« Et si la différence prenait son sens dans la Révélation que Dieu nous fait de ce qu’Il est ? Rien ne saurait empêcher alors de la recevoir comme la foi elle-même, c’est à dire comme un don de Dieu » [1].
La coexistence que caractérise le pluralisme ethnique idéologique ou religieux, vécue dans la paix sociale hors connaissance de la foi de l’autre
Des liens personnels qui se structurent et s’enrichissent développent chez le croyant authentique un intérêt, une attention positive par rapport à l’autre. Ces liens lui permettent de percevoir, confusément encore sans doute et le plus souvent sans dialogue explicite, les mobiles de son partenaire. Ce qui donne sens et soutien à l’existence de chacun apparaît, révélé par des attitudes face à l’événement, par des réactions immédiates souvent traduites par des formules traditionnelles, d’origine religieuse, significatives. Tel peut être l’itinéraire suivi par un chrétien [2] dans sa rencontre avec l’islam, au côté d’un croyant musulman qui l’ouvre sur un univers religieux nouveau que la présence de son partenaire rend vivant.
Cette découverte progressive qui se fait en relation spontanée avec son identité confessionnelle d’origine, qui l’a modelé, l ’amène à reconnaître, au-delà des stéréotypes, des aspects fondamentaux communs entre les deux religions : foi en un Dieu un et miséricordieux, référence constante à une Ecriture dont le sérieux s’impose en tant que message global, cohérent, source de vie et porteur d’exigences éthiques, manifestant que tout vient de Dieu et que tout y retourne. D’où une impression réconfortante de proximité dans la différence. Ces deux notions, proximité et différence, ne cesseront d’habiter les interlocuteurs du dialogue inter religieux, si profond qu’il soit.
Dans la rencontre entre deux identités confessionnelles, cette première étape est capitale comme étant celle de la reconnaissance de la foi de l’autre. Cette reconnaissance, qui concerne la foi des personnes, s’étend à leur tradition religieuse réciproque, transformant le regard qu’on peut, de l’extérieur, porter sur elle. Certains s’en tiennent là, justifiant leur position en ces termes : je trouve la plénitude de l’inspiration de ma vie dans mes Ecritures, mon partenaire réciproquement dans les siennes ; soit deux expériences authentiques que chacun respecte, leur diversité restant de l’ordre du mystère de Dieu.
Une rencontre qui va s’approfondissant, source d’interpellation.
Néanmoins, cette ouverture sérieuse sur une autre tradition religieuse n’est pas sans interpeller un certain nombre de croyants, comme ils ont pu l’être, en un autre mode, par le contact avec des athées ou des agnostiques qui, suivant le guide qu’est leur conscience, manifestent des valeurs humaines authentiques. Certes, cette rencontre avec l’altérité peut altérer leurs convictions… Mais la tension qui en résulte, posant question, les renvoie aussi à la foi à laquelle ils sont attachés. Elle les amène à une confrontation inéluctable qui, menée dans un souci d’honnêteté, leur fait peser les difficultés et admettre leurs propres failles : même si je me sens proche de l’autre croyant, dans le cadre de deux religions différentes, pensent ils alors, je dois respecter cette différence, éviter des assimilations souvent ambiguës. « Il me faut apprendre de 1’autre ce qu’il dit des fidélités qui l’habitent » [3]. Or, moi-même, suis je apte à définir sérieusement ma foi, le Dieu auquel je crois ? A distinguer dans ma religion, surtout si elle m’a comme englobé depuis l’enfance, l’essentiel de l’accessoire, le religieux du culturel, les traditions de la Tradition vivante issue directement du message initial ?
C’est alors que, en un deuxième temps et au fur et à mesure que se précisent les contours d’un autre univers religieux, naissent et mûrissent une série de questions posées à chacun des partenaires quant à l’Ecriture, la Parole de Dieu – dont on sait bien qu’elle n’est pas coextensive en langage humain et à ce qu’on a pu appeler les « voies du salut ». Ces questions concernent principalement le caractère absolu et définitif de la révélation dont se réclame chaque tradition. Dieu a t il voulu lever un voile pour les uns, un autre pour les autres ? Partiellement, en des modes différents suivant le temps et l’espace ? Comment concevoir aussi que Dieu se manifeste aux adeptes des religions non révélées (et sous quelle forme ?) ; et à tous les autres hommes ? « L’immensité de l’humanité peut elle être extérieure au dessein de Dieu ? [4]«
La rencontre avec une autre Ecriture peut donc bouleverser l’attitude qu’avait chacun par rapport à la sienne, ou du moins ébranler l’assurance qu’il avait dans sa valeur exclusive et définitive de Parole de Dieu, sans pour autant l’en détacher. Ainsi s’instaure une tension propice, purifiante, qui affine, approfondit et élargit le sens de cette Parole. Une telle démarche amène à souhaiter que soient revues certaines affirmations théologiques ou dogmatiques afin que leur soit donnée leur véritable portée, que leur sens soit audible pour aujourd’hui. N’ont-elles pas le plus souvent été élaborées en fonction d’une situation historique, donc relative, et figées depuis lors ?
