Introduction
Avant de répondre à une telle question, il convient en introduction d’en souligner l’ambiguïté des termes : de quels chrétiens, de quels musulmans, de quel dialogue parlons-nous ?
Les chrétiens catholiques qui sont habitués à une prise de parole unifiée de leur souverain pontife, garant de l’unité de l’Eglise dans sa doctrine et dans son corps, ont bien du mal à penser la pluralité de l’islam. Même lorsque l’on sait qu’intellectuellement l’islam est pluriel, revient toujours cette attente d’une position unifiée des musulmans pour condamner tel ou tel attentat, pour dire que telle mouvance de l’islam est plus légitime qu’une autre… ou encore dans des expressions du style « l’islam actuel ne se retrouve pas dans les courants modernistes »… Or ceci n’existe pas dans l’islam. La perte d’influence des grandes institutions sunnites traditionnelles (l’université al-Azhar au Caire, la Qaraouine au Maroc, et la Zitouna à Tunis), l’explosion démographique des musulmans d’Asie et d’Afrique sub-saharienne, l’influence grandissante des institutions wahhabites financées par les petro dollars… y contribuent largement. L’islam est depuis les origines, structurellement porteur d’une grande diversité, laquelle s’est encore accrue ces dernières décennies avec la mondialisation et les crises identitaires qu’elle engendre… Quant aux musulmans de France, la difficulté à mettre en place, à la demande du ministère de l’intérieur et des cultes, un Conseil Français du Culte Musulman, n’est que la partie émergée de l’iceberg : la recherche identitaire en l’absence d’organes et de structures de transmissions va prendre du temps, or cela ne fait qu’une génération que l’islam de France est « installé » [1].
De la même manière, le christianisme est souvent perçu par les musulmans comme unis. La figure du pape n’est pas pour rien dans ce jugement. A part ceux qui vivent auprès de chrétiens d’Orient, peu de musulmans sont capables de faire la distinction entre catholiques, protestants ou orthodoxes. Et même pour ceux qui intellectuellement font la différence beaucoup ont ressenti la politique de Georges Bush ou encore l’attitude prosélyte de groupe évangélistes financés en Afrique du Nord comme une agression des chrétiens à l’égard de l’islam. Le christianisme évoque aussi bien Bush, que les évangélistes prosélytes d’Afrique du Nord, que les représentants de l’Église catholique.
Parler de dialogue ne signifie pas la même chose dans un contexte communautariste marqué par des années de conflits entre chrétiens et musulmans (Liban), les pays ou le christianisme est minoritaire et les pays où l’islam est minoritaire. La question du dialogue en Arabie Saoudite, au Pakistan, au Soudan se pose, côté chrétien, d’abord en terme de reconnaissance d’un simple droit à exister comme minorité, à avoir des lieux de culte, à ne pas être tributaires de traitements aléatoires au gré de l’interprétation faite de la loi contre le blasphème. Ce qui est demandé est le minimum de tolérance… Dans un pays communautariste comme le Liban, le dialogue interreligieux reste marqué par la dernière guerre civile qui déchiré les communautés chrétiennes et musulmanes et par l’émigration massive de la communauté chrétienne en dehors du Liban. Il est beaucoup mesuré aussi en termes d’influence dans la société. En France, l’évolution de la communauté musulmane pose le dialogue de manière différente aujourd’hui où il est davantage axé sur des questions religieuses, qu’il y a quinze ans où il était surtout axé sur des questions sociales.
Dans les documents officiels de l’Eglise depuis vingt-cinq ans , plusieurs niveaux de dialogue interreligieux sont identifiés [2] : le dialogue de la vie, de bon voisinage et des préoccupations quotidiennes ; le dialogue des œuvres ou chrétiens et musulmans portent ensemble au service du développement des hommes, le dialogue des échanges théologiques et enfin le dialogue de l’expérience religieuse, comme ce qui est par exemple vécu dans le dialogue interreligieux monastique. Mais au-delà de ses distinctions on peut trouver qualitativement tout un panel d’attitudes entre la tolérance qui constitue le seuil minimal (mais néanmoins pas toujours facile à atteindre), et la définition pleine d’espérance qu’en donne le document Dialogue et Annonce [3] au n° 40 : « Le dialogue interreligieux ne tend pas simplement à une compréhension mutuelle et à des relations amicales. Il parvient à un niveau beaucoup plus profond, celui-là même de l’Esprit, où l’échange et le partage consistent en un témoignage de ce que chacun croit et une exploration commune des convictions religieuses respectives. »
Nous allons essayer malgré toutes ces ambiguïtés, de « faire le point » sur le dialogue islamo-chrétien aujourd’hui, en repérant et en analysant les initiatives prises communément ou bien de part et d’autre. Cependant, il est impossible de « faire ce point » sans faire un détour du côté de l’histoire car cette histoire marque encore beaucoup ce qui est vécu et porté dans les consciences collectives. Les polémiques anti-chrétiennes ou anti-musulmanes circulent toujours, véhiculant leur lot de caricatures et de craintes de l’autre ; et le poids de l’histoire pèse lourdement sur les mentalités actuelles. Cela nous amènera dans une deuxième partie à définir plus clairement les enjeux géopolitiques et enjeux théologiques du dialogue islamo-chrétien, du point de vue des chrétiens et du point de vue des musulmans.
1)L’héritage de l’histoire
A) Quelques repères historiques
Muhammad et les chrétiens
Il y a une double raison de s’attacher à l’attitude qu’avait Muhammad avec les chrétiens ; c’est doublement fondateur pour l’islam : d’une part parce que Muhammad se présente comme le sceau de la Prophétie et donc achève, sans pour autant le contredire le message de Jésus que les musulmans reconnaissent et d’autre part parce, dans la pratique, la théologie et le droit musulman sont autant, sinon plus, basés sur les hadîths (faits et dire de Muhammad) que sur le Coran.
Si les chrétiens et les juifs n’étaient pas majoritaires au centre de la péninsule arabique à la fin du 6ème siècle, ils étaient présents en tant que petites communautés installées au sud de la péninsule près du Yémen ou au Nord dans les Etats Ghassanides ou Lakhmides pour les chrétiens ou dans différentes oasis comme celle de Yathrib pour les juifs. De nombreux commerçants juifs et chrétiens traversaient aussi régulièrement la péninsule, faisant halte dans les grandes oasis comme celle de la Mekke. Le christianisme tel qu’il est apparu à Muhammad n’était pas unifié. Beaucoup de ces tribus, nestoriennes, monophysites ou judéo-chrétiennes se situaient en opposition par rapport à l’orthodoxie officielle de Byzance.
Ajoutons à cette présence, le fait qu’après la mort de sa mère (il avait 6 ans), Muhammad part avec son oncle Abû Talib qui l’emmène avec lui dans ses caravanes commerciales. Dans ce cadre il rencontre des tribus chrétiennes et juives qu’il identifie comme les « gens du Livre ». La rencontre légendaire avec le moine Bahîra se situe dans ce cadre. Après la révélation en 610, sa femme Khadija lui fait rencontrer son cousin Waraqa que la tradition présente comme chrétien, lequel le conforte dans la mission qu’il vient de recevoir.
D’après les récits de la vie de Muhammad, la Sira, quatre-vingt musulmans partirent en Abyssinie en 615 pour voir si Muhammad, de plus en plus persécuté par les Mekkois, pourrait éventuellement venir s’y réfugier. Depuis 330, les Abyssins étaient officiellement chrétiens. Ils accueillirent bien les premiers musulmans. Mais ce n’est qu’en 632, à la fin de sa vie, quelques mois avant sa mort, que Muhammad rencontre pour la première fois une communauté chrétienne avec laquelle il peut discuter sérieusement de questions religieuses. Une délégation officielle des chrétiens de Najran (Yémen) vient à lui. Là, il s’aperçoit que les enseignements de l’islam n’étaient pas compatibles avec ceux du christianisme. Muhammad les invite à embrasser l’islam, ce qu’ils refusent. L’islam apparaît alors comme la seule religion agréée par Dieu (5,3 : « …Aujourd’hui, j’ai rendu votre religion parfaite, j’ai parachevé ma grâce sur vous ; j’agrée l’islam comme étant votre religion… »)
De ces rencontres plus ou moins lointaines entre Muhammad et le Christianisme, il faut retenir, plus encore que la reconnaissance en Jésus-Christ d’un prophète, l’arrière plan religieux judéo-chrétien dans lequel se situe clairement l’islam et qui présentait les « gens du Livre » comme de véritables croyants dont la foi était respectable. Autant sur la nature du Christ et la reconnaissance de l’autorité de Muhammad comme prophète-envoyé (rasûl) au sens que l’islam donne à ce mot, il y a entre chrétiens et musulmans une profonde divergence théologique (ce qui ne signifie pas qu’il n’y ait pas d’effort de compréhension et de réinterprétation à faire de part et d’autre) autant sur le contenu d’ensemble du message coranique, il y a un vrai terrain de dialogue, un véritable fondement de foi commune au Dieu unique.
