1 Pour pouvoir cerner les caractéristiques relatives au foetus et son statut dans le droit musulman, on pourrait commencer par exposer le cas de la femme non musulmane décédée et enceinte d’un musulman. En ce qui concerne son lieu d’enterrement, il n’existe pas de consensus entre les juristes musulmans. Les « Hanbalites » considèrent que l’enterrement d’une telle femme ne peut se faire dans un cimetière musulman, mais dans un cimetière particulier et distinct. En effet, non musulmane, elle ne peut être enterrée parmi les musulmans. De même que les gens non musulmans n’autorisent pas son enterrement dans leur cimetière considérant que son foetus n’est pas des leurs.
Un autre point de vue relatif à cette question est attribué au deuxième calife : Omar Ibn al khattab. Il voit que l’enterrement de la non musulmane est possible dans les cimetières réservés aux musulmans étant donné que le foetus est de souche musulmane. D’autres juristes considèrent que le foetus ne peut être enterré dans le cimetière réservé aux musulmans si le développement de ce dernier n’a pas atteint les quatre mois de sa gestation. Avant ce terme l’enfant à naître est considéré comme non musulman n’ayant pas encore reçu le souffle de la vie et n’ayant pas encore bénéficié de statut propre. Il peut alors être enterrée avec sa mère dans un cimetière de non musulmans.
Il ressort de ce premier exemple que les trois interprétations, malgré leur différence, sont d’accord pour considérer que le problème de l’enfant à naître est une question juridique à étudier minutieusement afin de préciser le statut du foetus et ses droits. On peut dire que le foetus est considéré musulman comme son père à partir du moment où le souffle de la vie lui est insufflé, c’est à dire à partir du quatrième mois de sa gestation.
Partant de cette première observation, nous affirmons que la jurisprudence musulmane, malgré les différentes doctrines, a dû tenir compte d’un certain nombre de versets coraniques concernants l’embryogénie et qui sont une source de réflexion :
« Lis au nom de ton Maître, celui qui a créé ! Il a créé l’homme d’un caillot adhésif. » (Coran XCVI-1)
« Que l’homme considère ce dont il est créé ! Il est formé d’un liquide jaillissant, tirant sa source des reins et des iliaques. Certes Dieu aura tout pouvoir de le ressusciter. » (Coran LXXXVI – 5.8.)
Tenant compte de l’intérêt suscité dans le discours coranique pour les différentes étapes dans le développement du foetus, les jurisconsultes ont été conduits à se pencher sur ce sujet pour aboutir à une vision adéquate et compréhensible.
2 D’autres aspects relatifs au foetus ont fait l’objet de recherches juridiques et peuvent nous éclairer quant aux principes adoptés par les jurisconsultes. Prenons l’exemple de l’héritage et du testament. Les juristes confèrent un droit au foetus et considèrent que tant qu’il est en vie après la mort de son testateur il doit faire partie des héritiers et que sa part lui sera conservée. Il arrive même parfois que la quote- part de l’enfant à naître englobe tout l’héritage. C’est le cas où le testateur n’a que des parents éloignés( tante maternelle, oncle maternel). Dans cette situation peu importe que l’enfant à naître soit de sexe masculin ou féminin, ses demi-frères et soeurs de par sa mère n’hériteront pas. Il en va de même pour le testament qui donne un droit plus large au foetus que sa part d’héritage. Le testament, en droit musulman, ne prend pas en considération la différence de religion, il donne à l’enfant à naître plus de possibilités par rapport à son droit à l’héritage.
Nous pouvons remarquer dans ce cas précis que le foetus n’aurait pu obtenir ses droits relatifs à l’héritage, au testament et aux biens de main-morte que parce qu’il a acquis ce que les jurisprudences appellent ‘‘ la capacité légale ’’. Cette aptitude est liée à l’existence du souffle vital dans le corps de l’enfant à naître sans prendre en considération ni son intelligence ni sa possibilité de distinction. D’ailleurs sans ce souffle vital, le foetus ne sera pas en mesure d’endosser ces responsabilités et ne pourra acquérir ses droits. Ce souffle vital fait que le foetus passe d’une vie biologique à une vie humaine ce qui lui permet le passage à ce que l’on pourrait appeler la personnalité juridique.
