Tunis, Dâr al-Janûb, 2011, 224 p.
Voici un livre d’entretiens de l’auteur avec Kalthûm al-Sa`fî Hamda en avril 2011. Il paraît au moment où commence à siéger la seconde assemblée constituante du pays. La 1e partie (p. 17-72) concerne la révolution tunisienne. Celle-ci a lieu dans la perspective d’une alternative, à savoir le régime démocratique, face à un système qui a préféré la croissance au développement, avec un enseignement défectueux et une corruption généralisée, dans le cadre des moyens modernes de communication, pour une recherche de la dignité et de la liberté. Elle a des échos dans le monde arabe. À propos des influences étrangères, les interlocuteurs auraient pu insister sur les organismes occidentaux d’exportation de la démocratie.
La 2e partie (p. 73-126) a pour axe la révolution et la modernité (projet et processus pour la liberté, droits de l’homme et égalité entre femme et homme). La conscience collective populaire s’oriente vers un refus de la dictature et de l’instrumentalisation de la religion. Ainsi les Arabes ne se sentiront plus étrangers à leur époque. Il faut tenir compte aussi du substrat économique et social, ainsi que du donné démographique. La Tunisie a bénéficié, grâce à Bourguiba, du code de statut personnel, de la généralisation de l’enseignement, de la limitation des naissances, de la sécurité sociale et de l’unification de la justice. Ces acquis ne sont pas définitifs. Ils préparent à plus d’égalité économique et à l’alternance démocratique. En l’absence d’autres structures, le syndicat peut jouer un rôle politique positif.
La 3e partie (p. 127-224) est consacrée à la problématique de la modernisation de la pensée religieuse à la lueur de la révolution. S’ils respectent les règles générales du jeu politique et ses acquis (code du statut personnel), les islamistes peuvent en être un facteur positif. L’islam a joué le rôle de conservateur de l’identité face au colonialisme. Ce rôle a caché sa fonction spirituelle. La pensée religieuse musulmane n’a pas encore théorisé la sécularisation présente dans la réalité. Elle manque aussi d’analyse sociologique du réel (aspirations de la jeunesse, pratique religieuse) pour savoir comment moderniser la pensée religieuse et la religiosité ou le rituel (tadayyun). Le rôle du chercheur, conscient des limites de sa connaissance, est d’analyser les textes qui s’y réfèrent. Si tant est que le pouvoir politique lui en laisse la liberté. En finir avec le dogmatisme passe par une réforme de l’enseignement, en sachant que la connaissance religieuse est en constante évolution, alors que l’horizon coranique lui-même est supra-historique et ne peut être dépassé. La vraie religion se trouve dans la conscience de croyants. Le rôle de l’intellectuel est de les éclairer sur la différence entre l’islam au-delà et bas-monde (dîn wa dunyâ) et l’islam religion et État (dîn wa dawla), et sur la liberté de conscience affirmée par le Coran. La citoyenneté dépasse l’appartenance religieuse. Pour se dégager des sédiments du passé, une première étape est de se libérer des cinq statuts légaux des actes humains, fruit d’une interprétation largement postérieure au Coran. Le croyant retrouve ainsi sa liberté pour lire le texte coranique, non selon la lettre, mais selon l’esprit. Les notes morales sont tributaires de la situation historique de la société. La conception de l’inspiration divine est modifiée. Celle-ci est passée par la personnalité et la culture du Prophète Muhammad. Dieu n’a pas besoin de sanction envers l’homme. Le hadîth est accepté dans la mesure où il est cohérent avec le Coran. Le consensus (ijmâ`) est une opération humaine contingente. La modernisation de la religion se fait au niveau de la compréhension des textes. Les spécificités de la foi ne sont pas celles de la recherche : la liberté de cette dernière fait partie des acquis de la modernité. Elle montre que, dans le Coran le jeûne peut être remplacé par l’alimentation d’un pauvre. Cette pratique peut rentrer dans le cadre de la justice sociale.
Même si on peut suivre la progression et l’organisation des idées, l’ouvrage se ressent du genre adopté. En effet, l’interlocutrice a posé 160 questions, dont certaines s’étendent sur deux pages. D’où l’aspect parfois décousu et répétitif du texte. Quant au nouveau vocabulaire arabe, il suppose pour être compris de connaître déjà son équivalent français, par exemple sultâwiyyat (autoritarisme, dictature), mu`alman (sécularisé), char`anat (légitimation), dakhlana (intériororiser), adlajat (idéologisation), tamazhurât (facettes), inâsa (anthropologie), etc.
Jean Fontaine