Chrétiens et musulmans dans l’histoire
Dans les tout premiers siècles, l’arrivée de l’islam a été vécue très différemment selon que l’on était de l’Église officielle de Constantinople, ou bien d’une église minoritaire, nestorienne ou monophysite, traitée rudement par l’Église officielle. Pour les premiers elle était d’abord une invasion politique de plus à laquelle devait faire face Constantinople, pour les seconds, elle était plutôt une libération. Les musulmans donnaient à ces derniers une liberté qu’ils n’avaient pas lorsqu’ils dépendaient de Constantinople. Ce n’est que progressivement que l’islam apparaîtra tour à tour comme un châtiment de Dieu, puis une hérésie nouvelle, puis pour certains le dernier combat à mener avant le retour du Christ.
Côté musulman, les chrétiens comme les juifs sont plutôt considérés comme des gens qu’il faut traiter avec égard et dont il faut préserver la possibilité de pratiquer leur religion. Le statut de dhimmi sera vécu de manière assez divers selon les époques : dans certains cas, la capitation à payer ne sera pas supérieure aux taxes payées par les musulmans. Au fur et à mesure que prend forme la menace d’une guerre avec l’Occident chrétien, leur statut va cependant se durcir au point de devenir parfois véritablement un statut d’opprimé.
Entre l’appel d’urbain II à la première croisade en 1095, jusqu’à la dernière ville reconquise par les chrétiens en Espagne, Grenade, en 1492, les relations entre chrétiens et musulmans seront surtout marquées par les guerres incessantes entre l’Occident chrétien et l’Orient musulman. Il y aura aussi de nombreux conflits internes entre chrétiens ou entre musulmans : Les chrétiens occidentaux et orientaux vont finir par se séparer et se massacrer [4] ; quant aux dynasties musulmanes, elles vont se succéder dans le sang : les fatimides d’Egypte (969-1171) les Almoravides en Afrique du Nord (1056-1147) Almohades (1147-1269) en Espagne.
Au cœur de ces conflits, on verra quelques rencontres remarquables comme la fameuse rencontre entre François d’Assise et le Sultan al-Malik al-Kâmil (1218-1238), mais globalement les relations seront de plus en plus distantes… chacun parlant de l’autre qu’il ne connaît plus directement. Les polémiques sont de part et d’autre de plus en plus caricaturales. A partir du 15ème siècle, l’Europe chrétienne va être déchirée par des conflits religieux internes [5] et l’islam va progressivement s’éloigner des préoccupations occidentales.
Au 20ème siècle, entre colonisation et décolonisation, on assiste, côté chrétien à une dissociation progressive entre le politique et le religieux tandis que se manifeste la volonté politique des puissances européennes, puis américaines à s’imposer sur le monde. La supériorité technologique qui découle de la révolution industrielle va servir à l’Europe occidentale en vue d’étendre son pouvoir sur les autres. Les pays musulmans vont en être parmi les premières victimes. Dans ce cadre, les relations entre musulmans et chrétiens sont marquées par la domination politique des occidentaux chrétiens, même si quelques personnalité, bien que tributaires pour une part des mentalités de leur époque, inviteront à une autre orientation, comme Charles de Foucauld (1858-1916) ou Louis Massignon (1883-1962). On date souvent de l’expédition en Egypte par Napoléon et ses successeurs (1798-1801), la prise de conscience par beaucoup de musulmans d’un retard de la civilisation musulmane sur « l’Occident chrétien ». Depuis ce temps là, mais spécialement à partir du 20ème siècle, on va trouver chez de nombreux penseurs musulmans un rapport simultané d’attraction et de répulsion vis-à-vis de l’Occident, lequel symbolise à la fois le progrès mais aussi l’ennemi colonisateur. Même si la séparation du pouvoir politique et du pouvoir religieux commençait à être effective en Europe, il n’apparaît pas ainsi aux pays musulmans colonisés.
Quelques clefs pour comprendre les polémiques
Après ces quelques repères historiques visant à montrer le contexte tumultueux dans lequel s’inscrivaient les relations entre chrétiens et musulmans, nous souhaiterions maintenant donner quelques repères sur le contenu des polémiques qui, jusqu’à aujourd’hui, contribuent à dégrader les relations entre chrétiens et musulmans [6]. Les polémiques sont très anciennes, elles sont plus ou moins caricaturale selon l’idée que l’on se fait de l’autre. Moins on se connaît, plus on peut résumer l’autre à l’idée qu’on se fait de lui. Ces polémiques nuisent beaucoup, dans les deux sens, aux relations islamo-chrétiennes, car elles entretiennent la peur de l’autre ou servent de prétexte pour justifier le refus de se rencontrer. Elles évitent de penser par soi-même. Il n’y a pas de polémiques convaincantes pour l’autre, car chacune est rédigée ou reprise dans un contexte de non-rencontre. Elles ont d’abord comme effet de conforter celui qui les présente dans son refus de l’autre et dans sa propre vision des choses. Elles alimentent aujourd’hui beaucoup de sites internet, qui, bien qu’ils se présentent comme des sites ouverts, adressés à l’autre, sont plutôt dissuasifs et repoussant pour ce dernier.
On peut repérer cinq axes principaux autour desquels tournent ces polémiques :
L’Unicité divine
Coté chrétien, on critique un islam fataliste, où Dieu décide tout. Dieu est vu comme lointain, inaccessible. A contrario, on démontre « rationnellement » combien la Trinité est logique car l’unicité est toujours porteuse de pluralité selon les analogies que la nature nous présente (le soleil est à la fois soleil, chaleur et lumière par exemple)
Côté musulman, on affirme l’absurdité de la Trinité, de l’incarnation et même de l’analogie pour penser Dieu. L’islam est par opposition une religion naturelle et facile.
Jésus et Muhammad
Côté chrétien, les polémiques insistent sur les miracles de Jésus, contrairement à Muhammad qui n’a pas fait de miracle. Jésus est mort par amour sur la croix, alors que l’islam s’est répandu par la force et que Muhammad est d’abord un guerrier.
Côté musulman, on insiste pour dire que Jésus n’était qu’un prophète envoyé par Dieu. Il n’est ni mort ni ressuscité. Les chrétiens ont déformé les évangiles à la suite de Saint Paul et en ont fait un Dieu. Muhammad est le dernier des prophètes, il est annoncé par la Torah et l’Évangile.
Les Ecritures
Côté chrétien, on insiste sur le fait que le Coran n’est pas révélé, aucun miracle ne le garantit. Il comporte beaucoup d’ajouts en fonction de ce qui arrangeait Muhammad. Il n’est pas annoncé par les Ecritures antérieures
Côté musulman, le Coran est présenté comme la vraie Parole de Dieu qui reconnaît tous les écrits antérieurs (La torah et l’Évangile). Beaucoup de polémiques s’appuient sur des lectures concordistes pour montrer que le Coran est une parole miraculeuse : il parle de toutes les découvertes récentes de la science [7].
La vraie religion
Côté chrétien, les critères de la vraie religion mis en avant sont : la conformité du christianisme avec l’attente messianique, les miracles opérés par tous les prophètes et surtout par Jésus. La force militaire a contrario n’est pas un critère de vérité.
Côté musulman, les critères mis en avant sont aussi la conformité avec les messages antérieurs, la conformité avec perception naturelle de Dieu, la simplicité du dogme et de la pratique.
Communautés, coutumes, rites
Les chrétiens sont très critiques à l’égard des rites musulmans : leurs pratiques sont jugées immorales : répudiations, polygamie ; leur prière est comprise comme une prière d’esclave : ils sont fatalistes et vivent dans l’espérance d’un paradis immoral et matérialiste.
Les musulmans estiment que les règles chrétiennes sont hypocrites puisqu’elles sont impraticables en réalité : monogamie, célibat… Les chrétiens se détournent du culte véritable en adorant des statues et des objets (croix). Tout en brandissant la croix et en parlant de l’humilité du Christ, ils sont impérialistes et veulent dominer les autres. Ils sont favorisé un monde sécularisé.
Ces polémiques, toujours d’actualité, reflètent d’une part le décalage culturel entre ceux qui les rédigent et ceux à l’intention desquels ils les rédigent, pensant convaincre par des arguments qui ne peuvent pas toucher leurs destinataires… et d’autre part le lourd poids de l’histoire et la complexité du monde où nous sommes, qui contribuent à ce que les caricatures soient plus facilement prises en compte que la réalité.
B) Le lourds poids de l’histoire
Si on regarde l’histoire de ce dernier siècle, on peut dire que, mis à part quelques pays, l’affrontement n’est pas tellement entre chrétiens et musulmans, mais entre des pays à majorité musulmane et des pays à majorité chrétienne. Or ce qui est perçu du côté des pays à majorité musulmane, et donc aux yeux de beaucoup de musulmans est que :
Les pays riches et puissants qui dominent actuellement l’économie et la politique mondiale sont des pays occidentaux chrétiens par contraste avec les pays pauvres dont les pays à majorité musulmane font partie. Les premiers font tout pour maintenir l’écart avec les seconds.
Les pays occidentaux chrétiens sont ceux qui ont imposé un état religieux Israël, tout en demandant aux musulmans de ne pas mêler religion et politique.
Les pays occidentaux chrétiens, tout en dénonçant le fondamentalisme islamique, entretiennent ce fondamentalisme : en soutenant Israël, en contribuant à la richesse de l’Arabie Saoudite et en multipliant les situations d’ingérence dans les pays à majorité musulmane.
