Le Saint-Siège entre deux époques par Hmida Ennaifer (du Gric de Tunis)
Le croyant a t-il retrouvé son ombre ?
Quand, le 13 mai 1981, le pape Jean-Paul II s’écroulait sous les balles de Mohamed Ali Agça, un tueur professionnel, l’un de ses proches l’entendit murmurer : « Pourquoi moi ? » Ces simples paroles, prononcées à cet instant-là, sont révélatrices pour qui cherche à saisir un aspect fondamental du parcours d’un homme qui croyait en la mission d’une grande religion si souvent éprouvée au cours des siècles. « Pourquoi moi ? » Dans cette interrogation, le pape exprimait son incrédulité d’avoir été pris pour cible, lui le héraut de la paix et de l’amour, à l’instar de ceux qui ont entre les mains la puissance et le pouvoir temporel. Du point de vue de l’observateur musulman, si nous voulons évaluer le parcours de cet homme qui a présidé pendant plus d’un quart de siècle aux destinées de l’Eglise catholique, il me semble que nous devons nous poser la question suivante : Comment croire possible que l’Eglise ait mis en œuvre une telle dynamique dans toutes les parties du monde, et notamment en direction du camp communiste, et que son chef n’ait eu aucune arrière-pensée politique ? C’est un premier aspect qui mérite d’être étudié, car la plupart des musulmans qui s’intéressent à la chose publique en sont encore à émettre des doutes sur l’utilité, et même sur la possibilité de distinguer le religieux et le politique ; et ce sont les mêmes qui jettent la suspicion sur les rapports avec le partenaire européen chrétien. A l’occasion de la mort de Jean-Paul II, nous voudrions donc aborder une double question qui hante la pensée du musulman et qui exige une réponse, si nous voulons surmonter une crise qui affecte les élites musulmanes depuis plus de deux siècles. Cette double question, la voici : d’une part, dans quelle mesure peut-on, de fait, séparer le religieux et le temporel ; d’autre part, l’Eglise catholique a-t-elle vraiment pu réaliser cette séparation, alors que sa présence, directe ou non, dans la vie publique n’est guère un secret ? Si nous abordons le parcours du souverain pontife sous cet angle, nous pouvons affirmer que le pape, par son interrogation empreinte d’incrédulité, exprimait exactement l’idée que le catholique se fait de la fonction de la religion chrétienne dans le monde moderne. En effet, pour le catholique, il est établi que la religion a pour mission de sauver l’homme et de donner sens à l’existence. Cela dit, la vie de la cité et, d’une façon générale, les questions liées au temporel, obéissent à un ordre et à une dynamique propres, et il n’appartient pas au clergé de les administrer. Cette conception ne s’est pas imposée sans difficulté ; elle est allée de pair avec l’évolution de la pensée et des sociétés européennes, ce qui a évité de revenir à la situation qui prévalait au Moyen âge. En Europe occidentale, la pensée chrétienne en est arrivée à la conclusion que, lorsque le religieux intervient dans la sphère temporelle, il ruine la religion sans servir le politique. Telle est la situation en Occident depuis le mouvement de la Réforme religieuse, suivant une dynamique qui procure une assise doctrinale à la spécificité chrétienne ; celle-ci donne à la parole du Christ une dimension actuelle digne d’attention. En effet, le Christ a dit : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu ». La pensée chrétienne, aujourd’hui en Occident, interprète cette parole dans le sens qu’on ne doit pas sacraliser l’activité temporelle et politique. Ainsi le croyant est invité à ne pas déclarer sacré ce qui ne l’est pas dans le domaine temporel, sous peine, d’une part, de compromettre l’essence même et le message de la religion et, d’autre part, de dénaturer l’action de ceux qui gèrent la chose publique, en cachant sous une coloration religieuse leurs crises et leurs mauvais choix. Mais revenons au parcours du pape défunt, et notamment à sa formation intellectuelle, morale et spirituelle. Celle-ci nous révèle une chose remarquable qui confirme ce qui précède : c’est sa confiance en la mission de la religion chrétienne, en dépit d’une modernité bien établie en Europe, et malgré le dédain d’une raison triomphaliste, surtout dans sa composante communiste athée. La certitude du pape résulte de son approche de la philosophie occidentale en général, et plus particulièrement de la critique qu’elle a faite de la pensée chrétienne, au cours des siècles passés. Quand il analyse les discours du pape ou tel ou tel de ses écrits, quand il s’intéresse à la formation intellectuelle et théologique de nombre de figures emblématiques de l’Eglise catholique, le chercheur découvre qu’il ne s’agit pas d’un simple artifice ou d’une fioriture de style. C’est un enjeu réel, affirmé clairement par le pape Jean XXIII, que Paul VI a fait sien et, après lui dans une moindre mesure, le pape défunt. Que la Réforme, les Lumières et la modernité aient transformé radicalement la conscience de l’Occidental, notamment