Recension du livre d’Emilio Platti : L’islam, ennemi naturel ? Cerf, Paris, 2006 (301p.)
Emilio Platti : L’islam, ennemi naturel ? Cerf, Paris, 2006 (301p.)
Avec L’islam, étrange ? [1] , Emilio Platti, dominicain, théologien et islamologue, professeur à Leuven et au Caire,enseignant à l’Institut Catholique de Paris, nous plongeait au cœur de l’acte de foi musulman et nous aidait ainsi à dépasser le caractère étrange que peut encore avoir l’islam pour de nombreux occidentaux.
L’islam ennemi naturel ? va plus loin. Après le 11 septembre 2001, l’islam est apparu de manière incontournable aux yeux des occidentaux, non seulement comme étrange, mais plus encore comme un ennemi potentiel : ennemi du christianisme et ennemi de l’Occident. La question qui se pose alors est de savoir si les oppositions islam-christianisme et islam-Occident sont structurelles et donc irréductibles ou bien si elles sont liées à la situation conjoncturelle, auquel cas il faudra voir où se situent les éléments à dépasser et les éléments sur lesquels on pourra s’appuyer pour avancer de part et d’autre.
La première partie du livre, islam-christianisme : adversaires ?, nous plonge dans l’univers complexe des rencontres et des polémiques qui ont marqué les relations entre musulmans et chrétiens depuis les débuts de l’islam jusqu’à aujourd’hui ; à commencer par les versets du Coran, favorables puis défavorables aux chrétiens. L’explication des contextes d’élaboration de ces écrits nous aide à comprendre l’évolution permanente de ces des relations et les tensions qui en découlent. A partir de la correspondance du moine at-Tabarânî avec l’émir al-Hâshimî, puis d’une réponse très radicale du chrétien al-Kindî, l’auteur montre comment progressivement la polémique a pris le dessus dans les discussions islamo-chrétiennes, au point que l’islam est apparu progressivement aux yeux des occidentaux qui recevaient ces textes et les commentaient à distance, sans avoir eux-mêmes aucune expérience réelle de rencontre, une œuvre diabolique. Un fossé d’incompréhension va séparer deux mondes ; les signes arborés par les uns comme témoignage de la vérité ne pourront plus être compris par les autres. Les chrétiens deviennent aux yeux des musulmans des hypocrites, qui prêchent l’amour désintéressé du Christ mourant sur la croix pour les hommes tout en brandissant la croix comme étendard de leurs propres conquêtes ; les musulmans se réduisent aux yeux des chrétiens à des hommes plein de concupiscence dont les désirs de la chair ont supplanté toutes motivations spirituelles. C’est que l’histoire des relations entre chrétiens et musulmans ne se limite pas aux textes : il y a aussi les actes de violence infligés et subis des deux côtés, les désirs de conquêtes et de revanches… Emilio Platti les analyse pour voir la signification et la place que le jihâd a pris au fur et à mesure des victoires et des défaites. Il montre comment l’islam a eu à se redéfinir comme une nouvelle civilisation dans laquelle le religieux et le politique ne pouvaient pas être séparés et les conséquences que cela pouvait avoir dans le rejet de tout ce qui venait de l’Occident chrétien.
Prenant un peu de recul par rapport à ces conflits qui marquent encore les mémoires collectives, l’auteur regarde de plus près les liens qui constituent le fond commun sur lequel peuvent s’appuyer chrétiens et musulmans pour aller plus loin dans la relation. Le fait de vivre en Egypte six mois par an dans une communauté arabophone lui permet de replacer les mots qui en Occident ont une connotation purement musulmane, dans un contexte plus large que l’on retrouve dans la littérature sapientielle. Le lecteur non arabophone sera surpris d’apprendre qu’Allâhu Akbar (premier cri du Muezzin : Dieu est plus grand !), le sirât al-mustaqîm (le chemin droit dont nous parle la sourate al-fâtiha), l’application de la sharî‘a (la loi de Dieu), la lutte contre le kâfir (le mécréant) et les mushrikûn (hypocrites/associateurs), etc. sont des mots et des revendications qui appartiennent à la Bible avant d’appartenir au Coran. L’eschatologie, l’unité et l’unicité de Dieu, l’appel à la responsabilité morale, la lutte radicale contre les injustices qui contraste avec la justice de Dieu, le chemin qui mène au salut, la Loi de Dieu qui délimite cette voie… sont des thèmes communs aux psaumes et au Coran. Au terme de son enquête, Emilio Platti réaffirme, à l’aide des textes récents de l’Eglise catholique, la respectabilité de l’islam. Il relit des textes du Concile Vatican II et des écrits de Jean-Paul II en les illustrant directement avec ce qu’il a explicité dans les chapitres précédents ; ce qui leur donne un nouveau relief.
