Par Adnen El Ghali membre du GRIC Tunis
Ville d’Afrique, ville-Etat du monde musulman depuis 14 siècles. Qu’est donc Tunis la bien-gardée et qui sont ses habitants ?
Ville phénicienne, romanisée, vandalisée et enfin conquise par les Byzantins. C’est à ce forment de base, arabo-berbère, nous devons ajouter les arabes de la péninsule arabique et du Hedjaz, ainsi que les levantins musulmans de Syrie et d’Irak, installés en Ifriqiya à l’époque des Omeyyades et des Abbassides. Concernant les citadins et particulièrement les habitants de la ville de Tunis, la composante sociale est d’une extraordinaire richesse. Le pays ne cessa de s’enrichir des esclaves noirs tant appréciés dans les familles citadines, ceux-ci étaient convoyés par caravanes entières du Soudan et les maîtres des maisons prenaient volontiers pour concubines de belles soudanaises, dont ils reconnaissaient les enfants mulâtres qu’ils élevaient en parfaite égalité avec les enfants légitimes.
A la traite des noirs s’ajoutait celle des blancs, qui enlevés en mer ou sur les rivages européens par des corsaires musulmans lors des courses, intégraient la domesticité en attendant de racheter leur liberté ou de se convertir à l’islam, en quel cas ils peuvent atteindre les plus hautes charges de la Régence selon les termes de la méritocratie turque. De même, un corps d’élite, constitué exclusivement de militaires chrétiens européens, flamands, italiens, français et espagnols, vécut pendant tout le moyen-âge à proximité du complexe palatial de la Casbah autour de la paroisse de Saint-François.
Notons de même l’importante et riche immigration andalouse, entamée au XIIIe siècle et poursuivie sous forme d vagues successives jusqu’au XVIIe siècle.
Au nombre de ces immigrants, de nombreux musulmans mais aussi nombre de juifs qui enrichissent une population juive locale ayant déjà accueilli de nombreux juifs livournais (les Grana, juifs andalous de Livourne, Italie) et juifs portugais qui vont même créer leur propre rite pour se différencier des juifs natifs de Tunis, les Touansa.
La transmission de pouvoir au Turcs à la fin du XVIème, favorise le développement d’une communauté de turcs naturels, qui se mélangeront aux locaux, donnant naissance aux Koloughlis, bien que peu appréciés au départ, ces alliances avec « une soldatesque brutale, ignorante, qui comptait dans ses rangs de nombreux chrétiens convertis de fraîche date, et pour des motifs parfois peu avouables… »[5] s’estompera dans le temps avec l’apparition d’une personnalité propre de la Régence de Tunis, façonnée par cette réalité de mélanges.
Il est important de noter que la majorité des ces chefs et commandants de l’administration et des corsaires ne sont pas des Turcs naturels mais sont d’ascendance européenne : ce sont des Turcs de Profession ou Conversos, soit des renégats chrétiens convertis à l’islam pour être libres et faire partie corps d’élite ottomans, ils sont pour la plupart d’origine vénitienne, anglaise (comme l’amiral Ward), génoise (Osta Mourad Génovèse, fils d’un noble génois Francisco Rio de Levante), corse (Jacques de Santi, fondateur de la dynastie mouradite de Tunis), calabraise (Occhialli, Dey d’Alger), turque (Dragut, Pacha de Tripoli), grecque, (les frêres Khayr el Din et Baba el Aroudj) mais aussi slave, croate, française…
Au même moment, les ports, et nous nous intéressons particulièrement à celui de Tunis, ne désemplissent pas de marchands, voyageurs, badauds, artisans, entrepreneurs mais aussi pêcheurs de corail (à Tabarka, fief génois aux mains des Lomellini et Marsa el Kharraz), pêcheurs de thon (sidi Daoud et Sousse), futurs renégats offrant leur service à la milice qui venaient enrichir une population d’esclaves chrétiens, capturés pendant les opérations militaires en mer et en attente de rachat… Tout ceci enrichissant la forte présence chrétienne dans la ville, ce qui exigeait des aménagements et des structures d’accueil, constructions conçues pour les besoins des marchands.