dans son appréhension de lui-même et du monde, cela ne veut pas dire nécessairement que la religion est perdue. Le fait que beaucoup se heurtent à l’autorité de l’Eglise en Europe, en matière de connaissances scientifiques établies ou de nouvelles méthodes de pensée, c’est une chose qu’il faut reconsidérer sérieusement et en profondeur. C’est une telle orientation qu’ont adoptée et continuent d’adopter certains clercs qui entendent bien réoccuper le terrain de la connaissance et de la science, sans que pour autant cela signifie la ruine de la religion et de la foi. Bien mieux : certaines de ces remises en question ont abouti à considérer que des penseurs athées tels que Feuerbach, Freud, Marx, Nietzsche ou Sartre ont rendu, sans le vouloir, un fier service à la foi religieuse ; leurs critiques sévères ont en effet ébranlé une apologétique incohérente et balayé bien des argumentations futiles. Ils ont ainsi préparé la voie à une pensée religieuse renouvelée, actualisée, en harmonie avec les découvertes scientifiques d’une part, et convaincue de la nécessité de recourir, en matière de foi, à un argumentaire valable, solidement étayé et exprimé avec clarté. C’est la position qu’avait adoptée le pape défunt en s’ouvrant à un monde complexe, en pleine mutation et en crise. Ses voyages en tant de pays signifiaient avant tout qu’il relevait le défi devant les problèmes de chaque contrée visitée. Ils avaient aussi une autre signification, à savoir une autocritique implicite et la reconnaissance des nombreuses erreurs de l’Eglise qu’il fallait absolument confesser et assumer, en toute humilité et avec une conscience nouvelle. C’est ce grand paradoxe qui a donné au pape disparu une crédibilité qui a surpris ceux qui font l’opinion, les penseurs et les décideurs, en Europe d’abord, et ensuite dans le monde. Paradoxe de celui qui, ayant découvert ses points faibles, les assume avec la volonté de les transformer en appuis solides. D’ailleurs, cette option, ce n’est pas le pape qui l’a inventée : il est clair qu’avant lui l’Eglise catholique avait initié, depuis le concile Vatican II, en octobre 1962, un mouvement extraordinaire qui s’apparente plutôt à une révolution et qui s’est résumé à un mot : l’aggiornamento, que les catholiques interprètent ainsi : si nous voulons conserver notre influence dans le monde, il nous faut absolument être à l’écoute des soucis et des appréhensions de ce monde ; et cela ne sera possible que si nous incarnons la foi catholique dans notre époque. Mais le pape a voulu en plus de cela, ou plutôt avant tout cela, être un père penché sur une humanité qui souffre de la perte du sens et d’une existence misérable. Ce pape, qui venait de la Pologne captive, avait compris que les peuples aspirent à retrouver le sens de la vie et de valeurs presque disparues. Partant de là, il mit l’accent sur deux choses qu’il estimait propres à soutenir la foi et la vie spirituelle : la discipline des mœurs et la sauvegarde de la famille, une institution qui voit l’autorité du père succomber sous l’afflux de changements dévastateurs. Dès son intronisation en 1978, il lança sa célèbre formule : « N’ayez pas peur ! » par laquelle il voulait défier le régime communiste stalinien, oppresseur de sa patrie polonaise, mais aussi ramener le spirituel dans une Europe menacée dans ses valeurs d’humanisme, de solidarité et d’amour, qui fondent son identité. Cette attitude paternelle et compatissante, ainsi que le souci constant de mettre en œuvre une réforme doctrinale et institutionnelle, ont marqué les années du pontificat de Jean-Paul II, qui aura été, pour un monde angoissé et désemparé, un stimulant dans le domaine des valeurs et de la spiritualité. Ainsi apparaît à l’observateur musulman le parcours du souverain pontife, au long duquel il s’est gardé de transgresser la distinction entre le religieux et le politique, en dépit de ce qu’ont pu prétendre certaines analyses qui ont fait de lui l’homme le plus dangereux de la fin du 20ème siècle, en matière de religion et de politique. Nous estimons qu’il a ramené une certaine présence catholique dans les limites tracées par la modernité dans son rapport avec le sacré. Il n’a pas franchi ces limites, et il était d’autant moins porté à le faire que certains de ses prédécesseurs, qui avaient vécu la deuxième guerre mondiale, avaient fait naître des doutes sur le bien-fondé de la participation de l’Eglise aux luttes politiques. Jean-Paul II est mort après la fin de la troisième guerre mondiale – la guerre froide -, crédité d’avoir contribué positivement à la libération de la Pologne, au nom d’une spiritualité européenne par excellence. C’est en cela que consiste sa contribution la plus marquante, lui qui pensait que le vrai problème n’était pas celui de la séparation entre le religieux et le temporel, mais celui de l’aspiration de certains penseurs européens à dépasser définitivement le religieux et à priver l’homme de toute référence à la transcendance.
