Au point de départ, quelques évidences :
Au cœur du dialogue (ou du non dialogue), de la rencontre (ou de la non rencontre) interreligieuse il y a, et cela est bien logique, tout ce qui est au cœur du dialogue (ou du non dialogue), de la rencontre (ou de la difficile rencontre) entre les humains. Quelque chose du même ordre. Alors pour comprendre la nécessité mais aussi la difficulté du dialogue, y compris entre religions, nous avons autant besoin de la réflexion du philosophe ou du théologien que de celle du psychologue, du sociologue, de l’ethnologue ou de l’historien.
Il est important d’admettre que le dialogue, la rencontre est difficile et de chercher à comprendre ce qui le rend difficile. Si nous sommes des êtres de relation, en potentiel, nous sommes aussi des êtres blessés dans notre capacité d’ « être en relation ». Nous naviguons alors entre ouverture et fermeture, « bonne foi » et « mauvaise foi », à des degrés différents, selon notre histoire personnelle ou collective, mais aussi selon les messages qui nous sont envoyés et le regard qui est porté sur nous. Il est important de le reconnaître si on ne veut pas « construire » nos relations et notre vie « sur des sables mouvants ».
Pourtant et malgré les difficultés, les pièges, parfois même les dangers du dialogue ou de la rencontre pour l’intégrité de la personne ou du groupe, quand la place de l’un est niée, (in)volontairement, (in)consciemment, (in)formellement, le dialogue, la rencontre reste indispensable. La rencontre reste au cœur de la fertilité de l’humain. Et le dialogue constitue la seule porte de sortie durable aux réalités de domination voire de négation de l’une des 2 parties.
I Réflexions autour du dialogue. Pour atteindre quels objectifs ? Privilégier le dialogue/ privilégier la rencontre ?
a- En partant de l’analyse sémantique du mot de dialogue, Dia + λόγος.
Il ne faut pas oublier que l’adverbe et la préposition « dia » (à travers) marque une idée de séparation [2] . Cette séparation peut intégrer, ou pas, l’idée d’un mouvement ; d’un mouvement avec blessure (= en traversant, à travers : blesser en pénétrant à travers la cuirasse), ou sans idée de violence, en parlant d’un espace ouvert ou libre, (à travers : aller à travers la plaine) (l’espace vide de Lacan ?). Séparation, dans tous les cas. Il y a dans ce « dia » du mot dialogue de la transversalité. De quoi parle-t-on quand on dit dia-(logue) ? D’abord, de quelque chose qui n’a de sens et d’intérêt que si elle met en relation des gens qui pensent et qui sentent différemment uns des autres.
Logos est un terme grec (λόγος) difficile à traduire mais très chargé, surtout dans nos religions du Livre [3]. Il signifie tout ensemble : 1- un discours (langage, parole) ; 2- mais aussi, une rationalité (raison, intelligence, principe) [4]. Le logos croise en fait deux champs sémantiques : celui du discours et celui de la raison, du sens. Prendre en compte la réalité polysémique de ce mot (logos), c’est reconnaître que le dialogue peut prendre deux visages bien différents …. :
1- Il peut être le lieu de la simple confrontation de deux discours, de deux paroles, séparés, l’un avec l’autre, l’un contre l’autre, avec ou sans mouvement, avec ou sans blessure. Il suggère alors l’idée de “discussion’ voire de polémique.
2- Il peut aussi suggérer l’idée de “construction en commun de sens”. Le dialogue véritable demande alors une grande capacité d’écoute, afin de recevoir l’univers de l’autre, et commencer à construire un sens en commun.
b- A quel dialogue participons-nous réellement dans nos « rencontres » ?
Dans nos rencontres au quotidien, individuelles, ou dans nos rencontres collectives, face à la différence, quand je dialogue, en quelle(s) attitude(s) je suis, sommes-nous ?
Sommes-nous dans une démarche discursive, de 2 paroles séparées ?
Ou dans une démarche de « construction en commun de sens » (intelligence du cœur) ?
Dans la démarche discursive, nous sommes dans une démarche d’affirmation de soi/ du groupe, face à l’autre, vite prêts à la confrontation.
