations et des questionnements concernant l’avenir même de ce dialogue. Faut-il continuer comme s’il s’agissait d’un épiphénomène ? Si, en 1965, Vatican II avait marqué un tournant dans les relations de l’Eglise avec les religions non-chrétiennes et avait ouvert une large voie pour le dialogue interreligieux, qu’en est-il aujourd’hui ? Certes, des efforts réels ont été accomplis dans la reconnaissance mutuelle, mais il faut remarquer néanmoins que c’est depuis quatorze siècles que le Coran « regarde aussi avec estime » les chrétiens. Aujourd’hui, il semble qu’il s’agit d’un changement de cap. La question devrait également intéresser les partenaires chrétiens de ce dialogue. Ils doivent se positionner par rapport aux dernières déclarations du pape.
De quoi s’agit-il ? Lors d’une rencontre avec les représentants du monde scientifique à l’université de Ratisbonne, le 12 septembre, le pape a prononcé une conférence sous le titre « Foi, Raison et Université : souvenirs et réflexions ». C’est un thème d’une grande importance et une initiative louable d’autant plus qu’elle émane du plus haut dignitaire de l’Eglise catholique ; celui-ci se présente devant des scientifiques pour discuter d’une trilogie essentielle pour le débat d’aujourd’hui. Puissent d’autres responsables religieux s’inspirer de cette démarche et accepter le débat sur des sujets de la société actuelle !
Lors de sa conférence, le pape avait l’air détendu, puisqu’il revient à l’université où il avait enseigné, retrouve d’anciens collègues et quelques souvenirs. Il aborde d’une manière personnelle son sujet. Personne d’ailleurs ne conteste le lien qu’il établit entre foi et raison. Mais alors pourquoi « le scandale de Ratisbonne » ? Cela vient du fait que le pape cite un passage de l’ouvrage de l’Empereur byzantin Manuel II Paléologue (1350-1425), Entretiens avec un musulman. C’est un livre de controverses, comme cela fleurissait durant le Moyen Age. La première source de « l’incident » vient du fait que, pour dire ce qu’il faut éviter, c’est-à-dire le recours à la violence, le pape va chercher son exemple dans l’islam. Implicitement, la rationalité se situe du coté du christianisme et non du coté de l’islam. Pourquoi, d’entrée de jeu, se référer à la littérature de controverses dont les paroles, en elles-mêmes, sont provocantes ? La deuxième source de « l’incident », ce sont les commentaires personnels du pape sur le texte qu’il cite : » Assurément l’empereur savait que, dans la sourate 2, 256, on peut lire : « Nulle contrainte en religion ! ». C’est l’une des sourates de la période initiale, disent les spécialistes, lorsque Mahomet lui-même n’avait encore aucun pouvoir et était menacé. Mais naturellement l’empereur connaissait aussi les dispositions, développées par la suite et fixées dans le Coran, à propos de la guerre sainte. » Apparemment, le pape se fonde sur l’autorité des « spécialistes » pour affirmer que ce verset date de la période initiale, donc mecquoise, quand le prophète n’avait pas encore de pouvoir. Le hic, c’est que tous les spécialistes – aussi bien musulmans que non musulmans- s’accordent sur le fait que le verset en question date de la période médinoise, donc quand le prophète avait le pouvoir. En outre, ce qu’on peut comprendre, c’est que le pape attribue au prophète le contenu de ce verset. Que la pape donne une explication historique inexacte concernant la datation du Coran -induit sans doute en erreur par les « spécialistes » qu’il a consultés- cela peut passer, mais induire que le prophète est l’auteur du verset, c’est choquant ! La troisième source de « l’incident », c’est une citation de troisième main d’Ibn Hazm, auteur également de controverses et qui n’a pas fait école dans le monde musulman. En fait, le pape ne cite que des auteurs de controverses, comme si l’islam ne pouvait être perçu que dans ce contexte. Si le pape voulait montrer sa bonne disposition à l’égard du monde musulman, il aurait pu, par exemple, citer Ibn Rushd qui avait, au 12ème siècle, traité des relations entre foi et raison et qui avait conclu que c’étaient « deux sœurs jumelles ». Certains disent qu’à chaque fois que l’on parle de l’islam, c’est le tollé général. Eh bien, n’en parlez pas, c’est plus simple ! En fait les musulmans, en général, acceptent la critique, mais rejettent l’amalgame, la mauvaise foi et le raisonnement réducteur. Arrêtons de généraliser et d’identifier arabe, musulman, fondamentaliste et terroriste. Si on traitait l’islam comme les autres religions, il n’y aurait pas de problèmes ou peu. Avant d’aborder l’islam, on sort ses préjugés, ce qui est bien plus confortable que de se remettre en question. Notons au passage que l’appréciation du fait religieux n’est pas perçue de la même manière des deux côtés. Les sociétés occidentales sont laïques, déchristianisées, post-chrétiennes, multiculturelles. En revanche, les sociétés musulmanes sont plus « monolitiques » et donc, la religion ne joue pas le même rôle pour les uns et les autres.