L’Eglise entre le paternalisme et la mondialité
Les foules impressionnantes qui sont allées à Rome pour dire un dernier adieu au pape exprimaient par ce geste leur adhésion à un symbole très fort, que le défunt eut le souci de mettre en avant tout au long de son pontificat, mais surtout durant la dernière décennie, alors qu’il portait les marques d’une grave maladie qu’il ne chercha pas à dissimuler et dont il ne voulait pas qu’elle le détournât de sa mission. C’est l’amour envers ce père affectueux et éprouvé qui explique les larmes de tous ces pèlerins, européens ou non. On se pressait autour d’un symbole transparent, car cet homme-là n’a jamais hésité à afficher son désaccord avec certains jeunes et aussi nombre d’opprimés qui réclamaient d’importantes remises en cause dans des questions sociales, politiques, morales, voire doctrinales. Voilà ce qui a amené tant de personnes venues d’Europe et d’ailleurs, et même des non chrétiens, à manifester un profond et sincère chagrin à la mort du pape. Sa proximité avec les jeunes et les opprimés, et ses paroles provocatrices dont il savait par avance qu’elles ne seraient pas bien reçues, constituaient pour eux un paradoxe qui le fit aimer de beaucoup. Cependant, à côté de ces foules de gens ordinaires et de jeunes, il y eut aussi les plus hauts responsables d’Etats de premier plan, venus manifester leur participation au deuil. Ceux-là nous intéressent tout spécialement, car leur présence à ce point massive soulève plusieurs questions. Les médias occidentaux ont annoncé que la venue de ces officiels avait entraîné des mesures de sécurité renforcées, à tel point qu’une couverture militaire de l’OTAN protégeait non seulement le sol, mais aussi l’espace aérien de Rome. Alors pourquoi un tel empressement pour prendre part à un deuil, en dépit de multiples dangers ? En dehors du simple désir de participer aux condoléances, ce qui a mis en mouvement les détenteurs du pouvoir et les décideurs, c’est quelque chose qui, au-delà du défunt, s’adressait à l’institution qui l’a accompagné tout au long de son existence et dont l’action et l’influence lui survivront. En tant qu’institution, le catholicisme se distingue radicalement de la personnalité de son chef, si nous nous en tenons à sa seule personne. Comme telle, cette institution possède une organisation autonome, des fonctions et des règles d’action qui sont l’expression d’un corps social marqué culturellement. Dès lors, elle est sans cesse attirée vers la sphère politique, interférant avec certaines de ses tâches majeures ; sans compter que les hommes politiques et les édiles ne peuvent se passer d’elle, malgré leur ardent désir de la voir se cantonner au domaine qui lui est imparti. C’est pourquoi il n’est pas paradoxal d’affirmer que le pape a tenu, durant son pontificat, deux positions difficilement compatibles entre elles : celle de sa foi personnelle comme croyant, qui prône la séparation entre le religieux et le séculier ; et celle que lui imposait l’institution ecclésiale et qui, empruntant d’autres voies, admet des points de contact entre le domaine de la spiritualité et des valeurs d’une part, et le champ profane et politique d’autre part. L’Eglise montre parfois qu’elle prend certains engagements politiques ; cela a été le cas, par exemple, en Amérique centrale (Haïti, Nicaragua), en Amérique du sud, ainsi qu’en Afrique noire avec tel ou tel prêtre catholique (le Rwanda, avec les massacres de Tutsis en 1994). Toutefois, ces situations demeurent l’exception, car elles révèlent les difficultés que rencontre l’Eglise en dehors de son espace principal, qui est l’espace européen. En Afrique subsaharienne et en Amérique latine, elle a dû affronter bien des critiques quand elle a abandonné la neutralité positive qu’elle s’impose en Europe. Là, certains de ses membres en vue ont entraîné l’institution dans une attitude militante, reflet d’une prise de conscience des problèmes sociaux. Mais elle a refusé d’observer cette même attitude, sous le pontificat de Jean-Paul II surtout, quand elle a condamné la « théologie de la libération ». Elle comprenait, en effet, que son souci, en vigueur depuis le dernier tiers du 19ème siècle, de ne pas outrepasser sa mission religieuse et morale, lui avait valu une influence grandissante en Europe… C’est pourquoi l’Eglise a refusé de se départir de cette neutralité positive qui la protégeait, et ce, en dépit des vives critiques qu’elle essuyait en Amérique latine et en Afrique. Elle a maintenu cette position en toute connaissance de cause, face aux nombreux problèmes qui devaient être traités avec fermeté, dans trois aires géographiques importantes.