L’ « art du dialogue » (= la dialectique) devient alors « l’art de la persuasion ». L’objectif recherché sera de ramener l’autre à soi, de réduire l’espace de sa différence ou, au mieux, de trouver un terrain d’entente [5]. Ces pratiques du dialogue restent les pratiques les plus courantes, conséquence du fait que, dans l’altérité et la différence (toutes les altérités, pas seulement religieuses), il y a des enjeux réels : de pouvoir/ domination, de place et de territoires, de blessures passées et de peurs, individuelles et collectives. Nous sommes si souvent dans le face à face d’un camp contre l’autre, où chacun croit devoir dire « nous » et non « je » et défendre, en chargé de mission, une volonté de puissance contre un autre. Caïn, Abel et la tour de Babel, ne sont pas que des mythes : ils sont bien au cœur de la réalité différenciée de l’humanité. Par sa seule présence et différence, l’autre risque de mettre en cause mon fragile équilibre, toujours à conquérir. Quand il s’approche, il risque de me mettre en état de défense ou d’anxiété ou d’agressivité. Il risque de porter atteinte à mon « identité ».
Pour gérer la diversité humaine, qui est source de peurs et de différends (même et y compris au sein de nos familles), est-il possible d’envisager une autre démarche que celle de la confrontation, que celle du « face à face » ? Il nous reste à rentrer en dialogue, enracinés dans l’idée de « construire en commun du sens », grâce à nos différences accueillies. 2ème démarche, 2ème champ sémantique du mot logos/ dia-logos [6]. Prendre vraiment en compte l’altérité, au point de la valoriser, et non plus de chercher à en faire disparaître les traces, conscients de notre finitude, de notre besoin de l’autre, convaincus qu’il est bon de faire agir nos différences et que c’est cette différence qui est à l’origine de l’évolution humaine, individuelle et collective [7]. Jusqu’à même apprendre à aimer le réel de nos différences.
Laisser de la place à l’autre mais aussi laisser de la place à la personne (dans le collectif) : de la place à moi (dans le nous) et à toi (dans le vous) car les différences sont aussi intra-communautaires.
Rentrer dans cette démarche, c’est rentrer dans une démarche de rencontre [8] : Aller à la rencontre de quelqu’un, aller au devant de quelqu’un c’est présupposer que quelque chose peut venir de l’autre, qu’on fait un chemin l’un vers l’autre, parce qu’on a quelque chose à partager. Le dialogue interreligieux le plus profond, le plus durable, est fait de ces rencontres personnelles qui sont d’abord des vécus d’engagement, dans la durée [9].
II- Quelle éthique pour la rencontre ? Et comment faire pour que la différence soit « construction en commun de sens ».
Cette démarche de dialogue comme ‘construction en commun de sens’, n’est-elle qu’utopie ? Une simple profession de foi voire de mauvaise foi ? Démarche, sans doute, difficile, puisque les différences font peur, que nous avons du mal à dire « je », à nous positionner en tant que « je » (= autre) ; mais aussi parce que les enjeux politiques et de pouvoir sont là. Mais, même de l’ordre du miracle (un peu comme l’amour inconditionnel), n’y a-t-il pas là une direction pour la vie ensemble, une direction vers ce qui est humanisant ? Une direction dont les fruits pourraient être :
De trouver sens à cette altérité qui sépare,
De régler les différends, par la rencontre, voire le langage, et non plus par la violence,
De faire fructifier les différences,
De transformer peu à peu les gens qui effectuent ces démarches. « La rencontre désigne le lieu où tout, à commencer par soi-même, advient ».
Quelle éthique [10] alors pour la rencontre, le dialogue, de façon générale et la rencontre interreligieuse (personnes de religions différentes et/ou institutions) en particulier ? Et comment faire pour que la différence soit « construction en commun de sens » ? L’Ethique nous montre une direction vers ce qui est humanisant.
Pour que la rencontre avec l’autre, différent, soit humanisante et non stérilisante, « construction en commun de sens », il me semble que, dans ma relation avec autrui, il y a, au moins, 3 directions à privilégier :
Favoriser ce qui conditionne la confiance (et la bonne santé) et donner sa place à chacun (justice).
Renverser l’ordre de nos identités et apprendre à reconnaître ce que nous avons en commun.
Accueillir profondément le mystère de la différence.
En préalable, un questionnement : dialogue des religions et/ou dialogue des cultures ou des peuples ? Il ne faut pas oublier que le dialogue des religions est d’abord un dialogue « ethno religieux », dialogue des cultures ou des peuples, avant d’être vraiment théologique. Et « La culture n’est pas le lieu naturel de la confluence et de l’harmonie. La culture est le lieu naturel de la confrontation, puisque, c’est la forge de l’identité, et qu’il n’y a pas d’identité sans un minimum d’altercation avec un autre que soi. Quoi qu’on fasse et dise, un « nous » se pose en s’opposant à un « eux », comme le « moi » à un « non-moi » » [11].