Certains jurisconsultes considèrent que cette capacité légale demeure incomplète tant que le foetus est encore dans le ventre de sa mère. Elle ne sera prise en considération qu’après sa naissance pour se poursuivre jusqu’à sa mort. Mais on ne peut pas dire que le fait que cette aptitude soit incomplète, touche aux droits du foetus. Elle est plutôt considérée comme une aptitude virtuelle puisque la vie de l’enfant à naître ou sa mort restent aléatoires.
Nous devons souligner que cette capacité vaut pour tous les foetus , la religion et l’âge n’interviennent aucunement. Ce qui importe c’est que le foetus devienne un être humain achevé dés que le souffle de la vie lui est insufflé.
Pour renforcer cette thèse, les juristes se référent au verset coranique qui stipule qu’entre Dieu et l’Homme a toujours existé une éternelle alliance :
« Il fut un jour où Dieu tira des reins des fils d’Adam l’ensemble de leurs descendants et leur demanda, requérant leur témoignage formel : Ne suis-je pas votre Seigneur ? Les êtres répondirent : Nous en témoignons. » (Coran VII- 172.)
Certains juristes et exégètes ont interprété littéralement ce verset en utilisant le mot « âme » lorsqu’il s’agissait de l’être humain. Cette interprétation permet de dire que l’alliance éternelle fut endossée par toutes les âmes avant l’existence de l’homme sur terre. De toute façon qu’il s’agisse d’une aptitude se basant sur le principe de la conviction qui se rattache à l’existence de l’être humain ou à une supposition théologique inventée par les juristes, il est indéniable que le droit musulman n’a pu ignorer l’idée fondamentale du discours coranique concernant le ‘‘ pacte éternel ’’. De là on a pu percevoir la notion de responsabilité qui découle de la vie humaine.
3 Le troisième cas qu’on peut évoquer est relatif à la punition de la femme enceinte ayant commis un vol ou un adultère et donc passible de châtiments corporels. Une convergence existe entre les différentes écoles juridiques concernant le renvoi de l’application du châtiment jusqu’à ce qu’elle mette au monde son enfant. Assurer la protection de l’enfant à naître doit devancer tout autre souci de punition car le foetus reste un être respectable qu’il soit le fruit d’un adultère ou d’un acte légal. Toutefois les jurisconsultes malékites considèrent que dans certains cas, si le châtiment ne peut causer un préjudice certain au foetus, on doit passer à l’exécution immédiate du châtiment.
Il existe aussi des divergences entre les jurisconsultes concernant le châtiment. Certains voient qu’il faudrait mettre en prison la femme adultère jusqu’à ce qu’elle enfante et d’appliquer par la suite la sentence. D’autres estiment que l’application immédiate de la sentence ne pourrait se faire que dans certains cas uniquement. Mais, de façon générale, un consensus entre les différents jurisconsultes est trouvé pour ce qui concerne la remise de l’application de la sentence concernant la femme enceinte et cela afin d’éviter au foetus des complications. Certains sont même d’accord sur la possibilité de laisser la mère en vie afin d’allaiter son enfant et ceci dans le cas où il serait difficile de lui trouver une nourrice.
On trouve dans la théorie des jurisconsultes Hanafites un point de vue convergeant entre les différentes écoles qui toutes accordent au foetus une place prépondérante :
‘‘Pour celle qui a commis l’adultère, l’application du châtiment corporel sera différée jusqu’à ce qu’elle enfante afin d’éviter à l’enfant, un être respectable, la mort. La punition corporelle sera épargnée à la mère jusqu’à ce qu’elle termine ses couches.’’
Des Hadiths attribués au prophète Mohammad ont pu guider certains juristes dans cette perspective. Dans un Hadith on présente le cas d’une femme qui avoue au prophète son acte d’adultère et qu’elle serait enceinte. Le prophète ordonne que cette dernière puisse demeurer en liberté jusqu’à ce qu’elle enfante et qu’elle soit épargnée du châtiment immédiat disant à ceux qui l’exigeaient : ‘‘ Si vous avez le droit de la punir à cause de son acte, vous n’avez aucun droit sur le foetus qu’elle porte.’’ Autrement dit si le droit atteint la femme adultère, il ne peut, pour autant, incriminer le foetus qui n’est en aucune manière complice dans cet adultère commis par sa mère.
