Par Etienne Gille
Pourquoi cette réflexion ?
Le Père Jomier, dominicain spécialiste de l’islam, avait adopté la convention suivante : “ lorsqu’il s’agit d’affirmations sur Dieu admises par juifs et chrétiens, traduisons Allah par “ Dieu“ ; mais lorsqu’il s’agit de positions proprement musulmanes, laissons “ Allah ”. Massignon lui posa alors la question : “ Oui ou non, “ Allah ” du Coran est-il le Dieu d’Abraham ”. Le Père Jomier alors se tut.[1]
On ne peut donc éluder la question de l’identité du Dieu que prient les musulmans et de Celui que prient les chrétiens, ni se contenter d’une réponse excessivement superficielle.
Notre réflexion portera essentiellement sur les relations entre islam et christianisme.
I. Les réponses des Ecritures et de l’histoire
1. La réponse du Coran
Elle est sans ambiguïtés :
“ Ne discute avec les gens du Livre que de la manière la plus courtoise – sauf avec ceux d’entre eux qui sont injustes. Dites : “ Nous croyons à ce qui est descendu vers nous et à ce qui est descendu vers vous ; Notre Dieu qui est votre Dieu est unique et nous lui sommes soumis ”[2] (29, 46)
Cette affirmation claire que le Dieu des musulmans n’est autre que le Dieu des chrétiens et des juifs n’implique pas que l’attitude proposée aux musulmans à l’égard des chrétiens soit, elle, exempte d’ambiguïté. Au contraire, selon les passages, on peut trouver des affirmations pleines de sympathie ou au contraire dépourvues de toute aménité :
“ Ceux qui sont chrétiens (…)trouveront leur récompense auprès de leur Seigneur. ” (2, 62)
“ O vous qui croyez ! Ne prenez pas pour amis les juifs et les chrétiens ; ils sont amis les uns des autres. Celui qui, parmi vous, les prend pour amis est des leurs. ” (5, 51)
“ Tu constateras que les hommes les plus proches des croyants par l’amitié sont ceux qui disent : “ Oui nous sommes chrétiens ! ” parce qu’on trouve parmi eux des prêtres et des moines qui ne s’enflent pas d’orgueil. Tu vois leurs yeux déborder de larmes lorsqu’ils entendent ce qui est révélé au Prophète, à cause de la vérité qu’ils reconnaissent en lui. (…) Dieu leur accordera, en récompense de leurs affirmations, des jardins où coulent les ruisseaux. Ils y demeureront immortels : telle et la récompense de ceux qui font le bien. ” (5, 82-85)
“ Les chrétiens ont dit “ le Messie est fils de Dieu ! ” (…) Que Dieu les anéantisse ! Ils sont tellement stupides ! ” (9, 30)
Cette double manière de considérer les chrétiens se retrouve bien entendu dans l’attitude concrète des musulmans à leur égard. Historiquement, les théologiens musulmans n’ont pas été tendres avec les formulations dogmatiques chrétiennes. M. Talbi cite par exemple Ibn Hazm (XIe s.) qui écrit à propos des affirmations chrétiennes : »Si quelqu’un doué d’un brin de raison y réfléchit, il s’avise vite qu’elles ne sont que divagations insufflées par Satan, ou pure démence dont ne peut être affligé qu’un réprouvé, rejeté de toute évidence par Dieu le Très Haut. »[3] Elle peut être franchement hostile, mais c’est en général une attitude plus politique que religieuse. Citons au contraire comme exemple d’une attitude ouverte celle d’une communauté de confrérie qui écrivait aux moines de Tibherine pour les inviter à une rencontre dans la prière à l’occasion de Noël :
“ Montrons que nos religions ne doivent pas s’opposer, mais qu’elles sont une perle magnifique reliée à d’autres par le fil divin. Toutes diffèrent apparemment, mais contribuent chacune à rehausser l’éclat incomparable du collier que Dieu a donné à l’humanité. ” [4]
Des penseurs musulmans, certes hétérodoxes, ont une pensée étonnamment proche du christianisme, au point que l’on pourrait se demander parfois s’il n’y a pas plus de différences entre les figurations de Dieu à l’intérieur d’une même religion qu’entre certains adeptes, l’un chrétien et l’autre musulman. Lisons par exemple ce texte d’un penseur de la révolution musulmane en Iran, Ali Shariati :
“ C’est Marie qui a fait descendre de son trône ce Yahvé sec et hautain, indifférent dans sa toute puissance, qui trônait avec ses anges et qui piétinait la création comme un village en ruine. (…) Lui qui n’était accessible au regard de personne s’est incarné dans le visage immaculé et bon de son Jésus. Oui ! est-ce que Jésus ne serait donc pas Dieu ? [5] (…) ”
2. La réponse de l’Eglise… et de Jésus
Après des siècles d’anathèmes, le Concile Vatican II a exprimé avec force le respect dû à la foi des musulmans : “ L’Eglise, affirme la déclaration Nostra Aetate, regarde avec estime les musulmans qui adorent Dieu un, vivant et subsistant, miséricordieux et tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, qui a parlé aux hommes ”. Et la Constitution dogmatique sur l’Eglise, Lumen Gentium déclare : « Le dessein de salut enveloppe également ceux qui reconnaissent le Créateur, en tout premier lieu les musulmans qui professent avoir la foi d’Abraham, adorent avec nous le Dieu unique, miséricordieux, futur juge des hommes au dernier jour. » Mais c’est sans doute Jean-Paul II qui a exprimé le plus clairement la communauté de Dieu des chrétiens et des musulmans. C’était le 19 août 1985, à Casablanca où le pape avait été invité par Hassan II à s’exprimer devant des dizaines de milliers de jeunes Marocains :
“ Chrétiens et musulmans, nous avons beaucoup de choses en commun, comme croyants et comme hommes. Nous vivons dans le même monde, marqué de nombreux signes d’espérance, mais aussi par de multiples signes d’angoisse. Nous croyons au même Dieu, le Dieu Unique, le Dieu Vivant, le Dieu qui crée les mondes et porte ses créatures à leur perfection. Je crois que nous, chrétiens et musulmans, nous devons reconnaître avec joie les valeurs religieuses que nous avons en commun et en rendre grâce à Dieu ”.