1- La 1ère direction est de favoriser ce qui conditionne la confiance = que la différence ne soit pas le lieu d’une insécurité = que la différence ne soit pas le lieu d’une domination de l’un sur l’autre parce qu’il est différent (homme/femme, blanc/noir, chrétien/musulman) = construire la justice et donner à chacun les mêmes droits = principe de citoyenneté pleine et non conditionnée. Cette direction est, sans doute, première, comme une fondation. Quoique tout à fait essentielle, je ne m’y attarderai pas ici. Il y aurait tant de choses à dire. Dans ce cadre là, les questions de savoir qui organise le dialogue, quelles en sont les règles et dans quel contexte il se tient, sont tout à fait fondamentales. Les bases du dialogue ne sont pas, d’office, saines pour les 2 parties.
Je choisirai, ici, de développer les deux autres directions, à savoir le ‘renverser l’ordre de nos identités et apprendre à reconnaître ce que nous avons en commun’ ; mais aussi ‘accueillir le mystère de la différence et apprendre à (re)connaître la différence. Deux directions qui peuvent paraître, au premier abord, contradictoires.
2- Renverser l’ordre courant de nos identités et apprendre à reconnaître ce que nous avons aussi (d’abord ?) en commun.
Et d’abord, reconnaître notre limite dans la connaissance et, en particulier, de Dieu.
En matière religieuse, il s’agit de reconnaître notre « nuage d’inconnaissance » [12] : Dieu est au-delà de tout ce que l’homme peut penser ou dire. Il y a un nuage d’inconnaissance entre Lui et nous. Telle est aussi la symbolique des 99 noms de Dieu ou l’interdiction de nommer Dieu dans le judaïsme.
Reconnaître notre condition d’humain dans ce nuage d’inconnaissance. Comment alors s’autoriser à condamner l’autre « au nom de Dieu » ? Mais aussi, se convertir : est-ce changer de religion ? Ou se tourner vers Dieu, se reconnaître profondément dans notre condition d’humain, incapable de saisir, même de loin, le mystère de Dieu. ? Danger de faire de l’Etre (Dieu) un avoir (notre dieu). Un « Dieu » que l’on pourrait posséder et qui serait de l’idolâtrie. Invitation à l’humilité. Abraham Lincoln disait : « Ne soyons pas pressés de dire que Dieu est de notre côté. Prions pour être du côté de Dieu. » (La Croix, Etienne Renaud).
« Ce qui constitue un chemin de mort, c’est cette façon de connaître qui se voudrait exempt de limite et de doute dont l’expérience apprend qu’elle procède souvent de la peur de l’altérité ou de l’altération que l’altérité ne manque pas de causer chez qui ose s’y exposer » [13].
Apprendre à reconnaître ce que nous avons aussi (d’abord ?) en commun et remettre en ordre, à l’endroit nos niveaux d’identités.
Remettre dans l’ordre d’importance nos niveaux d’identités, telle avait été l’invitation faite par le groupe des Dombes aux chrétiens [14]. Ce travail les avait amenés à introduire ces mots qui vont devenir charnière : ceux d’identité – une identité qui est « construction », « itinéraire » – et de conversion.
Mon 1er niveau d’identité devrait être mon identité filiale de « fils de Dieu Un » (‘iyal allah : les enfants de Dieu”’Iyal allah” [15] : Je suis créé et j’accueille ce mystère que l’homme (l’humanité) et la création dans son ensemble rentre dans le projet d’un Dieu qui me dépasse. 1er niveau de la foi et 1er niveau d’adhésion. 1er mystère aussi. Adam. La conversion n’est-elle pas d’abord à ce niveau ? N’était-ce pas l’essentiel de la Bonne nouvelle ? Mais aussi le cœur de la prédication première du prophète Mohammed, qui luttant, dès la période de La Mecque, contre le polythéisme, encouragera la conversion de ses proches au monothéisme ?
Mon 2ème niveau d’identité, d’adhésion, par ordre d’importance devrait être mon identité de frères, devant Dieu UN. Oikoumene (œcuménisme) = « terre habitée » par des frères devant Dieu Un. Frères et différents. A ce niveau d’adhésion, Dieu est le même : nous sommes frères et à la recherche de la (même) source, qui est Mystère, au cœur de notre Etre, au cœur de la création. Cette intuition profonde est également présente dans la tradition musulmane, par exemple autour de l’idée d’une Religion originelle au fondement des religions instituées qui en seraient les manifestations multiples et contingentes. Nous la trouvons chez les mystiques musulmans.