Tout cela conduit à l’idée que le temps des croisades ou des colonies n’est finalement pas si révolu, même s’il a pris des formes plus subtiles de pressions économiques et militaires. La plupart des musulmans vivant dans des pays où religion et Etat ne sont pas bien distingués ne font pas la différence entre l’Occident et les chrétiens.
Dans beaucoup de pays culturellement à majorité chrétienne, où l’immigration musulmane est récente, plusieurs obstacles invisibles nuisent au dialogue islamo-chrétien. Ils sont de deux ordres :
Il y a d’abord des « blessures intérieures » mal cicatrisées qui rendent l’acceptation d’une présence visible de musulmans difficile pour certaines personnes, avec des critères qui sont davantage « épidermiques » que « rationnels ». En France par exemple, certains ont la nostalgie d’une période de chrétienté où les repères religieux étaient unifiés. Beaucoup de chrétiens vivent mal la baisse de fréquentation des églises et surtout la non-reconnaissance par la société de leur foi. Pour certaines générations, il y a encore les séquelles de la guerre d’Algérie, avec l’impression d’une guerre sale, d’une guerre non reconnue, etc. La crise économique ne joue pas non plus en faveur de ce dialogue, car elle présente l’immigré comme un rival « économique », la source des problèmes d’intégration…
L’image de l’islam véhiculée dans les medias nuit considérablement au dialogue islamo-chrétien, car elle introduit chez beaucoup de chrétiens une peur de l’islam : l’islam est fondamentaliste, les musulmans sont des terroristes en puissances, l’islam est fataliste, l’islam se répand partout dans le monde… Ce n’est pas que les faits rapportés par les médias soient faux, mais ils sont toujours sélectionnés et orientés dans le même sens [8] : les faits reportés sont quasi exclusivement des faits de violence, de terrorisme, de conflits entre l’islam et la république… Les images publiées sont quasi exclusivement des images de femmes voilées, d’hommes barbus en armes ou en train de crier… A force de voir ces images, ce sont celles-ci qui s’imprègnent dans les mentalités.
Nous avons fait un détour historique qui nous a permis de comprendre les difficultés du dialogue islamo-chrétien aujourd’hui. Avant de faire un « état des lieux du dialogue islamo-chrétien », il convient d’en rappeler les enjeux, aussi bien pour les chrétiens que pour les musulmans : enjeux géopolitiques communs et enjeux théologiques pour chacune des deux religions.
2)Enjeux du dialogue entre chrétiens et musulmans aujourd’hui
A) Enjeux pour la société
La paix
Le premier enjeu du dialogue islamo-chrétien pour la société est de pouvoir contribuer à la paix et d’abord, sans doute, de pouvoir dissiper le malentendu entre les religions et la société occidentale pour laquelle les religions apparaissent de plus en plus comme une source de violence. Les monothéismes en particulier sont aujourd’hui mis au banc des accusés par certains sociologues des religions comme étant sources d’intolérance et d’exclusivisme [9]. La laïcité est mise en avant comme seule garante d’une entente paisible entre les religions dans la société française, comme si les religions ne pouvaient pas, par elles-mêmes, être constructrices de paix.
D’une part, il faut aider en dialoguant entre les religions à aller au-delà des apparences et dénoncer la récupération de la religion par de nombreux intérêts politiques, la simplification des appellations telles que « les protestants contre les catholiques en Irlande »… D’autre part il faut entendre cette critique adressée aux religions monothéistes : comment se fait-il qu’aujourd’hui encore des hommes engagés dans des religions puissent appeler au meurtre, à la haine de l’autre, alors que le Dieu unique auxquelles elles se réfèrent appelle à la miséricorde et à l’amour ? Les religions doivent, chacune de leur côté, clairement s’opposer à tout discours violent et montrer au monde, en dialoguant ensemble, que non seulement elles ne sont pas sources de violences, mais qu’elles sont facteurs de paix.
Pour œuvrer à la construction de la paix, les religions ne doivent pas pour autant s’ériger en sorte de « rempart commun » contre la société laïque ou contre le monde moderne. Les religions doivent au contraire pouvoir témoigner ensemble qu’elles sont porteuses d’un plus, d’une saveur que le monde ne peut pas offrir s’il se ferme aux religions. Comme le rappelle JEAN-PAUL II dans son encyclique Fides et Ratio [10], il s’agit pour les religions de permettre aux cultures de porter en elles le témoignage de l’ouverture spécifique de l’homme à l’universel et à la transcendance. Or dans cette perspective l’engagement des religions, ensemble et séparément, est essentiel car la manière dont les musulmans et les chrétiens sont capables de contribuer ensemble au bien être de la société sera décisif dans les orientations futures de nos sociétés en ébullition constante. L’annonce que chrétiens et musulmans portent dans le monde est une force d’interpellation et de libération, un appel à regarder l’homme dans sa vérité anthropologique. Mais la crédibilité de cette annonce sera sérieusement entachée si chrétiens et musulmans ne témoignent pas entre eux de cette libération pacifique.
La paix n’est pas seulement l’absence de guerre. Benoît XVI l’a rappelé au corps diplomatique d’Ankara, le 28 novembre 2006, « La paix n’est pas une pure absence de guerre et qu’elle ne se borne pas seulement à assurer l’équilibre de forces adverses », mais elle « est le fruit d’un ordre inscrit dans la société humaine par son divin fondateur, et qui doit être réalisé par des hommes qui ne cessent d’accéder à une justice plus parfaite [11] ».
« Nous avons en effet appris, dit-il, que la véritable paix a besoin de la justice pour corriger les déséquilibres économiques et les désordres politiques qui sont toujours des facteurs de tensions et de menaces dans toute société. Le développement récent du terrorisme et l’évolution de certains conflits régionaux ont par ailleurs mis en évidence la nécessité de respecter les décisions des Institutions internationales et aussi de les soutenir, en leur donnant notamment des moyens efficaces pour prévenir les conflits et pour maintenir, grâce à des forces d’interposition, des zones de neutralité entre les belligérants. Tout cela reste pourtant inefficace si ce n’est pas le fruit d’un vrai dialogue, c’est-à-dire d’une sincère rencontre entre les exigences des parties concernées, afin de parvenir à des solutions politiques acceptables et durables, respectueuses des personnes et des peuples. »
Le positionnement des religions vis-à-vis du pouvoir politique varie considérablement selon les états. Or l’expérience montre que tant que les représentants des religions cherchent à exercer directement un pouvoir politique, elles risquent d’être source de violence plus que de paix. Les religions doivent être, pour une plus grande paix, en mesure de contester l’autorité gouvernante. De plus, elles doivent pouvoir être en mesure de refuser de cautionner le recours à la violence comme expression légitime de la religion. La liberté religieuse est une expression fondamentale de la liberté humaine. Pour que les religions puissent être source de paix, il faut que cette liberté religieuse soit respectée partout, ce qui est encore loin d’être le cas. (Evidemment cela demande une réflexion sur ce qu’est la liberté religieuse et les conséquences que cela peut avoir dans la vie de la société)
Un nouveau positionnement des religions institutionnelles dans la mondialisation
La mondialisation provoque une disparition des frontières et avec, une crise des identités religieuses. L’extension des moyens de communication fait éclater les frontières politiques et géographiques : l’augmentation du trafic aérien, la télévision par satellite, la généralisation des téléphones portables et le formidable développement d’Internet provoquent des échanges difficilement régulables par une autorité politique ou religieuse quelconque. Du coup, l’influence des grandes institutions religieuses en pâtit au profit de mouvements spirituels éclatés et extrêmement dynamiques : mouvements évangélistes du côté chrétien et salafistes du côté musulmans. Mais ces mouvements sont souvent sans fondements traditionnels réels et n’aident pas à une structuration des communautés dans une société individualiste qui en aurait tant besoin. Elles ne se situent pas d’abord en dialogue avec la société, mais jouent au contraire sur la crise identitaire pour s’affirmer en opposition vis-à-vis de la société ou des grandes institutions religieuses. A cause de cela le dialogue entre ces institutions religieuses devient plus que jamais un facteur de crédibilité aux yeux de la société civile, ainsi qu’aux yeux des chrétiens et des musulmans en recherche. Il jouera au sein de ces institutions comme un stimulant pour accueillir les nouvelles formes de religiosité qui apparaissent et pour gérer les crises que traverseront inexorablement ces mouvements spirituels.
Enjeux éthiques
Dans une Conférence à l’Abbaye de Limon les 4-5 octobre 2000, Claude GEFFRE a souligné les enjeux éthiques du dialogue interreligieux : il rappelle que pour la première fois, les religions du monde se sentent une responsabilité commune, pas simplement par rapport à la destinée éternelle de l’homme, mais aussi par rapport à son destin historique. « Pour la première fois, nous avons conscience que le destin de l’humanité est indissociable du destin de la planète terre elle même et que l’avenir de l’humanité dépend du bon vouloir des hommes dans la mesure où la maîtrise fantastique de l’homme moderne, dans l’ordre scientifique et surtout dans l’ordre technologique, peut mettre en danger la survie de l’espèce humaine, dans la mesure où le progrès actuel peut avoir des effets pervers qui contribuent à une destruction de l’environnement jusqu’à rendre impossible la vie humaine sur terre. Nous avons pour la première fois une responsabilité commune à l’égard de la survie même de l’humanité… [12] »
Il rappelle ensuite que les défis éthiques de ce monde obligent les religions à une parole consensuelle dans certains domaines et de fait à une certaine reconnaissance réciproque. Ils obligent les religions à une meilleure prise en compte plus lucide de ce qui émerge au niveau de la conscience humaine, avec la nécessité pour cela de réinterpréter les textes fondateurs et les pratiques à la lumière de cette nouvelle donne sous peine de se couper définitivement de nos contemporains.