La deuxième partie, islam-Occident : adversaires ?, vise à éclairer le grief qui oppose islam et Occident. Pour les musulmans, comme pour les chrétiens, la modernité, avec le primat de l’individu et le principe absolu de citoyenneté, conduit à une privatisation et une marginalisation des institutions religieuses. Si le caractère davantage théologico-dogmatique du christianisme a permis aux chrétiens de finir par s’intégrer dans un Etat moderne (d’autant que l’évolution de la pensée occidentale appartient à leur histoire), ce n’est pas le cas pour l’islam qui doit faire face à une véritable crise : actuellement la majorité des musulmans n’habitent plus dans ce qui constituait autrefois la « maison de l’islam » (Dâr al-islâm), un pays où l’islam serait à la fois religion et Etat. Et ceux qui y habitent ont l’impression d’un fossé grandissant entre le mode de vie traditionnel auquel ils se rattachent et le monde occidental qui imprègne chaque jour davantage leur vie quotidienne. Deux solutions s’offrent alors aux musulmans qui veulent sortir de ce dilemme : l’imposition d’un islam politique qui supplanterait l’Occident ou une réforme de l’islam en vue d’une intégration dans la modernité.
En ce qui concerne l’islam politique, Emilio Platti ne se contente pas, à l’instar de la plupart des politologues actuels, de constater l’échec des systèmes islamistes mis en place dans les années 80. Il analyse ce qui en faisait la force. En s’appuyant sur les écrits de Mawdûdî, le grand réformateur islamiste pakistanais du XXeme siècle, il montre les motivations spirituelles et humaines de ces pensées, il insiste sur la finesse de leurs analyses des crises que traverse l’Occident. Cependant il dénonce en même temps les limites de ces visions fondamentalistes, leur volonté de vouloir absolument faire coïncider le monde moderne avec les fondements de l’islam au point d’universaliser toutes les particularités historiques et humaines des premières années de l’islam à Médine. D’autres voies se font aujourd’hui entendre et invitent à prendre en compte la diversité des cultures et des contextes historiques dans la réinterprétation des sources musulmanes. Tariq Ramadan relisant l’œuvre de son grand-père Hasan al-Bannâ (fondateur des frères musulmans), Abdu Filali-Ansari, Mahmûd Tahâ, Mohamed Arkoun, Mohamed Talbi… tous invitent à repenser l’interprétation du Coran et des hadîths pour pouvoir affronter la question qui se pose à l’ensemble des religions, mais spécialement à l’islam : le défi de l’intégration dans les sociétés modernes. Ce n’est qu’ainsi, conclue Emilio Platti, que les musulmans pourront se retrouver intégralement concitoyens et citoyens du monde, avec leur apport spécifique et leur sensibilité extraordinaire pour la finalité de tout ce que représente l’être humain, le salut de l’être humain ici-bas et dans l’au-delà.
L’ouvrage d’Emilio Platti s’adresse à des lecteurs qui ont déjà quelques notions de l’islam. Il aborde sans concessions les questions de fond qui entravent les relations entre chrétiens et musulmans, puis entre l’Occident et l’islam. On comprend, au fur et à mesure de la lecture, que les concepts musulmans qui semblent se dresser entre les musulmans et les chrétiens comme la notion de djihâd, la division entre maison de la guerre (dâr al-harb) et maison de l’islam (dâr al-islam), sont loin d’être univoques pour les musulmans eux-mêmes et que, selon l’interprétation que l’on va en faire, la dimension pacifique l’emportera sur la dimension belliqueuse, ou inversement. Son analyse rigoureuse de l’histoire et du contexte socio-politique actuel donne des repères et des clefs de compréhension bien utiles pour saisir ce qui est en jeu actuellement dans le monde musulman et invite plus que jamais au dialogue respectueux entre les religions et les civilisations.
- [1]Emilio PLATTI, L’islam étrange ?, Cerf, Paris, 2000 (338p)↩