Elle fut exprimée par Ibn Arabi [16] : « Mon cœur est devenu capable de toutes les formes Une prairie pour les gazelles, un couvent pour les moines, Un temple pour les idoles, la ka’ba du pèlerin Les Tables de la Thora, le Livre du Coran. Je professe la religion de l’Amour, et quelque direction Que prenne sa monture, l’Amour est ma Religion et ma Foi ».
Dieu est plus grand que toutes nos représentations. A ce niveau, une profession de foi partagée est possible : c’est ce qui nous réunit. Et ce que nous tenons en commun n’est-il pas plus important que ce qui nous sépare ? Peut-on l’expliciter ?
Le 3ème niveau d’identité est mon identité « religieuse », c’est à dire de ma confession de foi particulière : autour de la Parole de Dieu incarnée dans le Livre saint, et autour du Prophète Mohammed, pour les musulmans ; autour du Christ, Dieu incarné, et des évangiles, pour les chrétiens. Notre dieu. Nous voilà dans la différenciation, chacun sur un chemin différent de la montagne, certes pour atteindre le même sommet mais …. Ce sera le lieu des premières crispations, des premières tentations (celles de Babel) à ramener l’autre à soi, tentations de da’wa, de prosélytisme. Là où il nous faudrait pourtant accueillir non seulement le mystère de Dieu mais aussi cette vaste zone d’inconnaissance, ainsi que la façon qu’Il a de se révéler, par touches différentes, individuellement et collectivement. Comme un préalable pour tout dialogue ‘construction en commun de sens’ entre croyants (même entre croyants de la même confession). 3ème niveau d’adhésion, lieu (incarné) de notre adhésion personnelle dans l’accueil de notre liberté spirituelle.
Le 4ème et dernier niveau est celui de nos identités confessionnelles (« catholique »/ romaine, protestante, orthodoxe ; sunnite, chiite).
Or, dans la réalité, c’est l’identité « religieuse » identitaire voire confessionnelle (3ème et 4ème niveaux) qui est mise au premier niveau. Attitudes partisanes. Religions devenues idéologies séparatrices. Processus renforcé lorsque le politique et le culturel se mélangent au religieux. Processus renforcé lorsqu’il nous est demandé de confondre nos identités de croyants à nos identités nationales [17]. Dans un couple interreligieux et/ou interconfessionnel, les « conflits » vont être survalorisés (pour les enfants par exemple) lorsqu’on met, au sein du couple ou au sein des groupes, en premier les niveaux 3 et 4 en place des niveaux 1 et 2. Et on ne cesse d’harceler les uns et les autres pour qu’il se situe d’abord à ces niveaux. Ainsi, cherchera-t-on à convertir à « sa » confession, à « sa » religion, parfois sans se soucier des premiers niveaux de foi. Accueillons le mystère de la diversité de nos identités religieuses. Se convertir = ? Est-ce changer de religion ? Quel niveau d’identité privilégier quand on parle de conversion ?
3- Apprendre à reconnaître et à dire nos différences. Et à accueillir le mystère de la différence.
Pourtant, et au-delà de l’urgence de reconnaître en l’autre un autre « nous-même », il semble être tout aussi important et dans le projet de Dieu (différenciation dès Adam et Eve, les multiples tribus d’Israël) d’assumer pleinement nos différences. Comment vivre nos différences, fraternellement et pour qu’elles portent leurs fruits ?
Apprendre à (re)connaître et à dire nos différences.
Connaître nos différences = Apprendre à se connaître soi-même, avec lucidité et honnêteté. Apprendre à connaître l’autre. Je partage l’affirmation (Raymond Lulle, 1235-1315) : « il faut d’abord sortir de soi-même pour se mettre sur le chemin de l’autre ». Mais je pense aussi que pour pouvoir sortir de soi-même, il faut aussi y être suffisamment entré. Et que nous souffrons, pour la plupart, d’un déficit de connaissance de soi, en matière religieuse en particulier. Apprendre aussi à éviter les écueils classiques de la rencontre de l’autre. Exemple : ne pas mettre sur le compte du religieux ce qui est purement culturel.
Reconnaître nos différences/ pouvoir se dire dans nos différences : Je cite Pierre Claverie, 2004. « Parler avec les musulmans de la Trinité ? Les chrétiens n’osaient plus. Si nous disons cela, il n’y a plus de dialogue possible… Partons de la différence = je suis ainsi, tu es ainsi, essayons de le découvrir et de nous approcher l’un de l’autre. Il faut sortir de l’illusion que les mots recouvrent les mêmes réalités. Je préfère me dire, a priori, que l’autre est autre. D’ailleurs, s’il est autre, c’est dans une différence ! Je prends acte de cette différence avant d’esquisser une rencontre. Je ne serai jamais l’autre, ni à la place de l’autre, malgré tout mon désir de communier avec lui, de le connaître, de l’aimer, c’est impossible (d’être l’autre). Il n’y aura rencontre, coexistence, dialogue, amitié, que sur la base d’une différence reconnue, acceptée. Aimer l’autre dans sa différence est la seule possibilité d’aimer. Autrement, nous nous mangeons l’un l’autre. » [18]
Accueillir le mystère de la différence.