Mais les enjeux du dialogue islamo-chrétien ne concernent pas seulement la place des chrétiens et des musulmans dans la société, car il semble aujourd’hui impossible de réfléchir sa foi sans se poser la question de la dépendance socio-culturelle de son appartenance religieuse et de la validité reconnue aux autres démarches religieuses. Il y a des enjeux théologiques importants pour les chrétiens comme pour les musulmans dans le dialogue islamo-chrétien.
B) Enjeux théologiques du dialogue islamo-chrétien
Du point de vue chrétien
On dit parfois que le grand chantier théologique du 20ème a été celui de l’exégèse, (au sens où le renouveau de l’exégèse et la redécouverte des premiers siècles de l’Eglise à travers les pères de l’Église a remis en chantier le concept même de révélation, et a influencé l’ensemble de la théologie dogmatique…) et que celui du 21ème siècle sera le dialogue interreligieux. Il est certain que la mondialisation et, avec, la prise en compte de la réalité des autres religions, mais en particulier de l’islam qui par bien des aspects se rapproche du christianisme en regard des religions d’Asie, oblige la théologie chrétienne à aller plus loin que les fondements rappelés par Vatican II, à savoir : d’une part l’affirmation que des non chrétiens peuvent être associés au mystère pascal d’une manière que Dieu seul connaît et donc accéder au salut ; d’autre part la reconnaissance de semences du Verbe dans les autres religions qui permettent de porter sur elles un regard positif et même de reconnaître qu’elles sont porteuses, dans leurs structures, de moyens pour favoriser une démarche authentique de l’homme vers Dieu
Ce regard, qui constitue, comme chaque décision conciliaire, un point de départ incontournable pour penser la théologie post-conciliaire, comporte, si on en restait là quelques apories. J’en évoque trois de manière trop brève :
La Révélation chrétienne, lorsqu’elle est confrontée à d’autres religions, est encore trop définie de manière extrinséciste, en termes de vérités que nous aurions de manière pleine et que les autres auraient de manière parcellaire. En sortant d’une logique de concurrence entre foi naturelle et foi surnaturelle qui avait marqué la deuxième moitié du 19ème siècle, la révélation chrétienne, a été définie dans Dei Verbum, comme Dieu se révélant lui-même, plutôt que comme Dieu révélant un ensemble de vérités à croire [13]. Or la prise en compte concrète de cette notion de révélation, lorsqu’elle est appliquée au dialogue interreligieux, est encore loin d’avoir porté tous ses fruits. Trop souvent les autres religions restent considérées comme des « sous produits » de la Révélation chrétienne : les « contenus des religions » sont comparés, comme si la révélation chrétienne était d’abord un contenu (« l’islam c’est le christianisme moins la Trinité et la divinité du Christ »). Ou bien on compare terme à terme la Trinité avec ce que l’islam dit de Dieu, de Jésus et de l’Esprit… au lieu de regarder ce qui se vit dans la relation à Dieu dans le christianisme et l’islam. Il y a donc un vrai travail d’accueil des autres religions à faire à partir du concept actuel de Révélation.
Le fond commun de l’islam, du christianisme et du judaïsme n’est pas suffisamment pris en compte. Or il est évident que ce « fond commun » n’est pas seulement une sorte de terrain d’entente a minima qui serait le champ bien délimité du dialogue théologique. Ce fond commun oriente fondamentalement notre manière d’être par rapport à Dieu, au point que chrétiens et musulmans peuvent trouver une attitude commune de foi vis-à-vis de Dieu. JEAN PAUL II, en s’adressant aux communautés de l’Etat de Kaduna (Nigeria) et en particulier à la population musulmane 14 février 1982 rappelait que : « Nous tous, chrétiens et musulmans nous vivons sous le soleil du même Dieu miséricordieux. Nous croyons les uns et les autres en un seul Dieu, Créateur de l’homme. Nous acclamons la souveraineté de Dieu et nous défendons la dignité de l’homme comme serviteur de Dieu. Nous adorons Dieu et nous professons notre totale soumission à Lui. Donc nous pouvons nous appeler au vrai sens des mots : frères et sœurs dans la foi en le seul Dieu. En nous sommes reconnaissants pour cette foi, car sans Dieu, la vie de l’homme serait comme les cieux sans soleil. Grâce à la foi que nous avons en Dieu, la chrétienté et l’islam ont beaucoup de choses en commun : le privilège de la prière, le devoir d’une justice accompagnée de compassion et d’aumône et avant tout un respect sacré pour la dignité de l’homme qui se trouve à la base des droits fondamentaux de tout être humain, y compris le droit à la vie de l’enfant qui n’est pas encore né. [14] » Il y a là toute une base de dialogue qui n’a pas été encore suffisamment exploitée.
L’histoire de nos inimitiés respectives nous pousse encore trop à voir l’autre sous l’angle de la méfiance et ce que l’on reconnaît de lui est de l’ordre de la concession, mais il n’y a pas encore de véritable prise en compte de l’autre dans ce qu’il vit, pas encore suffisamment d’écoute de l’autre.
Enrichir sa propre foi par la rencontre de l’autre constitue un véritable défi théologique pour une théologie de la révélation qui considère qu’après le Christ, il n’y a « plus de Révélation publique à attendre [15] » : Dans quelle mesure notre foi peut-elle être enrichie par la rencontre de musulmans ?
Une première réponse qui se base d’abord sur une réalité de terrain et qui constate d’une part la possibilité de travailler ensemble sur certains projets mais d’autre part la difficulté de s’entendre sur des questions religieuses, consiste à marquer la différence entre la religion (l’islam, le christianisme) et les personnes (les musulmans et les chrétiens). On en trouve un exemple dans une interview donnée par le prêtre libanais Mansour Labaky dans l’hebdomadaire France Catholique du 17 novembre 2006. Il dit : « Maintenant quand il s’agit de questions religieuses, il y a une différence, il faut être honnête. La foi sépare, l’amour unit. Jésus n’a pas dit « ayez foi les uns dans les autres », mais « aimez-vous les uns les autres ». Dès qu’on aime quelqu’un, on est séduit. Et à partir de l’amour vous pouvez parler de Jésus-Christ. Les rencontres entre musulmans et chrétiens sont possibles. Maintenant les rencontres entre l’islam et le catholicisme ne sont pas possibles. » Le genre littéraire de l’interview prête évidemment à des réductions assez simplistes qui n’englobent pas forcément toute la pensée de l’auteur. A minima, une telle position peut suggérer que, même si, sur le plan humain il y a des hommes et des femmes remarquables dans l’islam, le chrétien n’a rien à recevoir du musulman sur le plan religieux. Je crois que c’est la position d’un certain nombre de chrétiens marqués encore par les obstacles visibles et invisibles dont nous avons parlé précédemment, et la peur d’une dénaturation de leur propre foi au contact de l’autre. Dans son interprétation la plus ouverte, cette position ne signifie pas qu’il n’y a pas d’enrichissements possibles liés à la rencontre du musulman, mais note que cela ne passe pas par la discussion religieuse. Cela ne signifie pas forcément que le chrétien se pense plus proche de Dieu que le musulman. Personne ne peut prétendre être arrivé suffisamment au sommet de la foi chrétienne pour qu’il puisse croire ne pas avoir quelque chose à découvrir chez l’autre.
De mon point de vue, cette séparation n’est pas légitime, car elle s’appuie sur une idée de la foi trop tributaire de la mentalité occidentale actuelle, qui ne prend pas en compte la dimension anthropologique de l’acte de croire dans le christianisme et l’islam [16]. Même si la foi apparaît de fait pour beaucoup de nos contemporains occidentaux comme un acte partiel (une vérité à laquelle nous adhérons au lieu d’être une relation qui engage tout notre être) qui porte sur l’intemporel (la foi concerne l’au-delà, mais pas les réalités contingentes) et qui est d’abord individuelle ; la foi est un acte de tout l’être qui engage le musulman ou le chrétien en lien avec sa communauté. Cela nécessite la prise en compte totale de ce que vit la personne en face de nous. C’est donc en tant « qu’homme chrétien » que le chrétien rencontre « l’homme musulman » et peut s’enrichir de cette rencontre.