En Europe occidentale, principale aire géographique de l’Eglise, le catholicisme doit faire face à une désaffection vis-à-vis de l’institution ecclésiale et au rejet de ses prises de position sur les mœurs, la famille, et même en matière de liturgie et de doctrine. Les sociétés occidentales se sont libérées des valeurs du catholicisme, affirmant ainsi une propension généralisée à se passer de référence au divin quand elle prend une forme institutionnelle. C’est la conséquence de la quasi-absolutisation de l’individualisme, qui draine avec lui une conception de l’existence tout à fait opposée à l’enseignement de l’Eglise. Comment, sous le nouveau pontificat, l’Eglise catholique pourra-t-elle affronter ce bouleversement qui, commencé au 18ème siècle, n’a cessé de progresser, grâce au renfort des découvertes scientifiques qui soulèvent des questions telles que le clonage, la manipulation génétique et l’avortement ? En ce qui concerne l’Europe et ses questionnements majeurs, il ne faut pas s’attendre à des changements sous le nouveau pontificat, si l’on s’en tient à la formule « l’Eglise gardienne de la vérité ». Cette formule confère à l’institution religieuse la fonction de veiller sur le dogme, autrement dit, elle donne aux théologiens conservateurs un contrôle absolu et elle pousse à s’appuyer encore davantage sur les médias. Dans ce cas, l’Eglise risque de renoncer à poursuivre les grands efforts de renouveau que le concile Vatican II avait inaugurés, notamment par rapport à l’autorité et au développement de l’Eglise. C’est ce qu’ont noté plusieurs théologiens européens novateurs comme Hans Küng, Henri de Lubac, Raymond Panikkar, encourant ainsi la censure et les tracasseries d’une Eglise encline à la centralisation doctrinale et disciplinaire et réticente devant toute fonction critique et novatrice. L’élection du nouveau pape, Benoît XVI, qui était préfet de la Congrégation de la doctrine de la foi et défenseur des valeurs traditionnelles de l’Eglise, montre que cette institution, représentée par le collège des cardinaux, entend conserver l’attitude défensive qui était la sienne sous le médiatique Jean-Paul II. Mais aujourd’hui, à l’orée du troisième millénaire, avec une Europe qui connaît des changements radicaux, le défi à relever réclame une réponse audacieuse que ne peuvent ignorer ceux qui président à l’avenir de l’Eglise en Europe. Ce qui préoccupe certains cardinaux progressistes, nombre de penseurs et d’historiens, ainsi que les mouvements chrétiens ouverts, c’est la nécessité d’appliquer à la « fracture » européenne un traitement radical et courageux. Celui-ci suppose un sens de l’histoire permettant de saisir la nature de cette nouvelle étape dans laquelle l’Europe s’est engagée depuis la chute du mur de Berlin. Cette prise de conscience doit amener à revoir la neutralité positive du catholicisme, qui n’a pas été réellement comprise à la période précédente. Certes, avec le pape défunt, l’Eglise a été capable de débloquer la situation dans la Pologne communiste, mais le « réalisme » du catholicisme européen n’a pas dépassé les frontières de la Pologne ; et ce fut la même chose, quoique à un degré moindre, en Hongrie et en Tchécoslovaquie. Mettre au crédit de l’Eglise la chute du régime soviétique et la fin de la guerre froide, est exagéré et relève d’une mauvaise appréciation des événements ; car la chute du régime communiste est due avant tout à la faillite de ses options économiques et sociales, à son retard technologique et, dans une moindre mesure, à la politique rigide des Etats-Unis envers « l’axe du mal », conduite par le président Ronald Reagan. Les limites de cette neutralité positive apparaissent aussi dans l’attitude que les chrétiens de l’ex-Union Soviétique et notamment ceux des pays de l’Europe de l’est, observent vis-à-vis de l’Eglise romaine, une attitude toujours marquée d’animosité, à cause de ce que cette Eglise représente, à leurs yeux, d’innovation par rapport à l’orthodoxie. A ce propos, l’œcuménisme, en Europe, est demeuré un simple slogan que l’Eglise romaine n’a pu traduire en résultats significatifs. Enfin, toutes les études sérieuses modernes qui traitent du problème religieux en Europe occidentale concluent à cette « fracture » qu’on pourrait résumer ainsi : un besoin accru de religiosité, sans un intérêt particulier pour l’Eglise catholique, et un net attachement à une laïcité neutre. Les différents sondages d’opinion aboutissent, les uns après les autres, à cette question lancinante : Comment le nouveau siècle sera-t-il un siècle d’ardente spiritualité, sans affecter les valeurs de la modernité et de la laïcité, et sans conserver de lien avec l’Eglise catholique ?