Le mystère de la diversité humaine reste entier mais il nous est demandé de l’accueillir. Dans la Genèse [19], nous sommes invités à accueillir le mystère de la diversité, à rentrer dans une maîtrise douce de la vie et de la place des autres. Je suis frappée par ce point d’accord important entre psychologues et théologiens : la confusion, le refus de la différence et de la séparation sont porteuses de multiples névroses humaines, individuelles et collectives. Sources de stérilité et de petite mort.
Mystère de la diversité humaine puisque mystère de Dieu. Telle est le message de la parabole de l’éléphant du mystique musulman Jalal Din Rumi [20]. « Dieu sait ce qu’il fait » disait le futur cardinal Journet, concluant au mystère, pour le christianisme, de l’existence même de l’Islam. Le Coran invite aussi fortement les musulmans à accueillir le mystère de la diversité religieuse : « Les gens ne formaient (à l’origine) qu’une seule communauté. Puis ils divergèrent. Et si ce n’était une décision préalable de ton Seigneur, les litiges qui les opposaient auraient été tranchés » (Sourate Yunus 10 : 19).
Mais nous, croyants, croyons nous en la diversité des dons que Dieu nous a accordés, à chacun de nous croyants = Reconnaître notre diversité et la diversité de nos dons entre nos différentes communautés religieuses ; Et aussi reconnaître notre diversité et la diversité de nos dons au sein/ à l’intérieur de nos communautés religieuses) ; Nous est-il possible de témoigner de notre différence au sein même de nos communautés religieuses ?
Le Coran nous invite aussi à accueillir cette diversité comme lieu de fertilité et de stimulation. Parlant des juifs, des chrétiens et des musulmans, mis sur le même pied d’égalité et de coresponsabilité, il y est écrit (dans la Sourate Al Ma’ida) : « A chacun de vous Nous avons assigné une législation et un plan à suivre. Si Allah avait voulu, certes Il aurait fait de vous tous une seule communauté. Mais Il veut vous éprouver en ce qu’Il vous donne. Concurrencez donc dans les bonnes œuvres. C’est vers Allah qu’est votre retour à tous ; alors Il vous informera de ce en quoi vous divergiez. Juge alors parmi eux d’après ce qu’Allah a fait descendre » [21].
Je propose de méditer avec vous le commentaire de Nayla Tabbara, concernant ces sourates [22] : « On y trouve d’une part un appel à accepter la différence et d’autre part, une invitation à la concurrence dans les bonnes œuvres. Or, dans l’appel à accepter la diversité (« A chacun de vous Nous avons assigné une législation et un plan à suivre ») il y est ajouté que c’est Dieu qui nous informera, lors du Jour dernier, de nos différends. L’appel est donc explicite à mettre nos différends théologiques ou dogmatiques de côté. En effet, si le Coran mentionne les divergences dogmatiques entre musulmans, chrétiens et juifs, il promet néanmoins le salut à tous trois. Ainsi, la rencontre devrait se faire non pas autour de débats théologiques mais autour des œuvres, dans la concurrence dans les bonnes œuvres, ou l’émulation ». En fait, d’autres versets (sourate an-Nisa’, 4) montrent que la récompense ou la félicité n’est pas tributaire de l’appartenance religieuse mais des œuvres [23].
« De là, l’appel est double : d’une part c’est un appel à la connaissance, une connaissance de la religion de l’autre, de son dogme, de son histoire, de ses pratiques, de ses valeurs, sans entrer dans des polémiques théologiques. Cette connaissance aurait pour but non seulement de permettre de mieux se connaître les uns les autres, mais celui d’aider chacun à mieux se connaître soi-même en précisant son discours théologique et le rendant intelligible à l’autre. D’autre part, c’est une invitation à l’émulation dans les œuvres de miséricorde, envers tous les autres, envers la création dont l’homme a reçu la responsabilité, mais aussi une émulation dans les œuvres spirituelles ».
Nos différences devraient pouvoir être vécues comme des complémentarités, mystère qui rentre dans le projet de Dieu (Genèse et Coran). Nous devrions pouvoir nous laisser toucher par la sincérité dans la foi de l’autre (lorsqu’elle existe). Plus que cela, nous sommes invités à aimer la différence. « J’aime quand un musulman prie dans ma maison » (et, pourquoi pas, réciproquement).