Les discussions religieuses ne sont pas faciles parce qu’elles nécessitent une grande confiance réciproque, mais elles font partie de ce dialogue nécessaire et enrichissant entre chrétiens et musulmans. Cette discussion est possible, vécue et même souhaitable pour parvenir au niveau de « l’Esprit, où l’échange et le partage consistent en un témoignage de ce que chacun croit et une exploration commune des convictions religieuses respectives [17] ». Dans sa charte, le Groupe de Recherche Islamo-Chrétien (GRIC) rappelle que « si parfaite que soit la Parole fondatrice de notre foi, nous ne pensons pas que la connaissance que nous en recevons épuise les richesses de cette Parole et du mystère de Dieu. C’est pourquoi, nous pensons que, d’une part, notre certitude de foi implique nécessairement une recherche sans fin de la vérité, à l’aide et à la lumière de Dieu, et que, d’autre part, d’autres approches de la vérité que la nôtre, à partir d’une autre Parole que celle qui fonde notre foi, sont légitimes et peuvent être fécondes pour nous. Autrement dit, le Musulman reconnaît la validité et la fécondité de la foi et de la recherche chrétiennes, et le Chrétien reconnaît la validité et la fécondité de la foi et de la recherche musulmanes. » La Vérité à laquelle renvoie la quête chrétienne n’est pas de l’ordre d’un savoir, c’est une personne le Christ, à la suite duquel nous marchons pour remettre nos vies entre les mains de Dieu. La Révélation chrétienne n’est pas de l’ordre d’une vérité scientifique expérimentale positive, dont l’argument serait soit juste, soit faux. Elle est d’abord une rencontre de personne à personne.
Le père Claude Geffré, invité en 1979 lors de la 2ème rencontre islamo-chrétienne de Tunis, à se situer, comme théologien chrétien, par rapport à la révélation coranique répondait : « Personnellement, […] je ne dis pas que le Coran est la Parole de Dieu, mais j’accepte de dire qu’il y a dans le Coran une confession de foi au Dieu unique qui me concerne comme chrétien et qui m’invite donc à considérer Mohammed comme un authentique témoin du Dieu auquel je crois. Tous, à l’intérieur de nos trois traditions religieuses, nous sommes fils d’Abraham. C’est pourquoi je crois pouvoir dire que Mohammed, le Coran et l’histoire religieuse de l’islam comme expérience de Dieu, comme trésor de valeurs de prière, d’amour et de justice, font partie, à un titre tout à fait spécial, de l’histoire du salut qui commence avec Abraham et qui s’achèvera avec la fin de l’humanité. […] Si on me demande maintenant pourquoi, comme chrétien, je m’intéresse à l’islam, je répondrai volontiers que l’islam est pour moi un rappel prophétique de la confession de foi initiale d’Israël : « Tu adoreras un seul Dieu. [18] » La révélation coranique m’invite à relire la révélation biblique qui trouve son accomplissement en Jésus-Christ, en soulignant l’Absolu du Dieu unique et en me gardant de tout péché d’idolâtrie… »
Personnellement, travaillant depuis plus de quinze ans au dialogue entre chrétiens et musulmans, je constate que la fréquentation régulière de musulmans engagés, les discussions avec eux, la découverte avec eux de la manière dont le Coran les nourrit, m’a considérablement enrichi dans ma foi, m’aidant à comprendre le mystère de la Trinité dans la perspective de l’unicité de Dieu et la réponse croyante dans la perspective d’une soumission respectueuse à sa volonté. Mon expérience d’accompagnement spirituel me fait remarquer que chez certains chrétiens, la communion spirituelle au Christ risque de nuire au principe d’hétéronomie et dépendance à la volonté du Père au nom même de l’autonomie du Christ agissant en eux. Or le christianisme se situe bien dans la tradition juive que rappellera l’islam par la suite. Dieu est le seul Dieu. La vie de l’homme est profondément abandonnée entre ses mains. La résistance de beaucoup de musulmans à la sécularisation et à la privatisation du religieux dans la société française vient aussi rappeler à beaucoup de chrétiens la dimension religieuse de l’homme. Il n’est pas rare que la référence permanente à Dieu, les demandes de temps de prière par des musulmans et la facilité à aborder les questions religieuses interrogent les chrétiens et les invitent à donner une plus large part à Dieu dans leur vie.
Du point de vue musulman
Pour les musulmans également, le dialogue islamo-chrétien présente des enjeux théologiques importants, à la fois pour situer théologiquement le dialogue interreligieux et notamment le dialogue islamo-chrétien, mais aussi pour l’approfondissement de nouvelles questions théologiques suscitées par la confrontation avec la modernité.
Pendant des générations, les « gens du livre », et spécialement les chrétiens, ont été les ennemis politiques des musulmans. La croix était brandie contre l’islam et le Coran contre le christianisme, au point qu’on en a souvent oublié que les gens du Livre étaient considérés par Muhammad comme des croyants, dont la religion devait être respectée. On entend parfois dans les discours salafistes que tout ce qui n’est pas « l’islam pur » est considéré comme la jahiliyya, période d’ignorance contre laquelle la « première génération coranique [19] » n’aurait eu de cesse de combattre. Aujourd’hui, même si les mémoires restent lourdement chargées, dans beaucoup de pays un nouveau dialogue est possible, dans des conditions politiques plus pacifiées. Cela a conduit de nombreux penseurs musulmans à reconsidérer le statut des « gens du livre », en les regardant avec bienveillance. Mais que peut-on dire de ce dialogue avec les « gens du livre » que signifie concrètement, dans le fond le verset du Coran souvent évoqué : « Et ne discutez que de la meilleure façon avec les gens du Livre [20] » D’autre part, le Coran ne parle pas explicitement des religions asiatiques : quelle place leur faire ? Quelle reconnaissance théologique leur accorder ?
La confrontation avec la société occidentale a provoqué pour beaucoup de musulmans la nécessité de se repositionner sur de nombreuses questions : questions familiales (l’interdiction d’épouser un non-musulman, le tuteur matrimonial, le divorce ou la répudiation…) ; questions d’éthiques sociales (le prêt à intérêt, le financement, les assurances) ; questions autour de l’éducation ; questions politiques (Comment vivre sa foi dans un état laïc ? Faut-il une représentativité institutionnelle des musulmans dans la société ? Quels en sont les critères ?) ; questions bioéthiques ; questions philosophiques (l’homme comme sujet dans la société, droits de l’homme)… Or, pour toutes ces questions, les chrétiens, par leur positionnement servent de repère à de nombreux musulmans et peuvent apporter leur expérience dans une élaboration théologique.
En Occident, beaucoup de penseurs dit « modernistes » invitent les musulmans à mener une réflexion sur leurs propres sources : la relecture de son histoire, une nouvelle interprétation du statut de la sharî’a et de la place de la religion dans la société, une réflexion sur l’interprétation du Coran. Certains suggèrent de le faire en relation avec les réflexions que les chrétiens ont menées au siècle dernier. Dans Lectures du Coran, Mohamed ARKOUN appelle par exemple de ces vœux l’utilisation d’un vocabulaire et d’une méthodologie commune pour étudier toutes les « Ecritures Saintes [21] ». Un autre exemple est donné par le parcours de Farid ESACK [22], initiateur d’une théologie musulmane de la libération qu’il a pu approfondir grâce à l’étude de la théologie de la libération chrétienne. Cette interaction joue aussi sur le plan pratique, comme on peut le voir en France : le système de laïcité et ses exceptions invitent les musulmans à de nouvelles réflexions religieuses : création de postes d’aumôniers de prison et d’hôpitaux, réflexion sur un enseignement scolaire musulman sous contrat avec l’Etat, nécessité de se resituer par rapport au droit musulman dans un contexte laïc, notamment en ce qui concerne le droit matrimonial…
Néanmoins le dialogue islamo-chrétien s’avère complexe dès que l’on aborde les questions théologiques. Soulignons ici quelques éléments structurants et quelques points névralgiques de ce dialogue théologique.
Eléments structurants et points névralgiques
Il s’agit bien du même Dieu, un Dieu qui dans l’islam et dans le Christianisme apparaît sous beaucoup de traits communs. C’est d’ailleurs parce que nous avons un fond commun que nous pouvons mieux en voir les différences. Le concile Vatican II rappelle cela de manière très explicite : « Mais le dessein de salut enveloppe également ceux qui reconnaissent le Créateur, en tout premier lieu les musulmans qui professent avoir la foi d’Abraham, adorent avec nous le Dieu unique, miséricordieux, futur juge des hommes au dernier jour. [23] » Jean Paul II à Casablanca le 19 août 1995, dans son discours aux jeunes musulmans le soulignait encore : « Chrétiens et musulmans, nous avons beaucoup de choses en commun, comme croyants et comme hommes. Nous vivons dans le même monde, marqué par de nombreux signes d’espérance, mais aussi par de multiples signes d’angoisse. Abraham est pour nous un même modèle de foi en Dieu, de soumission à sa volonté et de confiance en sa bonté. Nous croyons au même Dieu, le Dieu unique, le Dieu vivant, le Dieu qui crée les mondes et porte ses créatures à leur perfection. C’est donc vers Dieu que va ma pensée et que s’élève mon cœur : c’est de Dieu même que je désire avant tout vous parler ; de lui parce que c’est en lui que nous croyons, vous musulmans et nous catholiques, et vous parler aussi des valeurs humaines qui ont en Dieu leur fondement, ces valeurs qui concernent l’épanouissement de nos personnes, comme aussi celui de nos familles et de nos sociétés, ainsi que celui de la communauté internationale » D’un point de vue musulman, les Gens du Livre (les chrétiens et les juifs) ne sont jamais soupçonnés d’avoir un Dieu différent, mais plutôt d’avoir une vision de Dieu à purifier. Le Coran rappelle d’ailleurs aux musulmans que les Gens du Livre adorent le même Dieu qu’eux. « Ne discute avec les gens du Livre que de la manière la plus courtoise – sauf avec ceux d’entre eux qui sont injustes -. Dites : « Nous croyons à ce qui est descendu vers nous et à ce qui est descendu vers vous. Notre Dieu qui est votre Dieu et unique et nous lui sommes soumis. [24] ».