En Amérique latine. Dans cette deuxième aire stratégique de l’Eglise, vivent le plus grand nombre de catholiques (44%, à comparer avec 27% en Europe occidentale et 11% en Afrique), et l’Eglise romaine y affronte de graves et nombreux défis. Sans parler des problèmes de la pauvreté, de la dictature politique et de la corruption généralisée, deux questions suscitent de larges débats : 1. La première est d’ordre doctrinal et, sous le nom de « théologie de la libération », fut en horreur au pape défunt, tout autant qu’elle l’est au nouveau. Il s’agit d’une théologie qui entend renouveler l’Eglise en reliant son « programme de libération » à la nécessité de délivrer l’institution elle-même de ses anciens schèmes. Cette nouvelle théologie, au lieu de se référer à une réalité qui transcende l’homme, se préoccupe de nourrir celui-ci et de relier son vécu « terrestre » à son désir d’établir le « royaume de Dieu ». D’où la priorité accordée au contact avec le « peuple », afin d’incarner ainsi en vérité la résurrection du Christ et d’enlever au clergé le monopole de l’institution ecclésiale. Dans cette perspective, le concept d’Eglise ne désigne plus ni l’institution ni la hiérarchie cléricale, mais il est transféré à ce que les théoriciens de la théologie de la libération considèrent comme l’élément essentiel, à savoir l’Eglise comme événement nouveau, dont la fonction est de servir l’homme et non plus de participer à son aliénation. Alors l’Evangile devient un instrument efficace qui aide le chrétien à approfondir le sens de son histoire personnelle et qui fait de la neutralité en face des soucis de l’homme et des injustices qu’il subit, une « trahison du message de Jésus ». Cette remise en question a caractérisé l’Amérique latine durant la seconde moitié du 20ème siècle, mais loin d’être une problématique locale, elle a reçu l’appui, sous diverses formes, d’un certain nombre de clercs en Europe, en Afrique et en Asie. L’Allemand Hans Küng, que nous avons mentionné plus haut, établit un rapport entre la fidélité au message de Jésus et la nécessité pour l’Eglise d’abandonner l’infaillibilité papale, afin d’ouvrir à tous les fidèles la voie du « renouveau » et de donner à chaque chrétien la possibilité de participer sans entrave à l’annonce de l’Evangile. Tel autre parmi les principaux cardinaux européens ne voit pas dans cette théologie une politisation de la religion, car il ne pense pas qu’on puisse tirer de la vie de Jésus et de ses disciples une norme politique valable toujours et partout. Cette théologie vise à enraciner l’amour mutuel en le soumettant au réel vécu, la foi de l’homme étant alors intimement liée à son expérience personnelle et communautaire. C’est un type d’inculturation qui, dans la ligne même de la révélation chrétienne, rejoint le dogme de l’Incarnation : nécessaire dimension humaine de la révélation, elle se réalise chaque fois que la foi pénètre dans un contexte culturel différent, et chaque fois que le message passe d’une époque à l’autre. Ce que nous devons bien voir ici, c’est que la théologie de la libération n’est pas une politisation de la religion, car elle ne reconnaît pas une « politique chrétienne » proprement dite, tout comme elle refuse au clergé toute option politique selon laquelle il recommanderait un parti plutôt qu’un autre. En définitive, ce discours affirme que le clerc, dans ses choix politiques, n’exprime pas une option doctrinale qui jetterait la suspicion sur les autres choix, mettant ainsi en péril la cohésion de la société au nom d’une autorité supérieure. De même, l’engagement du croyant dans la cité fait partie des moyens par lesquels le chrétien vit son appartenance à la fois religieuse et civique. Car le fait de professer sa religion n’empêche pas le croyant d’affirmer, en même temps que les valeurs chrétiennes, son appartenance à la patrie ; il le fait en collaborant avec ses concitoyens, indépendamment de leurs appartenances religieuses ou idéologiques. En ce sens, la théologie de la libération modifie la pratique en vigueur dans l’Eglise et la tâche du clerc ; elle épouse la vie des contemporains, en manifestant un intérêt accru pour le monde et pour l’autre, et en se démarquant davantage du pouvoir temporel. 2. La seconde question concerne l’influence grandissante du protestantisme évangélique en Amérique latine, durant les trois dernières décennies, un phénomène qui menace sérieusement l’autorité de l’Eglise romaine. Cela se vérifie au Brésil, au Nicaragua, en Equateur et au Costa Rica. En effet, alors qu’en 1980, 88% de la population de ces régions déclaraient appartenir à l’Eglise catholique, le pourcentage n’était plus que de 73% en l’an 2000. Ce changement profite à l’Eglise évangéliste fondamentaliste, de tendance conservatrice dans le domaine socio-religieux, dotée de vastes moyens matériels et recourant à l’évangélisation populaire directe. Ces deux phénomènes, joints à d’autres éléments, montrent que de graves dangers menacent le catholicisme dans un domaine réservé que personne ne lui contestait jusqu’alors. Ce « continent de l’espoir » cherche aujourd’hui à résoudre ses graves problèmes sociaux en dehors des discours lénifiants traditionnels que l’Eglise refuse de remettre officiellement en question, ce qui ne manquera pas d’accentuer son isolement et de réduire son influence à l’échelle mondiale.