Néanmoins et en pratique, une telle position théologique reste rarement revendiquée et nous restons tentés par le refus de la différence et par la tentation de l’indifférenciation qui débouche sur la tentation de prosélytisme. Le prosélyte ne peut concevoir qu’il y ait un « projet de Dieu » dans cette diversité.
Et, pour conclure, je pense que ces deux directions (celle qui est de pouvoir reconnaître tout ce que nous avons en commun et celle qui est d’accueillir la richesse et le mystère de nos différences) sont en fait complémentaires : en relation dialectique = comme en dialogue ….. Je pense qu’il est urgent de réagir contre l’esprit de clocher (ou de minaret) qui a pour effet non seulement d’occulter ce « commun » mais, pire, de mettre en exergue de vraies ou fausses « divergences », en tout cas caricaturées, dans lesquels les chrétiens ou les musulmans ne se reconnaissent pas : par exemple, le malentendu autour du « Dieu Un/trinitaire chrétien », entretenu comme polémique. Or chrétiens et musulmans, nous sommes tous d’accord. Oui, « Dieu ne peut engendrer et être engendré » [24]. Probablement y a-t-il, en ces jours, de « saintes colères » [25] et une responsabilité du dialogue interreligieux. Le développement spirituel dans notre monde contemporain « mondialisé » a grandement besoin d’une information respectueuse et fidèle de ce qu’est réellement et en profondeur la foi dans chacune des traditions, monothéistes en particulier. La transformation, voulue ou involontaire, des croyances de l’autre est une violence symbolique profonde qui ne peut que générer la violence entre les communautés, aujourd’hui « condamnées » à se rencontrer, voire à se mixer. La seule issue viable est dans un effort (ijtihad et non pas jihad …) de connaissance de l’autre et de soi.
Les tentatives de dialogues entre des croyants qui se sont mis sur le chemin d’une meilleure connaissance de soi et de l’autre (autre culture et/ou autre foi), de type des GRIC, et les multiples réalités de rencontres entre musulmans et chrétiens (de culture et/ou de foi), rencontres de vie, lieux de solidarités ou de « faire ensemble », avec ce que nous avons en commun et ce qui nous distinguent, lieux d’échanges de parole, pourront-elles transformer nos relations communautaires en lieux de paix, d’authenticité et de confiance ? Nos religions ne sont-elles pas là, aussi, pour nous pacifier, nous en relation avec nous même et avec tout autre, nous, entre communautés différentes, à la grâce et sous la protection du Tout Autre ? Les ouvertures actuelles du dialogue interreligieux restent une aventure très récente et il faudra, sans doute du temps et de la patience, avant que celles-ci puissent porter leurs fruits.
Encore faut-il que nos religions nous invitent d’avantage encore à nous mettre en marche vers Celui qui est au cœur de toute vie, dans une quête spirituelle, tant individuelle que collective, dans l’humilité difficile de celui qui apprend à être conscient de son « nuage d’inconnaissance », et que nous mettions le Tout Autre en premier, au lieu de L’instrumentaliser à des fins politiques, nationalistes ou identitaires. Il pourra exister alors une dimension « communautaire », au sens fort et positif du terme, qui va alimenter la quête spirituelle. La quête personnelle trouvera sa source dans ce qu’apporte la « communauté » à l’individu ancré dans sa tradition religieuse et confessionnelle (ou celle qu’il a choisie). Dans ce contexte, la communauté ne se vivra pas comme un « groupe identitaire » mais comme lieu possible de « communion » à Celui qui en est le Cœur.
Encore faut-il que les forces politiques et citoyennes travaillent aussi pour que nos différences, ici religieuses, ne soient plus, autant, le lieu de diverses insécurités, inégalités de droit et injustices. Et que nos consciences puissent regarder les blessures que nous avons faites et que nous faisons encore subir à l’autre, dans nos histoires, individuelles et collectives, passées et présentes. Vaste programme, soit. Mais ne suffit-il pas de quelques petites pierres vraiment posées dans ce sens pour redonner confiance en l’autre et parvenir à le regarder comme un frère…. ?
L’art du dialogue pourrait devenir l’art d’une « connaissance vraie » (Platon).