L’unicité de Dieu (tawhîd) se présente aux yeux du musulman, non seulement comme le résumé de sa foi, mais aussi comme le plus haut degré de la révélation dans le processus de révélation. Cette unicité a été révélée très clairement par Dieu à travers le Coran et les dires du Prophète. Dieu est l’Unique, le Créateur, le Transcendant et tout le reste n’est que créature. Parce qu’elle n’est pas Dieu, la créature est ontologiquement servante de son créateur. Cette dualité marque profondément la conception de Dieu et de l’homme dans l’Islam. Or, cette attitude de respect et de disponibilité au plan de Dieu est aussi l’attitude fondamentale du chrétien, même si celui-ci fait référence à Jésus-Christ en la vivant. Dans les deux attitudes, il y a un renoncement de l’homme à ses propres perspectives pour adopter celle de Dieu. Cette attitude commune positionne les deux croyants dans une démarche de chercheurs de la volonté de Dieu et les invite à marcher ensemble sur le chemin.
La loyauté exige que chrétiens et musulmans puissent regarder en face les points névralgiques du dialogue même si, sur ces divergences fondamentales, les chrétiens et les musulmans sont souvent loin d’avoir une idée précise de ce que pense l’autre. En ce sens là, un dialogue confiant d’éclaircissement sur ces points délicats sera doublement source d’enrichissement : d’abord parce qu’il obligera chrétien et musulman à approfondir leur propre foi et à l’exprimer de manière claire pour que l’autre qui n’a pas les mêmes références de vocabulaire puisse comprendre. Ensuite parce qu’une juste compréhension de ce que l’autre croit ne pourra qu’enrichir la rencontre. Voici ces principaux points névralgiques de ce dialogue :
L’unicité de Dieu est au cœur de la foi musulmane. Pour le chrétien, elle ne s’oppose pas à la foi chrétienne car le terme même de Trinité sous entend que Dieu puisse être un Dieu unique. Il en va autrement pour le musulman pour qui le cœur de la révélation est justement dans l’affirmation, non seulement que Dieu est l’unique Dieu, mais qu’il est profondément un. Rien n’est Dieu en dehors de Lui. Il y a une rupture fondamentale entre Dieu et le non-Dieu et la tentation de l’homme sera toujours de vouloir ne pas en rester à son niveau humble de créature et de vouloir soit lui-même s’associer à Dieu en se dressant entre Lui et les autres hommes, soit associer d’autre personnes ou d’autres choses à Dieu en leur accordant trop d’importance. Du coup, la prétention chrétienne à participer à la vie divine est pour le musulman un grave péché ; quant à l’idée de la Trinité c’est une perversion de la révélation faite par tous les prophètes bibliques et par Jésus lui-même. Certains musulmans qui fréquentent des amis chrétiens depuis longtemps savent bien que la Trinité chrétienne n’est pas vécue par les chrétiens comme un tri-théisme, mais ce point restera toujours une difficulté dans la rencontre.
Rencontrer des musulmans oblige les chrétiens à se positionner par rapport à certaines questions théologiques dont la première est celle de la reconnaissance éventuelle que le chrétien peut apporter à Muhammad et au Coran. A propos de Muhammad, la question qui se pose pour le chrétien est la suivante : que peut-on dire de l’homme historiquement parlant ? Peut-on reconnaître dans son message, dans son charisme, une prophétie ? Qu’est-ce qu’un prophète ? Est-ce qu’un non-chrétien peut-être considéré comme un prophète ? Si je reconnais que, dans une certaine mesure, on peut parler de charisme prophétique pour Muhammad, puis-je pour autant reconnaître devant un musulman qu’il est un prophète (car reconnaître qu’il n’y a qu’un seul Dieu et que Muhammad est un prophète « fait » de moi un musulman !)
Pour le musulman, la question qui se pose n’est pas la reconnaissance de Jésus qui a une place très importante dans le Coran, mais une question tout aussi radicale : comment parler avec des chrétiens du prophète Jésus, alors que ceux-ci prétendent qu’il est mort, est ressuscité et qu’il est Fils de Dieu ? Que signifie ici l’expression Fils de Dieu ? Faut-il faire l’impasse sur cette différence fondamentale ? Pourquoi les chrétiens ne pourraient pas reconnaître Muhammad comme un prophète, alors que le Coran affirme qu’il a été annoncé par les Ecritures antérieures ?
Evidemment, cela est lié aussi à la reconnaissance que le chrétien peut accorder au Coran et à la reconnaissance que les musulmans peuvent accorder à la Bible dans sa version chrétienne. Qu’est-ce que, comme chrétien je peux dire du Coran ? Je ne peux pas nier qu’un cinquième de l’humanité a accès à Dieu par le Coran et que le Coran dit quelque chose de Dieu ; Mais en quoi ? Comment comprendre alors certains versets ? Peut-on parler de révélation ? Comment concilier une telle approche avec l’approche chrétienne qui déclare qu’il n’y a après Jésus-Christ plus de « révélation publique » à attendre [25] ?
Qu’est-ce que, comme musulman, je peux reconnaître des Ecritures chrétiennes, étant donné qu’il y a de grandes divergences entre le texte coranique et le texte biblique et que Muhammad est venu apporter l’ultime révélation ? Quelle est la falsification des Ecrits chrétiens dont parle la tradition musulmane ? Jusqu’où va-t-elle ?
Toutes ces questions restent souvent des « pierres d’achoppement », même si, dans un climat de confiance, elles peuvent être abordées avec fécondité. Le but du dialogue n’est pas de trouver un accord de fond sur tous les points, mais de connaître et d’accepter l’autre tel qu’il est et voir dans quelle mesure nous pouvons mieux nous comprendre et nous enrichir de nos différences. Après avoir évoqué les enjeux du dialogue islamo-chrétien et perçu sa nécessité pour collaborer activement à la construction de la société mondialisée dans laquelle nous sommes pris, il nous reste à faire le point : de part et d’autre, où en sommes-nous ?
3)De part et d’autre où en sommes-nous ?
Depuis la révolution iranienne de 1979, les scènes de violence dans le monde semblent concerner spécialement les musulmans : Groupements islamistes armés en Algérie ou enlèvements aux Philippines, attentats meurtriers à Paris revendiqués par des groupes islamistes, fatwa de l’imam Khomeiny contre Salman Rushdie, destruction des Bouddhas géants par les Talibans en Afghanistan, Attentats à New York, Londres, Madrid revendiqués par al-Qaïda et Ben Laden,… Sans compter les incivilités et la délinquance dans des quartiers de banlieue française à forte population musulmane qui contribuent à donner en France une image négative de l’islam auprès de beaucoup de Français (Plus de 60% de la population carcérale masculine est musulmane). De plus, les tensions entre chrétiens et musulmans dont les medias s’empressent de se faire l’écho pourraient laisser croire que le dialogue entre chrétiens et musulmans n’est plus possible. Soit parce qu’il y a trop de différence, soit parce que la rencontre religieuse apparaît comme une source de violence, soit parce qu’on soupçonne l’autre de ne pas être capable d’entendre des critiques, soit parce qu’on soupçonne le dialogue d’être une tactique missionnaire… Récemment la controverse soulevée par la déclaration de Benoît XVI à Ratisbonne a pu laisser penser que désormais l’Église catholique souhaitait mettre un frein au dialogue au nom d’un manque de réciprocité.
Or ce n’est pas parce que les tensions se font davantage sentir aujourd’hui qu’il y a vingt ans où on ne parlait que rarement de l’islam dans les média occidentaux, que le dialogue entre musulmans et chrétiens diminue. Nous pensons qu’il est au contraire bien plus présent et prend même davantage en compte les questions religieuses qu’il y a vingt ans. C’est ce que nous allons montrer en évoquant les différentes rencontres qui se développent dans le monde depuis vingt ans. Nous allons évoquer les initiatives communes, puis les initiatives chrétiennes et les initiatives musulmanes.
A) Des initiatives communes
En France, en Europe et dans le monde plusieurs institutions ou associations islamo-chrétiennes travaillent depuis plusieurs années à promouvoir le dialogue islamo-chrétien sous toutes ses formes : associations locales comme « Approches 92 » ou « Mes tissages » dans le département des Hauts-de-Seine, ou internationales comme le GRIC. Certaines essaient de promouvoir un dialogue islamo-chrétien et d’autres, un dialogue plus large avec d’autres religions comme la Fraternité d’Abraham entre juifs, chrétiens et musulmans, ou la Conférence mondiale des religions pour la Paix [26].
Parmi les associations islamo-chrétiennes les plus connues par ceux qui travaillent au dialogue islamo-chrétien en France, nous pouvons en citer trois : Le GRIC (Groupe de Recherches Islamo-Chrétien [27]), né en 1977 de l’initiative d’un petit groupe d’universitaires chrétiens et musulmans, soucieux de rompre avec le dialogue de sourds aux accents trop souvent apologétiques et polémiques qui tendait à s’établir lors des rencontres entre intellectuels chrétiens et musulmans. Depuis 1977, il a publié cinq livres et de nombreux articles. Aujourd’hui c’est essentiellement grâce à son site internet qu’il essaie d’œuvrer au dialogue. Il y a un groupe à Paris, à Tunis, à Rabat, à Barcelone, à Beyrouth. Leur influence est variable selon les pays ; très forte au Liban parce que les participants sont des personnalités religieuses connues, moins fortes ailleurs, mais tous ceux qui travaillent au dialogue islamo-chrétiens y trouvent des sources précieuses. Le GRIC a terminé deux années de réflexion sur la sainteté de l’espace dans les religions, et mène depuis un an, une réflexion autour des frontières identitaires et religieuses dans nos sociétés. La permanence de ce groupe depuis trente ans est un signe que le dialogue théologique dans la confiance et le respect mutuel entre chrétiens et musulmans est non seulement possible, mais fécond.
