Anne-Marie BLONDEL nous a quittés le dimanche 8 janvier 2012, à 88 ans, dans la maison de retraite parisienne où elle vivait depuis 2008. Sa décision de rentrer en France, après plus de cinquante ans passés en Tunisie, avait été mûrement réfléchie et décidée de façon très personnelle ; durant 4 ans, elle y a vécu paisible, heureuse des visites et de la correspondance qu’elle recevait de France ou de Tunisie, lisant beaucoup sur son lit qu’elle ne quittait plus guère. Ces derniers temps, elle ‘baissait’ visiblement, était plus fatiguée et essoufflée ; ses proches craignaient pour elle des étapes plus difficiles. Elle nous a quittés rapidement et sans souffrances notoires, elle s’est éteinte, telle « la mèche qui fume encore » …Elle repose à Mer (Loir et Cher) dans la sépulture familiale. Anne-Marie est née dans une famille de six enfants. Les trois aînés sont arrivés en 12, 13 et 15.Avec son frère Pierre et sa sœur Monique elle fait partie des plus jeunes, nés à Paris, après la guerre de 14-18. Ses parents sont originaires du Loiret et du Loir-et-Cher. Son père a fondé après la guerre et a géré toute sa vie une petite entreprise textile. Les enfants ont été élevés, non dans l’abondance, mais dans une certaine aisance due à la compétence, au travail rigoureux et persévérant de leur père. On pourrait résumer cette période par une vie familiale heureuse. Cette vie n’est cependant pas exempte d’épreuves, captivité de son frère aîné Jacques de 40 à 45, décès de sa sœur aînée Geneviève en 1955, laissant cinq orphelins dont le plus jeune avait 7 ans, accident de voiture en 1961 provoquant le décès de son père et un handicap physique qui obligera Anne-Marie a subir plusieurs interventions. Après des études secondaires au Collège d’Hulst, à Paris, elle étudie les Lettres Classiques à la Catho (Université Catholique Libre de Paris) et en Sorbonne, puis elle obtient le CAPES .Son engagement social et chrétien commence dès ces années universitaires : elle a été d’abord ‘présidente’ du groupe des Lettres à la Catho, puis de la Fédération Française des Etudiants Catholiques (FFEC). C’est là qu’elle a fait ses premières expériences d’organisatrice et d’animatrice. « Nous sortions de la guerre et de l’occupation et l’Eglise amorçait le renouveau qui l’a menée au Concile ; nous nous en sentions très ‘participants’ et remuions idées et projets … » se souvient sa sœur Monique. Elle commence sa carrière d’enseignante dans l’Education Nationale au Lycée français de Londres, puis à Etampes, au Sud-ouest de Paris, et enfin à Lille. C’est alors qu’elle est envoyée à Tunis en octobre 1956, au tout début de l’indépendance de ce pays, détachée par le gouvernement français dans le cadre de la coopération franco-tunisienne, et mise à la disposition du ministère tunisien de l’éducation nationale. « Arrivée non préparée, inopinée, due aux hasards administratifs » note-t-elle. Nommée au lycée de jeunes filles (musulmanes) de la rue du Pacha, elle y a enseigné pendant plusieurs années, à temps complet puis à temps partiel, tout en participant aux commissions ministérielles de mise en place des programmes de français et du baccalauréat tunisiens. Ses qualités pédagogiques, sa facilité de contact sa réelle attention à l’autre, lui ont permis très vite d’être respectée et aimée de ses élèves et de leur famille. Elle se plaisait à dire que c’est grâce à ses élèves qu’elle a pu découvrir et comprendre la culture tunisienne. Elle est d’ailleurs toujours restée en liens étroits avec beaucoup d’entre elles participant aux réunions de l’ « Association des anciennes élèves du Lycée de la rue du Pacha » et contribuant à la rédaction du livre « Dar el Bacha Reflet d’un siècle1900-2000 » publié à l’occasion du centenaire de ce Lycée, en Mai 2000. Le témoignage émouvant d’une ancienne élève musulmane, Docteur ès Lettres françaises et professeur émérite à la faculté des lettres de Tunis-Manouba, fait le 12 janvier 2012 lors d’une cérémonie religieuse à la Cathédrale de Tunis est, à lui seul, une preuve de la solidité des liens qu’elle avait su construire. Elle est ensuite chargée par le ministère tunisien de l’élaboration des manuels de textes français pour le deuxième cycle de l’enseignement secondaire, elle participe, en tant que conseillère pédagogique, à la formation des professeurs de français. Après avoir été nommée inspectrice, elle cesse tout enseignement au lycée, parcourant le territoire tunisien pour visiter les professeurs dans leurs classes et organiser des activités et séminaires d’échanges et de formation. Dans son milieu professionnel elle était écoutée, respectée et toujours disponible. Même en retraite elle ne disait jamais non quand il s’agissait d’aider bénévolement les enfants de ses anciennes élèves à préparer les épreuves de Français du Baccalauréat. Ses compétences ont été reconnues par l’attribution du grade de Chevalier dans l’Ordre des Palmes Académiques. Elle était, jusqu’en 2007, secrétaire de l’ « Association tunisienne des Membres dans l’Ordre des Palmes Académiques » qui regroupe tous les « palmés », tunisiens ou français, résidants en Tunisie. Elle reçu aussi diverses distinctions françaises ou tunisiennes : Médaille d’or du travail, le grade de Chevalier dans l’Ordre de la République, le grade de Chevalier du Mérite de la République Française. Elle était tellement attachée à la Tunisie qu’en 83, quand arriva la retraite, elle décida d’y rester. Elle avait de nombreux amis surtout tunisiens -car ici la plupart des étrangers passent- qu’elle rassemblait tous les ans pour un buffet bien garni le jour de Noël. Son cœur et sa table-grâce à la fidèle Zina qui l’a accompagnée pendant cinquante ans !- étaient toujours ouverts. Elle partageait avec eux les fêtes musulmanes et était souvent reçue par eux comme faisant partie de la famille. Sa soif de dialogue l’a amenée à créer un groupe d’amitié le GRAMI qui réunissait chez elle des hommes et des femmes de tous horizons seulement soucieux de mieux se connaître, et de créer à travers l’amitié, des passerelles entre les cultures. Elle était aussi l’amie de nombreux couples mixtes ou non, dont elle partageait les joies, les peines, gâtant les enfants et devenant parfois leur confidente. Souheima, très proche d’elle dira, au cours de la cérémonie des obsèques : « Anne-Marie, tu as été pour moi et pour mon frère tour à tour, une amie, une confidente, une enseignante. Tu as été pour maman et papa une ‘mère spirituelle’ ». Avec ces jeunes elle a participé régulièrement au groupe « Kawatchou ». La dénomination venait du fait que c’était un groupe élastique ! Au départ, groupe de marche, associé aux jeunes coopérants, aux étudiants, éventuellement africains il s’est ensuite transformé en groupe de réflexion, avec une attention particulière aux jeunes (grands ados et plus) de parents mixtes. Les réunions étaient mensuelles avec un sujet à débattre, de leur choix, et l’encadrement composé d’adultes volontaires parmi des amis. La note inter-culturelle était fortement marquée. Ce groupe a existé de 79 jusque dans les années 90.Les aléas politiques n’ont plus permis ensuite les rencontres. Elle a aussi participé, avec assiduité, au Groupe Ste Monique qui rassemble des épouses chrétiennes de foyers mixtes, tellement elle se sentait proche de toutes les femmes vivant en Tunisie.