- [1]Texte présenté dans le cadre du colloque international et 30ème anniversaire du GRIC sur Musulmans et chrétiens : images et messages d’aujourd’hui,. 25 et 26 avril 2008, Fondation du Roi Abdul Aziz, Casablanca, Maroc.↩
- [2]Cette même préposition, on la retrouve en composition avec logos mais aussi avec legein dans des mots qui sont centraux dans la compréhension des dia-logues, comme le verbe dialegein dont dérive l’adjectif qui a donné le français « dialectique », utilisé pour qualifier l’ « art du dialogue ».↩
- [3]Il a été utilisé tel quel en philosophie pour désigner une rationalité gouvernant le monde, et dans la théologie chrétienne pour désigner le verbe incarné.↩
- [4]Le Discours de Ratisbonne (Benoît XVI) : « C’est dans ce grand Logos, dans cette large raison que nous invitons nos partenaires au dialogue des cultures. » Le sens du mot « logos » est rappelé dans le Discours : « Logos désigne à la fois la raison et la Parole »↩
- [5]Le dialogue pourra aussi devenir cet « ensemble de répliques échangées », dans le cadre d’une pièce au sein de laquelle les rôles sont appris, maîtrisés et respectés. Mais où rien de nouveau n’émerge vraiment du texte imposé.↩
- [6]L’art du dialogue pourrait devenir l’art d’une « connaissance vraie » (Platon).↩
- [7]L’histoire se développe selon la loi de la contradiction.↩
- [8]En réalité, toute rencontre n’est pas, d’office, « construction de sens en commun » : certaines rencontres sportives , les hooligans ….↩
- [9]Anne Balenghien, « Au Maroc, une ‘Eglise de la migration’ : une fragilité au service du dialogue », Table Ronde sur « Le dialogue : expériences croisées » (France, Grèce, Maroc). Colloque sur Fragilité et durabilité du dialogue des civilisations, responsabilité des instances religieuses et politiques. Liban, 28-30 octobre 2009. Publication FIUC, en cours, septembre 2010.↩
- [10]J’aime le terme d’éthique. « La morale serait ce que l’on fait par devoir (en mettant en oeuvre la volonté et j’ai appris à me méfier de la volonté, en particulier dans le domaine des relations) ; l’éthique est tout ce que l’on fait par amour (en mettant en oeuvre les sentiments) », André Comte-Sponville “Le capitalisme est-il moral ?” (Albin Michel).↩
- [11] Régis Debray, Un mythe contemporain : le dialogue des civilisations. CNRS éditions. Novembre 2007. Conférence Juin 2007, Séville. Fondation des 3 cultures. P. 32-33.↩
- [12]Livre d’un anonyme anglais de XIVème siècle (probablement chartreux) : il parle à un jeune homme de la vie spirituelle ou mystique. Référence souvent à Denys l’Aréopagite.↩
- [13]André Wénin, D’Adam à Abraham ou les errances de l’humain, Lire la Bible, CERF, 2007, p. 69.↩
- [14]Travail du Groupe des Dombes, un des groupes au cœur du dialogue œcuménique entre les églises chrétiennes et producteur d’une réflexion théologique, qui nous a, ici, beaucoup inspiré. Même si nous l’avons adapté à notre propos. Voir Groupe des Dombes, « Pour la conversion des Eglises. Identité et changement dans la dynamique de communion », Paris, Le centurion, 1991.↩
- [15](les enfants de Dieu), expression qui provient d’un Hadith du Prophète qui dit “Tous les hommes sont des enfants de Dieu. Le plus proche parmi vous à Dieu, c’est celui qui prend soin de ses enfants” “الناس كلهم عيال الله وأقربكم إلى الله أنفعكم لعياله”)↩
- [16]Voir sur ce point : M. S. Janjar, remarques au texte.↩
- [17]Cas de l’Europe « catholique » avant la laïcité. Et de nos jours, cas de l’état d’Israël et de la plupart des états dits « arabo-musulmans », que ce soit dans les faits ou dans le droit.↩
- [18]Pierre Claverie, Petit traité de la rencontre et du dialogue, CERF, 2004. P ; 35-36.↩
- [19]Lire, en particulier, le livre remarquable d’André Wénin, D’Adam à Abraham ou les errances de l’humain, Lire la Bible, CERF, 2007.↩
- [20]Voir le texte complet de la parabole dans M. S. Janjar, Remarques au texte↩