Sur un autre terrain moins universitaire, le GAIC, Groupe d’Amitié Islamo-Chrétienne [28], créé en 1993 autour du père blanc Michel Lelong et Mustapha Cherif, ancien ambassadeur algérien, essaie de promouvoir le dialogue islamo-chrétien en France et en Europe, en aidant à l’organisation de rencontres entre chrétiens et musulmans dans les différentes villes de France ou d’ailleurs. Depuis six ans, le GAIC essaie de promouvoir une Semaine de rencontres islamo-chrétiennes pour : contribuer à ce que chrétiens et musulmans se découvrent dans le respect de leur identité culturelle et religieuse et apprennent à dépasser les clichés et les préjugés qui les habitent ; pour modifier le regard de l’opinion publique sur les chrétiens et les musulmans ; pour œuvrer au « mieux vivre ensemble » entre eux et avec leur environnement en favorisant des liens de convivialité et de proximité. La dernière « édition » de cette semaine, du 11 au 18 novembre 2006 a permis le développement d’initiatives dans 54 villes de France et quelques-unes d’Europe.
En France, le nombre de couples islamo-chrétiens (mariés civilement ou vivant en concubinage) est de plus en plus important [29]. C’est déjà, d’une certaine manière, implicitement ou explicitement, une manière de faire avancer le dialogue islamo-chrétien. Pour ceux qui veulent approfondir leur démarche religieuse, les Groupes de Foyer Islamo-Chrétiens (GFIC [30] ) fondés en 1977 par des couples islamo-chrétiens favorisent par une rencontre nationale annuelle ainsi que des rencontres régionales un espace de dialogue pour des couples se préparant à formuler un projet de vie ou à se marier ; un espace de partage pour les foyers souhaitant approfondir, cheminer dans leur choix de vie et/ou dans leur expérience spirituelle ; un espace de rencontre pour les enfants avec la possibilité d’un éveil au fait religieux ; un espace de connaissance pour des parents cherchant à mieux comprendre le choix et l’engagement de leurs enfants dans un couple islamo-chrétien. Ils veulent montrer et convaincre par le témoignage de leur vie, que la rencontre avec une autre foi religieuse est possible et riche. Leur souci permanent est de se retrouver pour mieux comprendre et assumer leurs divergences, dans une foi où la croyance au Dieu unique est fondamentale, avec le souci permanent d’éduquer leurs enfants dans cet esprit.
Une étude faite à l’université Saint-Joseph de Beyrouth au Liban répertorie les principales rencontres islamo-chrétiennes qui ont eu lieu dans le monde entre 1954 et 1995. La liste de ces 353 rencontres est loin d’être exhaustive, car il s’agit seulement des rencontres qui ont laissé des traces et dont les revues spécialisées ont rendu compte. Or, d’une part les rencontres islamo-chrétiennes ne se limitent pas aux colloques et aux rencontres officielles (celles-ci n’en constituent qu’une infime part)… et d’autre part la grande majorité des rencontres islamo-chrétiennes, lorsqu’elles sont vécues localement, ne laissent pas de traces écrites. Dans les rencontres répertoriées, on constate d’abord une augmentation croissante : une dizaine par an jusqu’en 74, puis une quinzaine jusqu’en 85, de vingt à trente par la suite. Ce qui signifie qu’il y a, à travers le monde, plusieurs fois par mois, des rencontres institutionnelles entre chrétiens et musulmans.
Quarante-six déclarations communes sont analysées. Les thèmes des déclarations peuvent se regrouper en quatre grandes rubriques [31] : Foi et valeurs spirituelles, questions éthiques, questions socioculturelles et questions politiques. A chaque fois, il y a le rappel de valeurs communes, une réflexion sur l’importance du dialogue et la proposition d’une action commune.
A propos de la foi et des valeurs spirituelles les déclarations réaffirment l’importance du dialogue pour accomplir la volonté de Dieu dans nos sociétés, pour contribuer ensemble à une meilleure coopération dans l’action et les prises de positions communes. Ce dialogue ne peut se vivre sans respect mutuel, sans ouverture à l’autre, sans reconnaissance des fautes du passé, sans entraide pour une meilleure connaissance réciproque.
A propos des questions éthiques, les déclarations rappellent la nécessité de positions communes pour promouvoir les droits de l’homme, la valeur de la personne, un ordre social plus juste, le sens et la valeur du cosmos… Une entraide entre les religions serait aussi judicieuse pour faire face à l’athéisme et au matérialisme, à crise de la foi dans les sociétés occidentales, aux lacunes de l’éducation éthique et religieuse…
A propos des questions socioculturelles, les déclarations rappellent l’importance du dialogue pour une action et des prises de positions communes concernant la famille, la femme, la jeunesse et l’éducation, la culture et les sciences, le développement, les médias. Il est nécessaire d’œuvrer ensemble pour faire disparaître ce qui défigure le visage de l’autre dans les médias et les livres scolaires, pour aider à déchiffrer les ambiguïtés du progrès technique, mieux situer le pluralisme religieux et social avec ses difficultés : les minorités religieuses, les déplacements de population, la liberté religieuse, le prosélytisme, le racisme
A propos des questions politiques, les déclarations redisent l’importance du dialogue pour une action et des prises de positions communes concernant le rapport entre religion et pouvoir, pour promouvoir la paix (le lien entre les religions et la paix, la prévention des conflits, la résolution des conflits, la promotion d’une éducation pour la paix), pour contribuer à un ordre international plus juste, à un monde solidaire, pour souligner la responsabilité à l’égard de générations futures, pour dénoncer l’utilisation de la religion par la politique … Plusieurs de ces déclaration comportent des prises de positions (recommandations, plaintes, condamnations, exigences, appel à l’entraide) au sujet de Jérusalem, la Palestine, le Liban, le Proche Orient, L’Iraq, le Koweït, le Caucase, les Philippines, l’Afghanistan, l’Afrique du Nord et le Soudan.
B) Initiatives chrétiennes
De nombreuses initiatives chrétiennes ont contribué à promouvoir le dialogue islamo-chrétien, soit de manière explicite, soit de manière implicite par la création ou la participation de nombreuses associations à but profane, l’engagement dans des mouvements sociaux, caritatifs ou politiques…
Quelques associations ont essayé d’y contribué explicitement :
Au niveau du Vatican, il y a eu la mise en place d’un secrétariat pour les non chrétiens après le Concile Vatican II, qui est devenu en 1988 le Conseil Pontifical pour le Dialogue Interreligieux, lequel est depuis cette année rattaché au Conseil Pontifical pour la Culture.
Les instituts religieux missionnaires présents dans les pays où l’islam est majoritaire ont créé des instituts de formation ou de documentation : citons l’Institut Pontifical d’islamologie et d’Etudes Arabes (PISAI) tenu par les Pères Blancs à Rome ou Dar al-Comboni des missionnaires Comboniens au Caire. L’idée est de promouvoir le dialogue en donnant une formation plus poussée aux missionnaires et à ceux qui veulent travailler au dialogue islamo-chrétien. Le PISAI en difficulté financière a été récemment soutenu par le Vatican ; le pape Benoît XVI y voyant un lieu déterminant pour le dialogue. L’Institut Dominicain d’Etudes Orientales (IDEO) tenus par les dominicains du Caire, l’Institut des Belles Lettres Arabes (IBLA) tenu par les Pères Blancs à Tunis, le centre de documentation de La Source à Rabat… sont des bibliothèques de documentation fréquentées par des chercheurs chrétiens mais surtout musulmans. Ils contribuent beaucoup au dialogue islamo-chrétien, favorisant des recherches ouvertes, propices à la rencontre et au dialogue.
En France, de nombreuses initiatives ont permis d’œuvrer au dialogue islamo-chrétien : mise en place de structures de soutien aux travailleurs immigrés nord-Africains dès 1947 ; structures de réflexion pour les chrétiens engagés dans la rencontre avec les musulmans (Relais Maghreb méditerranée remplacés aujourd’hui par les Relais Monde-Musulman) ; la création d’un Secrétariat de l’épiscopat pour les Relations avec l’Islam (SRI) en 1974 avec chaque année une formation de huit jours pour que les chrétiens puissent approfondir leur connaissance de l’islam ; La réflexion que les évêques de France ont consacré à l’islam en 1985 et 1998 avec l’écriture de textes d’orientation et de fiches pour aider à la rencontre ; la création des ISTR : Paris, Marseille, Toulouse, Angers… qui contribuent chaque année à former des chrétiens au dialogue islamo-chrétien. Il faut souligner ici l’impact chez les chrétiens engagés dans ce dialogue de la revue bisannuelle de l’ISTR de Marseille Chemins de dialogue, ainsi que les nombreuses publications par des théologiens et islamologues pour faciliter la compréhension de l’islam. Dans les diocèses à forte proportion de population musulmane, de plus en plus d’équipes diocésaines organisent des rencontres et des formations pour mieux connaître et rencontrer l’islam. Les paroisses n’hésitent pas à faire venir l’imam de leur quartier pour une soirée de rencontre. Dans plusieurs diocèses d’Ile-de-France, depuis quelques années, une carte de vœux est imprimée à l’occasion de l’aïd al-Fitr et distribuée par les chrétiens qui le désirent aux musulmans qu’ils rencontrent ou qu’ils côtoient habituellement.