Ainsi, la médina est structurée autour d’une grande mosquée centrale, d’un réseau d’une quarantaine de souks. Elle contient un quartier de juifs autochtones créé à partir de la fin du Xème siècle, un quartier de juifs livournais à partir du XVIIIème. Les immigrations andalouses, juives et musulmanes se succèderont et produiront différents quartiers andalous : le quartier populaire de Tronja, le quartier aristocratique d’al Andalous où résideront les gouverneurs des Andalous (naqib al Andalous).
Le développement du quartier France amène la construction d’un type particulier de fondouks, les maisons des nations ou fondouks consulaires. A partir du premier bâtiment consulaire, maison de France, édifié en 1660, se développera le long du même axe, un chapelet de fondouks introduisant des caractéristiques nationales (fondouks des nations) et religieuses (catholiques sous protection française, juifs…)[7].
Ce quartier franc viendra s’ajouter aux autres quartiers ethniques ou religieux de la ville.
Celle-ci sera ouverte et libre d’accès dans toutes ses parties créant une mixité sociale et humaine à nulle autre pareille. Les russes blancs, orthodoxes en leur grande majorité mais comptant aussi des musulmans, viendront s’ajouter à cette nouvelle Jérusalem qu’est Tunis dans les années vingt. Cette mixité se poursuivra jusqu’à la deuxième moitié du XXème siècle malgré la politique ségrégationniste soutenue par la puissance protectrice.
Mais aujourd’hui qu’en est-il de cette réalité ? 60 ans après l’indépendance du pays, on en peut que constater la pauvreté humaine de la société et la disparition des diasporas dont les différences faisaient la richesse de notre ville où Jusqu’en 1957, le grand-Rabbin était un personnage d’Etat, où Sidi Mahrez, saint musulman du XIème siècle, était vénéré par les juifs et les chrétiens et faisait l’objet d’un pèlerinage et d’un culte rendu par ces deux groupes ethniques, où mes parents, grands-parents et arrière grands-parents vivaient avec des juifs, des chrétiens catholiques, des orthodoxes, des protestants et partageaient l’espace commune de la ville et des campagnes.
Aujourd’hui, les clochers des églises sont désespérément muets.
Aujourd’hui, le sabbat n’est plus annoncé en claironnant dans la corne de la Hara juive.
Aujourd’hui, l’écrasante majorité des jeunes tunisiens n’ont jamais rencontré un juif « indigène » de leur vie. Ils ne rencontrent d’Européens que pendant les saisons touristiques car le pays n’en héberge quasiment plus en qualité de résidents permanents.
Comment peut-on parler dès-lors de multi-culturalité et de vivre ensemble ? Et non de cette tolérance méprisante dont on nous rabâche les oreilles ? Comment cultiver dans nos villes méditerranéennes cet esprit de diversité pacifique et respectueuse qui a fait nos « grands siècles » ? Comment réintégrer nos villes dans l’esprit qui engendra notre Mare Nostrum ? Comment créer des lieux de mémoires vivants qui témoignent de cette diversité à défaut de réintégrer des représentants des communautés perdues ?
Autant d’interrogations que je viens partager avec vous aujourd’hui.
Quelques références :
[1] BARDET Gaston., Problèmes d’urbanisme, Dunod, Paris, 1941, VIII-371 p.
[2] CHATER Khélifa., Dépendance et mutations précoloniales, la Régence de Tunis de 1815 à 1857, publications de l’Université de Tunis, 1984.
[3] DAKHLIA Jocelyne., Le Divan des rois. Le politique et le religieux dans l’Islam, Paris, Aubier, 1998.
[4] REVAULT Jacques, Palais et demeures de Tunis (XVIe et XVIIe siècles), Editions du Centre National de Recherche Scientifique, France, 1980.
[5] PIGNON Jean, Initiation à la Tunisie, Paris, 1950.
[6] RAYMOND André, Tunis sous les Mouradites, La ville et ses habitants au XVIIe siècle, collection Africana, Cérès éditions, 2006.
[7] SEBAG Paul., Tunis. Histoire d’une ville, p. 196 : « Le Fondouk des Anglais et des Hollandais occupait l’emplacement sur lequel devait être édifié au début du XIXe siècle le nouveau consulat anglais ; le Fondouk des juifs, réservé sans doute aux juifs Livournais, doit être identifié, soit avec l’ancien consulat d’Italie, soit avec le Fondouk Junes, l’un et l’autre, dans la rue Zarkoun ».