Quand on est dans une configuration de dialogue, il y un minimum de règles à observer et d’abord l’écoute dans le respect de l’interlocuteur. On ne va pas enfermer l’autre dans une posture où il ne se reconnaît pas. On ne peut discuter valablement qu’on acceptant l’image où l’autre est à l’aise, le prendre pour ce qu’il est, et non comme on l’imagine. Si on veut discuter avec un chrétien sur la base de l’Evangile de Barnabé, c’est raté. Il y a tout un monde entre le dialogue et la polémique, la discussion et l’apologétique. Il faut toute une maturité pour mener un dialogue responsable. Cela n’exclut évidemment pas la critique ni le fait qu’il existe des différences irréductibles. Tenir à l’essentiel de sa religion, être ce qu’on est, voilà ce qui permet d’enrichir les hommes par le dialogue. Il faut faire preuve de modestie et reconnaître ses propres limites. Autrement, on tomberait dans un syncrétisme béat ou un éclectisme ravageur.
Est-ce que le pape Benoît XVI était à court de citations pour revenir à un texte du 14ème siècle qui donne une image erronée et insultante de l’islam ? Traitant des rapports entre foi et raison, le Souverain Pontife a jugé nécessaire d’exhumer la polémique islamo-chrétienne. Qui croirait qu’il s’agit là d’une citation malencontreuse ? Qui penserait qu’elle était utile à l’argumentation papale ? Pour traiter des relations entre foi et raison est-il besoin d’affirmer que l’islam est antinomique avec la raison ? Rappelons que ces relations s’inscrivent dans une vaste question récurrente dans la pensée humaine depuis la rencontre de la Bible et de la pensée hellénistique. Elle est déjà présente chez Philon d’Alexandrie (vers-12-vers+54), et reprise par les philosophes musulmans, juifs et chrétiens jusqu’à nos jours. C’est donc un sujet qui n’est pas nouveau. S’il faut traiter de la relation entre foi et violence, les exemples ne manquent nullement dans la tradition chrétienne : les croisades, l’Inquisition, l’esclavage, la colonisation, la Shoah, etc. Durant ces tragiques événements, la raison était absente et la folie des hommes atteignait son paroxysme. Ce n’est pas une raison d’affirmer illico que l’essence du christianisme, c’est la violence. Rendons à César ce qui revient à César et à Dieu ce qui revient à Dieu !
Dans cette citation, l’empereur byzantin s’adresse à un anonyme persan, probablement plus fictif que réel, lui pose la question et donne la réponse : « Montre-moi donc ce que Mahomet a apporté de nouveau. Tu ne trouveras que des choses mauvaises et inhumaines, comme le droit de défendre par l’épée la foi qu’il prêchait ». Il faut une bonne dose de naïveté, de mauvaise foi – ou les deux – pour estimer que cette citation n’est pas une offense pour l’islam, le Prophète et les musulmans. En général, quand on veut dialoguer, on laisse l’opportunité à l’interlocuteur pour répondre. Faut-il trouver des prétextes pour stigmatiser l’islam et revenir toujours à la période sanglante des croisades ? Dans un contexte extrêmement tendu où les sensibilités sont exacerbées, faut-il ajouter l’huile sur le feu ou apporter une parole de paix ? On est en droit de se demander s’il s’agit d’une malencontreuse maladresse ou d’une sortie volontaire ?