En Afrique subsaharienne. C’est la troisième aire géographique importante pour l’Eglise catholique, notamment par rapport à la progression du nombre des fidèles (les catholiques africains ont augmenté de 162% durant les 26 dernières années). Toutefois, on constate le même phénomène qu’en Amérique latine, à savoir l’émergence et la concurrence des mouvements évangéliques fondamentalistes et des sectes méthodistes. Le fait est patent surtout au Congo et en Côte d’Ivoire. Ce dernier pays, fief incontesté du catholicisme et dont le président Félix Houphouet-Boigny avait érigé la basilique de Yamoussoukro selon les plans de St. Pierre de Rome, mais en plus grand, ce pays est aujourd’hui ouvert au prosélytisme protestant américain, grâce à l’appui du président Laurent Gbagbo, opposant politique du précédent président. Ce phénomène signifie-t-il la faillite, sur la scène catholique africaine, de la séparation entre le religieux et le temporel ? Il ne semble pas que l’Eglise catholique en Afrique s’achemine vers une remise en cause de cette séparation. Ce que nous avons noté brièvement à propos de l’Europe occidentale et de l’Amérique latine, montre que l’Eglise catholique évolue aux frontières de la vie politique, sans chercher à les attaquer et à les supprimer. Nous observons la même attitude en Afrique noire, où certains éléments sont communs avec la situation qui prévaut en Amérique latine, tandis que d’autres sont propres au contexte africain. Cependant, les changements en cours en Afrique débouchent globalement sur la distinction entre le religieux et le temporel, et sur la nécessité d’ouvrir un débat entre la pensée religieuse et la sphère socio-culturelle. 1. Tout d’abord, on note chez les élites catholiques et une partie du clergé africain la conviction que la mentalité de l’Europe occidentale exerce encore son hégémonie sur les églises africaines. C’est ce qu’exprime par exemple l’abbé congolais Jean-Marc Ela, quand il dénonce la frilosité du catholicisme face aux défis majeurs auxquels est affronté l’Africain : la famine, les maladies, les régimes militaires au pouvoir. Même chose quand il s’agit d’imposer au clergé africain la loi du célibat, et quand on refuse le principe de la polygamie dans des sociétés qui attachent la plus grande importance à la famille et à la procréation. 2. Ce centralisme européen est évoqué aussi par le clergé catholique africain à propos de questions doctrinales et spéculatives. Le dialogue suivant entre le cardinal Godefroy Daneels, archevêque de Bruxelles, et un homologue africain, lors d’une assemblée à Rome, révèle combien la compréhension mutuelle est difficile. « Vous, en Europe, vous perdez la foi ! lui dit ce dernier. Chez nous, nous ne pouvons pas comprendre ce que vous faites là-bas, vous les évêques d’Europe. Nous n’avons pas ces problèmes en Afrique ». « Je lui ai répondu (dit le cardinal Daneels) : Ecoutez, vous aurez dans quelques années, je ne sais sous quelle forme exactement, le même problème que nous : la sécularisation. Alors, à ce moment-là, de grâce, téléphonez-nous ! Nous avons de l’expérience dans ce domaine ». 3. Face à ce « paternalisme européen » qui n’hésite pas à affirmer une histoire humaine à sens unique coïncidant avec l’histoire de l’Europe, des voix africaines s’élèvent : des prêtres africains réclament un concile africain qui, au nom de l’inculturation, donnerait la priorité à la culture noire. Cet appel à l’africanisation du message chrétien, malgré le conservatisme des responsables romains de l’Eglise, a été traité avec beaucoup de modération, en regard de la sévère condamnation encourue par la théologie de la libération en Amérique du sud. « Africanisez, a dit le pape Jean-Paul II aux tenants de l’inculturation, mais n’oubliez pas la mission universelle du christianisme ! ». Le cardinal Daneels explique cette attitude tolérante en estimant que les cultures africaines sont encore à une étape rudimentaire ; n’ayant pas atteint leur maturité, il n’est pas à craindre que la doctrine chrétienne y soit absorbée en s’y enracinant. C’est ici une allusion à la difficile inculturation du catholicisme en Asie, notamment en Inde. 4. L’Afrique connaît aussi une autre concurrence, celle de l’islam et de son évidente expansion face aux progrès du christianisme. Mais si l’islam se développe plus rapidement en Afrique (durant les cinquante dernières années, le nombre de musulmans africains a progressé de 235%), il connaît un double problème. Tout d’abord, il n’a pas assimilé son caractère africain, ce qui explique l’émergence de conflits internes, assez aigus dans certaines zones, entre sunnites et chiites, ou entre salafiyya et confréries, à côté de conflits sociaux à caractère culturel et doctrinal, en rapport avec les conceptions de l’animisme traditionnel. D’autre part, les musulmans africains, comme d’ailleurs leurs frères arabes, ne sont pas encore parvenus à adopter une vision moderne du caractère mondial du monothéisme, c’est-à-dire à se résoudre à être croyants dans un contexte pluraliste. Un blocage qui compromet les efforts déployés par les catholiques en Afrique pour établir un dialogue avec les musulmans. Ils ne trouvent pas de partenaire, sans compter les réticences de certains milieux chrétiens qui refusent un tel dialogue.