Elle fait aussi partie des membres fondateurs du GRIC-Groupe de Recherche Islamo-Chrétien- qui a vu le jour à Tunis en 1977 à l’initiative d’un petit groupe d’universitaires chrétiens et musulmans, parmi lesquels il faut citer, pour le groupe de Tunis Robert Caspar, Abdelmajid Charfi, Saad Ghrab, et Ezzeddine Guellouz. Sa présence s’impose à elle comme une nécessité qu’elle résume ainsi en 1979 : « La rencontre avec la révélation coranique, dont le sérieux s’impose à moi, comme source de vie pour mes amis, bouleverse alors mon attitude par rapport à la révélation chrétienne ou du moins à l’assurance que j’avais dans sa valeur exclusive de la Parole de Dieu ». Elle a participé à la rédaction de tous les livres publiés par ce groupe, soit par des contributions personnelles, soit en assurant les mises au point finales, les introductions et conclusions générales. Il faut citer en particulier « Ces écritures qui nous questionnent » édité en 1987 aux Editions le Centurion puis traduit en anglais et en arabe. Une phrase de l’introduction résume assez bien les motivations qui ont poussé Anne-Marie à donner beaucoup de son temps, pendant 30 ans, pour faire vivre ce groupe : « Les différentes traditions religieuses commencent-elles à comprendre qu’elles ont mieux à faire qu’à revendiquer la possession absolue et exclusive de la vérité : elles ont à partager leur foi commune et différente, à chercher comment proposer aux hommes de notre temps le message spirituel dont elles sont les héritières ».Elle a participé à presque toutes les Assemblées Générales, assurant la rédaction du texte de synthèse et a animé avec talent et efficacité le groupe de Tunis jusqu’en 2006. Un des membres musulman de Tunis rappelait récemment : « Je crois que, parce que profondément croyante, elle a été une personne humble, spontanée, charitable et studieuse. C’est là, je pense l’une des raisons de notre réussite pendant toute sa participation et son parcours au GRIC. Je garderai personnellement d’elle le souvenir de ce qu’est et doit être une personne ayant la Foi ». Elle croyait au dialogue des cultures, au rapprochement entre Français et Tunisiens, entre chrétiens et musulmans. Lors de la cérémonie de Tunis du 12 janvier, autour du Père évêque il y avait des chrétiens, des musulmans, des israélites : je crois qu’elle a dû être contente !
Mais elle n’était pas un pur esprit ! Son corps lui a rappelé souvent ses limites physiques et elle a dû subir plusieurs opérations douloureuses nécessitant de lourdes rééducations qu’elle affrontait toujours avec beaucoup de courage. Ne voulant pas perdre son indépendance elle avait accepté d’acheter une voiture automatique pour continuer à se déplacer en Tunisie et aller tous les étés en France voir sa famille et ses nombreux amis. Ce qui durant les dernières années ne manquait pas d’inquiéter quelque peu, famille et amis …Elle a toujours gardé une certaine élégance -comme une marque de respect envers les autres- : cheveux bien coiffés, foulard de soie, collier de perles…Elle aimait échanger, convaincre, argumenter et sa voix flirtait avec les aigus quand elle était au comble de l’indignation, ce qui lui arrivait chaque fois que ses convictions profondes étaient menacées, ou qu’elle dénonçait une injustice. Anne-Marie restera gravée dans la mémoire de tous ceux qui ont pu apprécier ses qualités intellectuelles et de cœur, son sens de la générosité, son respect profond de l’être humain, sa soif de dialogue, son engagement au service des idéaux qui l’animaient. Elle a rejoint ce Dieu, qui a éclairé toute sa vie, le jour de l’Epiphanie, qui rappelle aux chrétiens que tous les hommes sont appelés à adorer Dieu : joli clin d’œil à ce que fut sa vie ! Fady Noun, journaliste libanais, en évoquant le décès d’Anne-Marie, a repris la phrase de René Char à la mort de Camus : « Avec celui que nous aimons nous avons cessé de parler, et ce n’est pas le silence ». Merci Anne-Marie