Pouvait-on penser benoîtement que ce discours n’allait pas susciter de violentes réactions au sein des populations musulmanes ? Pensait-on naïvement que cela allait passer inaperçu ? Qu’allait-on faire dans cette galère ? En tant que haute autorité dans le monde d’aujourd’hui, le pape aurait dû éviter tout amalgame – ou ce qui pourrait s’en rapprocher – entre islam et islamisme. Quand on est le successeur de Saint Pierre, l’héritier de vingt siècles d’histoire ecclésiale et le représentant d’un milliard de croyants, on est soumis à un devoir de réserve et de retenue. De part sa fonction, le pape est un exemple. Il a donc un rôle pédagogique à jouer, celui de la pondération et de la mesure. Qu’adviendrait-il si tous les catholiques répétaient après le pape que l’islam n’a apporté que « des choses mauvaises et inhumaines » ? Même s’il s’agit d’une citation, comme on dit, celui qui t’insulte n’est autre que celui qui te transmet les insultes proférées à ton égard. Parler de l’islam comme n’ayant apporté que des « choses mauvaises et inhumaines », n’est-ce pas une manière « moderne » de qualifier l’islam « d’axe du mal » ? Jusqu’à présent, cela s’appliquait à un ou deux pays. Dorénavant, c’est l’islam entier qui est ainsi qualifié.
En général, quand on a recours à une citation ou aux idées d’un auteur, c’est pour étayer son argumentaire, consolider sa position ou se rattacher à un courant de pensée. Il est à remarquer que la conférence papale s’ouvre et se termine par une citation de ce « docte empereur byzantin Manuel II Palélogue ». Il omet de signaler que cet empereur était dans un contexte de guerre. Autant dire que la conférence en question s’inscrit dans un cadre bien précis.
Pourquoi retourner au Moyen-Age et choisir un auteur inconnu pour soi-disant discuter des rapports entre révélation et raison ? Le pape cherche-t-il à réveiller la conscience des Occidentaux et à essayer des les rechristianiser en agitant la menace terroriste ? Ou bien veut-t-il mettre en garde les hommes et les femmes qui se convertissent à l’islam partout dans le monde qu’il s’agit d’une religion fondamentalement violente ? Ou bien chasse-t-il sur le territoire des born again, ces évangélistes qui prônent la haine de l’autre ? Est-ce là le signe d’une nouvelle politique du Vatican ? En fait, les propos même repris hors contexte dévoilent une distance par rapport à la politique de Jean Paul II concernant l’ouverture aux autres religions. On ne peut pas essayer de rassembler les chrétiens en dénigrant l’islam présenté par les médias occidentaux toujours identifié au fondamentalisme et au terrorisme.
Il est évident que toute personne douée d’un tant soit peu de bon sens ne peut que condamner sans ambiguïté, haut et fort la violence d’où qu’elle vienne. Il n’y a aucune excuse pour les sanguinaires qui tuent des innocents. Faut-il rappeler que le Coran estime que celui tue une personne injustement, c’est comme s’il tuait toute l’humanité ?
Pour être clair, aucun responsable religieux ne peut s’ériger en donneur de leçons. Personne ne peut nier que toutes les religions portent en elles des germes de violence, car elles sont ambivalentes : aucune n’est totalement pacifiste ou totalement violente. L’intégrisme étant la pathologie commune à toutes les religions sans exception. En revanche, c’est en fonction des circonstances qu’on essaie d’instrumentaliser la religion afin de légitimer la violence sacrée sous forme de guerre « sainte » ou de guerre « juste ». Doit-on rappeler que le monde musulman est la première victime du terrorisme, du Maroc à l’Indonésie ?