- [21] La version complète de la sourate Al Ma’ida (5) est la suivante : « 44. Nous avons fait descendre le Thora dans laquelle il y a guide et lumière. C’est sur sa base que les prophètes qui se sont soumis à Allah, ainsi que les rabbins et les docteurs jugent les affaires des Juifs. Car on leur a confié la garde du Livre d’Allah, et ils en sont les témoins. Ne craignez donc pas les gens, mais craignez Moi. Et ne vendez pas Mes enseignements à vil prix. Et ceux qui ne jugent pas d’après ce qu’Allah a fait descendre, les voilà les mécréants. 45. Et Nous y avons prescrit pour eux vie pour vie, œil pour œil, nez pour nez, oreille pour oreille, dent pour dent. Les blessures tombent sous la loi du talion. Après, quiconque y renonce par charité, cela lui vaudra une expiation. Et ceux qui ne jugent pas d’après ce qu’Allah a fait descendre, ceux-là sont des injustes. 46. Et Nous avons envoyé après eux Jésus, fils de Marie, pour confirmer ce qu’il y avait dans la Thora avant lui. Et Nous lui avons donné l’évangile, où il y a guide et lumière, pour confirmer ce qu’il y avait dans la Thora avant lui, et un guide et une exhortation pour les pieux. 47. Que les gens de l’évangile jugent d’après ce qu’Allah y a fait descendre. Ceux qui ne jugent pas d’après ce qu’Allah a fait descendre, ceux-là sont les pervers. 48. Et sur toi (Muhammad) Nous avons fait descendre le Livre avec la vérité, pour confirmer le Livre qui était là avant lui et pour prévaloir sur lui. Juge donc parmi eux d’après ce qu’Allah a fait descendre. Ne suis pas leurs passions, loin de la vérité qui t’est venue. A chacun de vous Nous avons assigné une législation et un plan à suivre. Si Allah avait voulu, certes Il aurait fait de vous tous une seule communauté. Mais Il veut vous éprouver en ce qu’Il vous donne. Concurrencez donc dans les bonnes œuvres. C’est vers Allah qu’est votre retour à tous ; alors Il vous informera de ce en quoi vous divergiez. 49. Juge alors parmi eux d’après ce qu’Allah a fait descendre. Ne suis pas leurs passions, et prends garde qu’ils ne tentent de t’éloigner d’une partie de ce qu’Allah t’a révélé. Et puis, s’ils refusent (le jugement révélé) sache qu’Allah veut les affliger [ici-bas] pour une partie de leurs péchés. Beaucoup de gens, certes, sont des pervers. 50. Est-ce donc le jugement du temps de l’Ignorance qu’ils cherchent ? Qu’y a-t-il de meilleur qu’Allah, en matière de jugement pour des gens qui ont une foi ferme ? »↩
- [22]Nayla Tabbara (musulmane), dans « Pour un essai de théologie musulmane de la rencontre (et de la différence), dans le contexte du Proche-Orient », Chrétiens et musulmans du Proche-Orient arabe : quelle rencontre, en réponse à un article de Fadi Daou, chrétien libanais, Chrétiens et musulmans arabes : quelle rencontre ? POC, tome, 55, 2005, pp. 88-100.↩
- [23]Sourate an-Nisa’ (4), 123. « Ceci ne dépend ni de vos désirs ni des gens du Livre. Quiconque fait un mal sera rétribué pour cela, et ne trouvera en sa faveur, hors de Dieu, ni allié ni secoureur. 124. Et quiconque, homme ou femme, fait de bonnes œuvres, tout en étant croyant… les voilà ceux qui entreront au Paradis ; et on ne leur fera aucune injustice, fût-ce d’un creux de noyau de datte. »↩
- [24]Des sites comme ‘www.aimer-jesus.com/querelle… ou ‘www.islamic.org.uk/french/sa… sont intéressants car ils répertorient les querelles dogmatiques « classiquement » entretenues dans le monde musulman. Certaines ne sont nullement fidèles et font « écran » à la réalité du message chrétien (sur la « filiation » divine de Jésus, sur l’ « altération » des textes chrétiens, sur la Trinité et l’Unicité de Dieu, sur la relation personnelle avec Dieu, sur la doctrine chrétienne du péché originel)↩
- [25]En référence au titre du livre de Lytta Basset, « Sainte colère. Jacob, Job, Jésus », Labor et Fides/ Bayard. Nécessité aussi de faire connaître le contenu des débats qui ont eu lieu au cours des Conciles de Nicée (325) sur la divinité du Christ, de Constantinople I (381) sur le « Saint Esprit », d’Ephèse (431) sur Marie, « mère de Dieu », de Chalcédoine (451) sur la vraie nature de Jésus (Dieu et/ou humain ?), de Constantinople III (680), de Nicée II (787) sur les Images. 680 = « Fin » de la querelle christologique en interne ? Et naissance de l’Islam (622) : quelles sectes chrétiennes vivaient sur la Péninsule arabique au temps du Prophète ? ↩