Les musulmans et le devenir de l’Europe
Nous avons écrit ces pages pour deux raisons. Tout d’abord, pour répondre à cette question cruciale : trouvons-nous, dans le comportement du pape disparu, de quoi soutenir que la distinction entre le religieux et le temporel n’est plus en vigueur ? Notre conclusion, c’est que le pape défunt et les déclarations formulées par l’Eglise sous son pontificat ont abouti à un vaste questionnement qui ne se réfère plus à la position traditionnelle de la religion et de l’institution ecclésiale, mais qui s’efforce de répondre à ceci : comment la religion peut-elle servir le croyant dans le monde actuel ? L’exemple catholique nous enseigne que le rapport entre le religieux et le temporel est un rapport quelque peu ambigu, en ce sens qu’il ne fournit pas une réponse unique. Ce que nous avons dit à propos des particularités de l’Amérique latine et de l’Afrique, et ce que nous pourrions ajouter en analysant l’expérience de l’Eglise catholique dans le monde arabe et en Asie, tout cela tend à affirmer qu’on ne peut servir le croyant en faisant abstraction de son existence concrète avec toutes ses exigences. Mais ce même service suppose que l’on cherche à dynamiser la pensée religieuse et à l’actualiser, grâce à une réforme continuelle et en respectant la nécessaire distinction, pour éviter la sacralisation de l’Etat et l’idéologisation de la religion, et pour proposer des réponses bien définies aux multiples problèmes de la société. Ce qui nous incite également à suivre de près l’expérience catholique aujourd’hui, c’est son appréciation des valeurs, non pas avec l’intention de la reproduire, mais pour saisir les particularités du monde arabo-islamique dont le point d’ancrage est le rapport entre le religieux et le temporel. Le débat chrétien actuel est important, car il aide à comprendre que ce qui est en place chez nous depuis des siècles diffère sur plus d’un point de ce qui est advenu dans le contexte européen. Il nous faut une sorte d’étude comparée, qui recherche les aspects spécifiques importants à mettre en évidence si l’on veut formuler une réflexion efficace et valable pour demain. Cette comparaison contrastée révèle, par exemple, comment la démarche de certains islamistes, qui passent par-dessus les écoles de fiqh et de kalâm pour aborder directement les textes fondateurs, n’aboutit qu’à effacer la mémoire collective et à traiter les textes sans bien les comprendre ni savoir les appliquer. Cette option constitue une nouvelle faille, qui ne pourra fournir des solutions autres que celles du passé, ni différentes de celles auxquelles les non musulmans parviennent aujourd’hui. A un autre niveau, l’expérience des catholiques, dans sa diversité, nous aide à comprendre le retard pris par notre réflexion réformiste dans le domaine politique et social. Chez nous, les fuqahâ’ ont été tenus à l’écart des projets d’Etat moderne (Turquie) ou d’Etat national (pays arabes), parce que ces expériences de modernisation n’ont pas cherché leur légitimité du côté de leur patrimoine culturel ni des compétences consacrées par l’histoire. Ces expériences, qu’elles aient révélé des attitudes agressives vis-à-vis de l’islam et de sa tradition, ou qu’elles aient utilisé des représentations traditionnelles de l’islam, ont fait régresser la pensée islamique et l’ont ramenée vers des positions conservatrices et apologétiques, incapables de produire une réflexion accordée aux nouvelles données socio-culturelles. Par suite, la pratique politique dans le monde arabo-islamique a pris un simple vernis de modernité impropre à innover, ou bien de tradition tribale ; et, dans les deux cas, elle repose encore sur l’asservissement de la société civile, et elle se révèle incapable de participer aux efforts novateurs de notre époque. En conclusion, nous nous intéressons à l’expérience chrétienne actuelle en Europe car, dans ce nouveau débat et selon sa propre méthode, elle s’efforce de donner une réponse au problème qui préoccupe la pensée de l’islam, à savoir : comment appréhender son rapport aujourd’hui avec la mondialité ? A ce niveau-là, l’Europe actuelle est riche d’enseignement dans sa façon d’aborder cette problématique sous son côté pratique. Cela apparaît clairement dans la construction de l’Union européenne