Le problème n’est pas ce que pense le Pape de l’islam et des musulmans, cela le regarde ; ni qu’il critique l’islam, c’est sa liberté. Il a exprimé à maintes reprises son hostilité à l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne, c’est son droit. Il a écarté Mgr Fitzgerald, arabisant distingué et fin connaisseur de l’islam, du Conseil pour le Dialogue des Religions, c’est son choix. Mais quand on réitère qu’on œuvre pour le dialogue des cultures et religions, il y a là un sérieux problème. Comment, dans ces conditions, dialoguer avec une religion qualifiée d’essentiellement violente ? On ne peut dialoguer avec un interlocuteur que si celui-ci vous inspire un minimum de respect et de considération. Des prises de positions de ce genre mettent les musulmans engagés dans le dialogue dans une situation en porte à faux par rapport à leur communauté. L’assassinat d’une sœur en Somalie, des églises brûlées, où s’arrêtera la violence ? Le pape avait-il envisagé ces dommages « collatéraux » ainsi que les conséquences qui pourraient en résulter, si une solution n’était pas trouvée ?
En présentant ses regrets, le pape se dit « vivement attristé par les réactions suscitées par un bref passage » de son discours. Ce sont les réactions qui le désolent et non le fait d’avoir tenu des propos qui blessent la communauté musulmane. On traite toujours les musulmans comme des gens incapables de comprendre ce qu’on dit. On oublie qu’une citation n’est jamais innocente et que l’implicite, le non dit, est parfois plus éloquent et plus vexant que l’explicite, le dit. Partant du bon vieux principe de Boileau que « ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire viennent aisément », il n’y a aucune raison que lorsqu’un interlocuteur s’exprime, fût-il le pape, on soit obligé de passer par une exégèse, une explicitation, voir un commentaire pour comprendre enfin le fonds de sa pensée. A moins qu’il ne s’agisse d’une pensée ésotérique. Faut-il rappeler que le débat ne porte pas sur la pensée personnelle du pape, mais sur une citation malheureuse, que rien ne pouvait justifier, introduite, tel un cheveu dans la soupe, à propos d’une réflexion sur « foi et raison » ?
Le pape ne formule pas d’excuses, car il s’agit de la citation d’un texte médiéval qui ne traduit en aucun cas la pensée personnelle du pape. Etant donné le sujet de la conférence, y avait-il une nécessité quelconque à tenir à cette citation ? Pour inviter les musulmans à un « dialogue franc et sincère », faut-il commencer par leur jeter en pleine figure toutes les « gentillesses » échangées au Moyen Age ? Certains osent prétendre que c’est là une provocation… au dialogue. Etrange manière de dialoguer que celle qui consiste à coller une gifle à quelqu’un et lui dire de se calmer pour discuter ! Curieuse procédure que celle de cogner d’abord et d’expliquer ensuite ! A part Jésus qui tendrait l’autre joue, je ne vois pas beaucoup de gens capables d’en faire autant.
Il faut noter que la citation en cause est doublement hors sujet. Elle est hors sujet dans le contexte de la conférence. Elle l’est également dans le contexte du dialogue interreligieux. Dans la mesure où elle ne reflète pas la pensée profonde du pape mais contribue, en revanche, à offenser la sensibilité des croyants musulmans, il serait opportun de la retirer purement et simplement. Dans son ensemble, la conférence en question ne touche ni aux dogmes, ni aux mœurs. Par conséquent l’infaillibilité du pape n’est pas en cause. S’agissant d’un entretien philosophique émaillé de souvenirs qui s’adresse à un parterre d’universitaires, nous sommes dans l’humain, domaine où l’erreur est possible. Il n’est pas question de dire au pape de renier sa pensée, mais de rappeler simplement qu’il a utilisé une citation qui n’appartient pas un Père de l’Eglise et de surcroît insultante pour la sensibilité musulmane. Avec un zeste de bonne volonté et un zeste de charité chrétienne, on verra que cette citation n’est pas essentielle pour la cohérence de cette conférence. En gommant cette malencontreuse citation, cela éviterait de fournir de laborieuses explications qui ne lèveraient pas une bonne fois pour toutes les ambiguïtés qui grèvent les relations islamo-chrétiennes. En adoptant une telle attitude, le pape en sortirait grandi en montrant qu’il souhaite vraiment instaurer un « dialogue franc et sincère avec un grand respect réciproque ».
Abdeslam Bou-Imajdil Membre fondateur du Groupe de Recherches Islamo-Chrétien (GRIC) Rabat, le 27 septembre 2006