Ce principe de la responsabilité individuelle apparaît clairement dans le discours coranique à la lumière de l’usage fait du verbe ‘‘donner’’. Il met en exergue la nature de la relation liant les parents à l’enfant à naître dont la naissance leur incombe. Cette approche apparaît en termes clairs dans le discours coraniques par 25 versets :
« Béni soit Ton nom, Seigneur, Toi qui m’as donné Ismaël et Isaac. » (Coran XIX- 39.)
« Dieu est le souverain Maître des cieux et de la terre. IL a créé tout à Sa guise. IL accorde à qui IL veut des filles ; IL donne à qui IL veut des enfants mâles. A d’autres IL donne des enfants des deux sexes, garçons et filles. Et IL fait stérile qui IL veut. » (Coran XLII-50)
Ces exemples coraniques convergent vers une conception évidente qui confirme que l’enfant est un don de Dieu et non un droit des parents. Et si la procréation dans le texte coranique est un désir humain et légitime, ceci ne suppose en aucun cas que l’enfant devienne un droit acquis du père ni même de la mère. Il est plutôt un don de Dieu offert aux parents de la même manière que les autres dans tel l’ouïe et la vue. La notion de don implique la responsabilité qui doit être partagée entre les parents et la société sous forme de remerciements à Dieu pour ce bien qui leur a été offert. Des remerciements qui doivent être concrétisés dans un système pédagogique et juridique incitant à responsabiliser chaque personne au sein de sa communauté.
4 En mettant l’accent sur les spécificités relatives au foetus, on a pu surtout constater que l’acquisition de la spécificité musulmane va de pair avec la filiation paternelle. A cela les juristes ont rajouté l’aspect humain de chaque foetus et les obligations qui en découlent.
Afin de concrétiser cet aspect, le droit musulman expose avec beaucoup de détails la question de l’agression contre le foetus en distinguant deux types d’agressions :
a- Agression contre la mère entraînant la mort du foetus : Sur ce cas précis les juristes ne sont pas arrivés à un consensus. La majorité prétend que la mort du foetus suite à l’agression contre sa mère n’entraînerait pas nécessairement l’application de la loi du talion envers l’agresseur. Cependant une sanction moins sévère est exigée. L’agresseur doit être puni pour le tort qu’il a causé envers Dieu et envers la société. Pour la première faute il doit faire pénitence qui se concrétise par la libération d’un esclave. Pour le second délit il y a pénalité qu’on peut appeler « prix du sang » et dont la valeur représente le prix de cinquante chameaux.
Ce choix a été désapprouvé par les malékites et les littéralistes qui ont maintenu le châtiment corporel contre l’agresseur. Toutefois on pose pour le maintien de ce châtiment deux conditions : (1) L’âge du foetus doit dépasser les quatre mois. (2) Sa famille doit réclamer expressément le châtiment corporel.
Compte tenu de ces aspects, les juristes rajoutent que si l’agresseur ait un lien parental avec l’enfant à naître, dont la disparition lui permet d’acquérir des droits d’héritage, son agression doit être sanctionné par sa privation de ses mêmes droits.
b- L’avortement : Si le but principal de l’agression est de se débarrasser de l’enfant à naître, les juristes musulmans sont unanimes et condamnent cet acte en le considérant comme péché grave. Ceci au cas où le foetus aurait reçu le souffle de la vie. Si par contre l’âge du foetus est en dessous de quatre mois certains juristes condamnent tout de même l’avortement et principalement certains Malékites. Alors que les Hanafites, eux, le tolèrent avant l’âge de quatre mois et sans l’accord préalable du père. Chaque école juridique, suivant ses principes de base, a arrêté le mode de châtiment qui lui a paru le plus convenable envers celui ou celle des parents qui approuve l’avortement. On peut distinguer deux formes de sanctions : L’un est représenté par « le prix du sang », déjà mentionné, tout en tenant compte du sexe du foetus. L’autre intéresse le droit de Dieu et consiste à ce que le coupable doit racheter ses péchés.