Il est certain qu’une telle réflexion aboutit à un approfondissement du mystère de Dieu (mais il est une densité de mystère qui est porteuse de vie), du mystère de son rapport aux hommes à titre collectif (religions, groupes socioculturels) et même à titre individuel. Il est certain aussi que Dieu parle à l’homme par l’événement, par inspiration directe, mais cette inspiration n’est elle pas toujours reçue par le croyant des religions révélées en référence à la parole de Dieu dont il a été nourri initialement ?
Et si la rencontre avec une autre Ecriture peut modifier la vision que l’on a de la sienne, le contact avec une autre religion peut aussi être l’occasion de mettre l’accent sur certains aspects de sa propre foi, qui peuvent au moment présent ne pas être valorisés. Ainsi, à un chrétien, la rencontre de la foi musulmane a pu redonner, au delà de la personne de Jésus Christ, centrale certes dans le christianisme, le sens authentiquement chrétien d’ailleurs, mais souvent déformé et occulté, de Dieu, un pour tous les croyants, miséricordieux, proche.
Au cours de cette seconde étape, qui prend en compte les incidences qu’a sur l’engagement religieux propre la rencontre avec une autre foi, certes d’autres démarches sont possibles, moins intellectuelles. Certains croyants sont particulièrement attentifs aux correspondances d’ordre spirituel entre les deux traditions, mettant l’accent sur des liens de cet ordre qu’ils tissent à l’extérieur de leur communauté d’appartenance [5] ; ils se rencontrent avec des membres d’une autre religion dans la prière, dans l’échange, en des attitudes communes dans leur quête de Dieu qui se fait alors aussi hors du cadre identitaire. Mais il semblerait, néanmoins, que ne soient pas sous jacentes, diffuses, les questions d’ordre théologique posées ci dessus, qu’une perception de l’autre, privilégiée dans la dimension spirituelle, permet de mieux assumer. En revanche, chez des spécialistes de sciences religieuses, des théologiens confirmés suffisamment informés de la foi de l’autre, la démarche ira volontiers droit à la confrontation des dogmes, des rites et de leur sens, des implications éthiques. Mais le dialogue engagé sera d’autant plus juste et riche que chacun aura été lui même interpellé par une rencontre existentielle (et pas seulement érudite), qu’il sera, dans son questionnement (il s’agit alors d’un dialogue explicite), à la recherche d’explications, d’un éclairage sur la foi de l’autre qui, dans ce cas aussi, concerne la sienne. Sinon, ce dialogue risque d’avorter en des discours parallèles et apologétiques.
A l’issue de telles démarches, le croyant renvoyé à sa foi l’est aussi à sa communauté d’appartenance. Au risque de n’être pas toujours bien accueilli et de marginaliser son auteur, la communication de son expérience à ses coreligionnaires est importante. Ne peut elle contribuer, lentement sans doute, à ébranler des certitudes, à faire évoluer les mentalités et à démolir quelques anathèmes ? ? C’est au sein de sa communauté que, au moins avec quelques uns de ses frères dans la foi, le croyant va partager ses attentes voire ses doutes, interroger l’Écriture pour y poser les questions qui sont vitales aujourd’hui. C’est là encore que pourront être mises en oeuvre des formes renouvelées d’expression de la foi. Car, si la foi est conviction profonde, vécue intérieurement, elle est toujours à reconstruire à partir des appels du temps présent. Cette rencontre de l’altérité, purifiante et décapante, a ainsi engagé une autocritique constructive : une intelligence de sa foi qui s’élabore au miroir de l’autre.
C’est ici, d’ailleurs, qu’il nous faut noter que l’identité profonde de chaque personne croyante comme celle de chaque communauté de foi n’est pas seulement le fruit d’une interaction avec « l’autre ». Au fur et à mesure que se poursuit le cheminement des individus et des groupes qui se rencontrent et s’entrechoquent, les croyants sont renvoyés sans cesse à cette autre rencontre qui est celle de la foi où l’on reçoit du « Tout-Autre » l’appel et la Parole qui nous dit qui nous sommes réellement aux yeux de Dieu : Son regard sur nous est le regard créateur qui nous constitue dans notre identité personnelle et communautaire la plus profonde. Notre rencontre des autres peut nous permettre de découvrir plus lucidement, plus humblement, « qui » nous sommes dans le regard et l’appel de Dieu. Dans la mesure où la confrontation avec l’autre ne monopolise pas notre attention mais la renvoie à cet appel intérieur, l’identité de chacun et de chaque groupe peut être perçue avec plus de lucidité et moins d’esprit de compétition.