On ne peut être plus explicite. Le pape ajouta :
“ La loyauté exige que nous reconnaissions et respections nos différences. La plus fondamentale est évidemment le regard que nous portons sur la personne et l’œuvre de Jésus de Nazareth. Vous savez que pour les chrétiens, Jésus les fait entrer dans une connaissance intime du Mystère de Dieu et dans une communion filiale à Ses dons, si bien qu’ils Le reconnaissent et le proclament Seigneur et Sauveur. Ce sont là des différences importantes, que nous pouvons accepter avec humilité et respect, dans la tolérance mutuelle. Il y a là un mystère sur lequel Dieu nous éclairera un jour, j’en suis certain. ”[6]
On remarquera au passage la délicatesse avec laquelle le Pape exprime le mystère du Christ, de telle sorte que l’essentiel du message soit transmis, mais en termes accessibles à son public. On remarquera également les références implicites au Coran[7].
Evidemment il n’en a pas toujours été ainsi. Dans le même discours, le pape reconnaissait : » Chrétiens et musulmans, nous nous sommes généralement mal compris et quelquefois, dans le passé, nous nous sommes épuisés en polémiques et en guerres. ” Le mot « quelquefois » est sans doute un euphémisme. Les théologiens chrétiens qui ont parlé de l’islam l’ont fait parfois avec des termes vifs. Olivier Clément cite Saint Jean Damascène, arabe chrétien du VIIIe s. , docteur de l’Eglise, qui qualifie Mohammed de » faux prophète » et les prescriptions du Coran de « dignes de risée ».[8] D’autres, qu’il n’est peut-être pas utile de citer, furent encore plus rudes [9]. Selon Olivier Clément, la politique byzantine conclut que le « Dieu du Coran, dans le refus de la Trinité et de l’incarnation, est un Dieu « compact », bien différent du Dieu aimant – et aimant jusqu’à la croix – des Evangiles. » Le même Olivier Clément signale cependant la pensée discordante du patriarche nestorien Timothée 1er (780-823), qui, après avoir énuméré les points de concordance entre les enseignements des prophètes et celui de Mohammed, conclut que celui-ci « a suivi la voie des prophètes.«
Heureusement, même du temps des croisades, il y a eu des figures chrétiennes, comme celle de St François d’Assise, qui mirent en œuvre l’idée d’un dialogue, certes abrupt, mais pacifique. Le plus ouvert n’était pas forcément le chrétien, puisque le Sultan se recommanda à sa prière ! L’attitude de Jean-Paul II s’inspire directement de celle de Jésus qui affirme : “ Il y a plusieurs maisons dans la maison de mon Père. ” ? Le P. de Chergé, de Tibherine, note
“ Nous le voyons dans l’Evangile rejoindre la prière de l’autre, de tout autre, quel que soit son niveau social (le centurion, Zachée, Marthe, l’aveugle ou le lépreux) ou son appartenance ethnique et religieuse (Romain, Cananéenne, Samaritaine…). Il s’émerveille de la confiance qu’expriment les “ prières qui lui sont adressées : “ Je vous le dis, je n’ai pas trouvé pareille foi en Israël. ” Jésus accueille aussi la prière du publicain et, s’il refuse de se reconnaître dans celle du pharisien, c’est parce qu’elle exclut l’autre : je te rends grâce de ce que je ne suis pas comme… ”. Pas d’exclusive possible dans une prière universelle ”[10].
Dans l’esprit de Jésus, le Dieu auquel rend grâce le Samaritain (Lc 17, 15-18) est le vrai Dieu. La question ne fait pas de doute, nulle interrogation théologique n’est nécessaire pour s’en convaincre. Souvent d’ailleurs Jésus donne des non-Juifs comme modèle. “ Va et fais de même ”, (comme le Samaritain, Lc 10,37). Il est d’ailleurs notable que l’affirmation par Jésus, dès le début de son ministère, que son message s’adresse d’abord aux “ étrangers ” (la veuve de Sarepta, Lc 4,26 ; le centurion, Lc 7,9) est l’une des causes de son divorce avec une partie de ses compatriotes.