Il faut souligner que la question de l’avortement a fait l’objet d’un vaste et douloureux débat. Ceci est dû en partie à la pratique très ancienne et d’ailleurs autorisé par le prophète Mohammad, à savoir la pratique du coït interrompu. Certains juristes considèrent le fait d’empêcher les spermatozoïdes d’arriver au fond du vagin au moment des relations sexuelles comme une forme d’avortement. Ils l’interdisent donc en considérant qu’elle sape les fondements de la famille et détruit l’un des objectifs du mariage.
5 Nous avons souligné auparavant qu’il existe dans les textes coraniques des indices précis concernant le foetus : sa conception, les étapes embryogéniques et ceci dans un contexte de preuve de l’existence d’un dieu unique. Cependant dans d’autres textes coraniques, on trouve une corrélation entre ces indices et les conditions sociales et les responsabilités qui en découlent. On peut citer deux exemples liés à notre thème et à l’engagement sociétal que nous voulons souligner :
« Nous avons expressément recommandé à l’homme ses père et mère : Sa mère s’était doublement exténuée, le portant puis le mettant au monde, son sevrage n’ayant lieu qu’au bout de deux ans. Sois reconnaissant, lui fut il prescrit aussi bien vers Moi qu’envers tes père et mère ! C’est vers Moi que vous serez ramenés. » (Coran XXXI- 14)
« Nous recommandames à l’homme d’être bon envers ses père et mère. Sa mère le porte dans la douleur et l’enfante dans la douleur. Gestation et allaitement se poursuivent pour elle trente mois durant, jusqu’à son sevrage. parvenu à la pleine maturité, à l’âge de quarante ans, il priera : Seigneur, inspire-moi d’être reconnaissant des bienfaits dont tu m’as comblé ainsi que mes parents. »(Coran XCVI -15.)
Il ressort de ces textes qu’il existe dans les principes coraniques un lien entre le « naturel » ( la grossesse) et le culturo-religieux ( l’obéissance aux parents). C’est grâce à ce lien que se fonde les relations sociales et les obligations civiques et existentielles. Les jurisconsultes ont réglementé selon les textes coraniques, les droits du foetus en fixant par la même avec cette réglementation la toile de fond qui prévalait à travers les coutumes, les us et des institutions dans la péninsule arabique avant l’apparition de l’islam ou dans les régions conquises par les musulmans.
Cette instauration, à partir de là, prit une forme de fixisme qui va frapper le droit musulman en matière sociale. On continuait à considérer des types de rapports( entre les parents et leurs enfants, entre les garçons et les filles …) comme faisant partie de la religion alors qu’elles ne sont qu’une partie de la toile de fond socio-culturelle de l’époque ante-islamique. En fait ce système de pensée juridique constituait un puissant frein à toute évolution ou dépassement dans la vie sociale, économique et politique. Et tandis que les problèmes sociaux et économiques allaient en se multipliant la pensée juridique statique n’arrivait point à découvrir des solutions adéquates en dehors du code tracé par les premières générations.
Ainsi, depuis que le droit de l’enfant à naître a été institué ( notamment en matière de filiation, d’héritage, de droit à ‘‘ la nationalité’’, de droit de main morte) l’esprit du suivisme va l’emporter dans les institutions qui encadrent l’enfant, créent sa pédagogie et modèlent sa pensée et ses rapports. Il devient tout ‘‘naturel’’, donc religieux et juridique, que l’enfant suive sans changement les systèmes établis à partir d’un héritage culturel dans le domaine juridique concernant le social et l’éducationnel. C’est le triomphe des droits et des privilèges de la communauté et ceux qui la dirigent au détriment du droit de la personne. Les juristes n’ont pas pu dépasser ce blocage culturel et sociétal. Les penseurs qui voulaient un nouvel équilibre pour libérer la personne et développer la société avaient, quant à eux, une marge d’action très limitée.