Dans ces conditions, le pluralisme religieux cesse d’être objet de crispation, même si, aux yeux des hommes, la diversité des grandes religions constitue toujours une vaste interrogation. Elles ne se présentent plus comme un défi à d’autres convictions, mais comme des lieux ouverts, bien plutôt que comme des systèmes clos. Elles témoignent d’une humanité plurielle, et aussi du mystère insondable de Dieu.
Une communion dans la différence
Peut on aller plus avant dans cette direction ? Certains, comme Bruno Chenu [6], le pensent, dans une vision prospective mettant en valeur la communion dans la différence. Auparavant, chacune des grandes religions à vocation universaliste rêvait d’une unité qui rassemblerait l’humanité au sein de sa propre religion. Or, aujourd’hui, la situation de pluralisme religieux qui se développe dans les sociétés comme dans chacune des grandes confessions peut amener à penser : « Dieu utiliserait il la différence pour se donner à connaître » ?
Cette différence invite « à se quitter soi même pour échapper au risque de s’enfermer dans sa différence… Voir les choses différemment ne signifie pas qu’on ne voit pas les mêmes choses… Dire Dieu autrement n’est pas dire un autre Dieu ». Et la nouveauté actuelle qu’est la reconnaissance de l’autre en tant qu’autre « convertit la crainte de la différence néfaste en joie en face de la différence enrichissante ». Elle imprime une direction commune et le partage d’une espérance authentique entraînant une « émulation spirituelle au sein même de la différence reconnue et acceptée » [7]. Elle suppose une entente entre les partenaires et une coresponsabilité au service de la justice et de la paix, une union dans la prière…
Il ne s’agit nullement de former un front commun des religions qui exclurait d’autres humains, ni de minimiser les différences (ou de les absolutiser), mais d’une communion qui recouvre le droit à la différence et appelle à « vivre les différences comme des ponts à la rencontre » [8].
Que l’on se situe à vues humaines ou dans une perspective eschatologique, dans l’espoir ou dans l’Espérance, cette quête repose sur l’écoute, la recherche de l’autre, différent, qui ne peut s’établir que dans la confiance. Recherche de l’autre, recherche de Dieu, toujours inachevée, d’un Dieu que nul ne possède et qu’aucune religion ne peut ni isoler, ni annexer.
Par Anne-Marie Blondel
Gric de Tunis
- [1]Christian de Chergé, L’invincible espérance, Bayard Editions, Centurion, Paris, 1997, p. 112↩
- [2]On constatera que ces lignes font surtout écho à l’expérience de chrétiens rencontrant l’islam, du fait même de celle de l’auteur et de témoignages recueillis auprès de ses coreligionnaires. D’après les témoignages émanant de musulmans, il semble que leur démarche de reconnaissance de l’autre puisse s’apparenter à celle-ci. Il faudrait néanmoins y apporter les précisions nécessaires.↩
- [3]Citation empruntée à J. Sommet, dans son ouvrage qui traite de la rencontre du croyant avec l’athéisme et l’agnosticisme : Jacques Sommet, L’honneur de la liberté. Entretiens avec Ch. Ehlinger, Ed. du Centurion, Paris, 1987, p.218-219.↩
- [4]Jacques Sommet, op. cit., p..218-219↩
- [5]Voir sur ce thème l’ouvrage publié sous la direction de D. Gira et J. Scheuer, Vivre de plusieurs religions : promesse ou illusion ?, Ed. de l’Atelier / Ed. Ouvrières, Paris, 2000. II ne s’y agit aucunement de syncrétisme, mais d’influences partant de la rencontre entre christianisme et religions asiatiques.↩
- [6]Cf. Bruno Chenu, « Nos différences ont elles le sens d’une communion ? », in Concilium n° 280, 1999, pp. 157 169. La question titre est empruntée à Christian de Chergé, prieur de Tibhirine (Algérie) à la mémoire duquel est dédicacé cet article. Reprenant la méditation inter religieuse de Ch. de Chergé, l’auteur en cite de nombreux extraits (cf. lettre de Ligugé n° 227, 1984-1985, p. 21 à 37 et n° 228, 1984 6, p. 25 à 47 et Ch. de Chergé, l’Invincible espérance, op. cit. pp.109 166).↩
- [7]Citations de Ch. de Chergé, incluses dans l’article de B. Chenu. Les autres citations sont tirées du texte même de B. Chenu, à l’exception de la dernière.↩
- [8]D. Belaid, Lettre au supérieur du monastère d’Aiguebelle (17 novembre 1997), cité par B. Chenu.↩