et spécialement avec la question de l’adhésion de la Turquie. Le vaste débat instauré autour de ces deux problèmes liés au devenir de l’Europe montre que la référence chrétienne est abordée selon deux approches. La première est protectionniste et passéiste, hantée par le souvenir des guerres et leurs terreurs ; mêlant politique et religion, elle voit dans l’entrée de la Turquie, avec sa croissance démographique élevée et ses particularités culturelles et religieuses, un danger menaçant pour l’avenir de l’Union européenne. La solution serait alors que chacun reste confiné dans ses frontières culturelles et religieuses. La seconde approche reconnaît que l’avenir de l’Europe ne peut, certes, faire abstraction de la mémoire, mais elle considère que l’Union ne doit pas être un club chrétien fermé. Elle voit dans l’adhésion des Turcs musulmans un enrichissement pour le devenir de l’Europe, car cela rendra caduc le discours sur le choc des cultures, discours qui ne résiste pas à une analyse historique sérieuse. On saisit l’importance de cette seconde approche quand on observe comment des chrétiens s’engagent en faveur de la démocratie et de l’avenir européen, à travers la reconstitution du tissu culturel de la société française et ce que celui-ci pourrait apporter pour répondre aux exigences de notre temps. A propos de l’avenir de l’Europe, Jacques Delors déclare : « L’Europe ne réalisera son union qu’en s’appuyant sur une foi assez forte pour rassembler ses éléments épars ». Mais il ajoute : « L’Europe ne se construira contre personne ; elle se fera en donnant corps à une vision nouvelle des rapports entre les peuples ». Cette position du leader socialiste français signifie que la religion n’a pas pour fonction de dessiner les traits socio-politiques de l’Union européenne de demain ; sa fonction consiste à préciser les valeurs qui préserveront la société européenne et qui contribueront à former la trame de sa pensée et de son imaginaire, dans un esprit d’ouverture à l’autre. Par contre, si l’Europe de demain devait se borner à entasser des richesses matérielles à l’intérieur de ses frontières, ce serait un échec terrible, car alors l’Europe serait incapable d’assumer son héritage et trop faible pour s’opposer à qui lui voudrait du mal. Ce débat a conduit Delors et d’autres que lui à soutenir la candidature de la Turquie, parce que l’adhésion de ce pays permettrait à la société française de se réconcilier avec elle-même, en relevant ce défi de l’Histoire. De l’autre côté et venant d’horizons politiques opposés, diverses voix s’élèvent qui refusent l’adhésion pour un ensemble de considérations, parmi lesquelles l’incompatibilité culturelle et religieuse. Nous avons là deux conceptions de l’identité européenne et de son devenir. L’une vise à créer une zone économique et financière de libre-échange, protégée et fondée sur des représentations nationalistes et religieuses proches de celles qui prévalaient au 19ème siècle. L’autre considère que l’identité, en prenant forme dans le contexte mondialiste, édifiera un ensemble politique ouvert et porteur de valeurs et d’orientations humanistes.
Nous voudrions dire en terminant que les élites musulmanes peuvent s’insérer dans ces options d’avenir, mais à deux conditions : la première, c’est d’accepter les révisions déchirantes que suppose le dialogue avec l’autre différent ; la seconde, c’est de ne pas regarder les autres comme des blocs inertes et indifférenciés. Interrogé sur sa position au sujet de la Turquie, le cardinal Josef Ratzinger (le nouveau pape) répondit : « Son adhésion à l’Union européenne serait une décision contraire à l’Histoire » ; puis il donna cette explication : « Une religion qui s’assimile au monde risque d’en devenir superflue ». Cela ne doit cependant pas nous faire oublier la position d’autres cardinaux, parmi lesquels l’archevêque de Marseille, Bernard de Panafieu, qui déclarait peu avant l’élection du nouveau pape : « Notre tâche essentielle sera de répondre aux questions que le monde adresse aujourd’hui à l’Eglise ». Seule une vision complète de la situation permettra au monde arabo-islamique d’échapper à ses doutes et à ses jugements simplistes, et lui procurera une force créatrice apte à le renouveler lui-même et le monde autour de lui.