En France, on ne peut donc pas dire que les initiatives de dialogue islamo-chrétien diminuent, bien au contraire. Néanmoins, on constate chez certains chrétiens engagés une certaine « lassitude » liée au fait qu’il n’y a plus l’attrait de la nouveauté, que les avancées dans la relation sont longues et semblent parfois extrêmement précaires. De plus les peurs évoquées précédemment, l’image violente de l’islam véhiculée par les médias rendent quelques certains chrétiens très méfiants. Il y a aussi beaucoup d’autres priorités qui semblent passer avant dans les paroisses. Chez les chrétiens moins engagés, le manque d’enracinement dans leur propre foi crée une appréhension à discuter de religion avec leurs collègues musulmans qui semblent beaucoup plus à l’aise pour en parler.
– C) Initiatives musulmanes
Beaucoup de chrétiens en France et ailleurs ont l’impression que le dialogue se fait toujours dans le même sens, c’est-à-dire à partir d’initiatives chrétiennes. La difficulté tient au fait que les musulmans n’ont pas de structures hiérarchiques ou de lieux unifiés de prise de parole, si bien que le dialogue viendra toujours de personnes particulières, ou éventuellement d’institutions politiques, culturelles et religieuses, mais dont la visibilité et l’influence reste limitée si on la compare avec des prises de positions officielles de l’Église catholique.
On peut quand même rappeler que si Jean-paul II a été rencontrer les jeunes musulmans à Casablanca en 1985, c’était sur l’invitation du Roi Hassan II qui lui a dit : « Je suis sûr que des dizaines et des dizaines de milliers de Marocains, et surtout les jeunes, seraient très heureux si vous leur faisiez un discours sur la morale et sur les rapports entre les hommes, les communautés, les peuples et les religions. [32] » Il est utile aussi de saluer l’initiative de Mustapha Cherif, ancien ambassadeur Algérien [33], co-fondateur du GAIC, qui dès l’annonce du déplacement du Conseil Pontifical pour le Dialogue Interreligieux dans le Conseil Pontifical pour la Culture a écrit au pape pour rappeler l’importance effective et symbolique de ce conseil dans les relations entre chrétiens et musulmans. Après la controverse de Ratisbonne, le 12 septembre 2006, il a demandé une audience au pape qu’il a obtenue le 11 novembre 2006. Il conclue le compte-rendu de sa rencontre de la manière suivante : « J’ai exprimé à sa Sainteté notre souci de contribuer, tous ensemble, au respect des religions, préserver les acquis du dialogue séculaire, faire reculer la méconnaissance, le fanatisme et le dogmatisme, rappeler notre socle commun, relancer la réflexion sur nos différences et les défis communs. Le dialogue interreligieux est le facteur décisif de l’alliance des civilisations. À cette fin, j’ai soumis à la haute appréciation de sa Sainteté trois suggestions : la tenue d’un colloque interreligieux sur le thème de la lutte contre la haine religieuse. La sensibilisation de la communauté internationale sur le caractère condamnable des offenses et des atteintes contre les symboles sacrés des religions, à l’instar des principes relatifs au racisme et à l’antisémitisme, dans le respect du droit en matière de liberté d’expression et de critique. Enfin, le soutien et la multiplication de groupes et réseaux d’amitié, de dialogue et de recherche islamo-chrétiens à travers le monde. Le Saint Père m’a dit qu’il partage pleinement nos soucis, et soutien totalement ces objectifs nobles. Ce dialogue inoubliable, de la foi et de la pensée ouvertes à l’autre, opposé à toutes les haines, est un beau signe d’espérance. [34] » Dans un article intitulé « Communautés en situations minoritaires [35] », le jésuite Thomas Michel évoque la question de la réciprocité du dialogue. Tout en rappelant la situation d’injustice vécue par les chrétiens dans certains pays, comme l’Arabie Saoudite, il souligne qu’en Tunisie, en Turquie, en Indonésie et en Inde, les universités musulmanes sont ouvertes aux chrétiens et à leurs opinions, qu’aux Emirats Arabes Unis, l’Emir d’Abu Dhabi a donné le terrain et les fonds pour la construction de la cathédrale catholique.
En France, on peut constater de manière globale que non seulement la plupart des « cadres » musulmans (imams, présidents d’association musulmane, formateurs) sont ouverts à différentes formes de rencontre avec la communauté chrétienne, mais que beaucoup sont personnellement impliqués dans des groupes interreligieux, proportionnellement sans doute beaucoup plus que les « cadres » chrétiens (prêtres, religieux, laïcs engagés). Pendant plusieurs années le centre de formation des imams de l’U.O.I.F. à Bouteloin dans la Nièvre a fait intervenir un moine de l’abbaye de la Pierre-Qui-Vire pour parler du christianisme. Les cadres de l’institut sont toujours en lien avec l’évêque de Nevers et avec des chrétiens engagés dans le dialogue. A la Grande Mosquée de Paris, deux universitaires chrétiens sont engagés dans le cursus habituel de formation des imams, des liens avec l’I.S.T.R. de Paris se sont développés depuis quelques années. Plusieurs chrétiens interviennent « ex qualité » dans les cycles de conférences. De même, la mosquée Ad-Dawa, rue de Tanger à Paris, qui est la plus grande mosquée de quartier, fait intervenir régulièrement des chrétiens dans les conférences qu’elle organise tout au long de l’année. De nombreux intellectuels musulmans, notamment parmi ceux qui invitent à un renouveau de la pensée musulmane sont engagés dans des associations de dialogue interreligieux ou travaillent en lien étroit avec des chrétiens : nous avons évoqué Mustafa Cherif, mais nous pourrions ajouter Ghaleb Bencheikh qui présente régulièrement l’émission sur l’islam à la télévision le dimanche matin, vice-président de la Conférence Mondiale des Religions pour la Paix, Abdou Filali-Ansari, directeur de l’Institute for the Study of Muslim civilisations à l’Agha-Khan University de Londres, ancien membre du GRIC, auteur notamment de Réformer l’islam ? Une introduction aux débats contemporains [36] ; Hmida Ennaifer, coprésident musulman du GRIC et auteur notamment de Les commentaires coraniques contemporains [37] ; Rachid Benzine dont le premier livre avait été écrit en collaboration avec le Père Christian Delorme : Nous avons tant de choses à nous dire, et qui a publié récemment Les nouveaux penseurs de l’islam [38]… Cette année, une nouvelle association Turque « Plateforme interculturelle de Paris », a systématisé pendant le Ramadan des soirées de rencontres interculturelles et interreligieuses et est entré plusieurs fois en contact avec l’I.S.T.R. de Paris pour organiser des manifestations impliquant chrétiens et musulmans.
Ces quelques exemples montrent bien que les initiatives musulmanes existent, même si elles ne semblent pas toujours visibles aux yeux des chrétiens. Pour les musulmans, il y a aussi des difficultés qui contribuent à ralentir les initiatives de rencontres.
Au niveau mondial, l’influence de certains pays du Golfe wahhabite, pour lesquels le dialogue interreligieux n’a pas de sens, ne favorise pas une telle démarche. L’absence d’une instance de régulation de la réflexion théologique nuit à une prise en compte plus systématique des autres religions par la théologie musulmane dans son ensemble. Certains musulmans sont ouverts, d’autres moins, mais il n’y a pas dans l’islam aujourd’hui d’autorité religieuse régulatrice unifiée qui pourrait inciter au dialogue. Or dans le domaine de l’ouverture aux autres beaucoup de choses viennent d’une stimulation « officielle ». Que serait le dialogue islamo-chrétien du point de vue chrétien s’il n’y avait pas eu Vatican II et la mise en place d’instances officielles de dialogue dans l’Eglise ? La nature de l’islam comme « religion naturelle » et la lutte séculaire contre toute déviation à l’unicité de Dieu accentue la difficulté à intégrer la liberté religieuse : admettre que des musulmans puissent se dire non-musulmans, c’est les laisser se perdre pour l’enfer, sortir de la voie droite tracée pour lui par Dieu. C’est un point qui reste délicat … Même en France, lors de la consultation gouvernementale pour la mise en place du futur CFCM, il a fallu retirer la mention explicitant la possibilité pour les musulmans de changer de religion [39]. En France, il convient d’ajouter que la nécessité d’une structuration interne de la communauté musulmane mobilise beaucoup d’énergies : constructions de lieux de cultes décents, mise en place de formations, unifications des instances représentatives de l’islam en France… le dialogue avec les autres n’est pas toujours la priorité quand il a du mal à exister au sein même de l’islam.
Avant de conclure, il nous reste à aborder la question complexe de la réciprocité : qu’est-il permis d’exiger de l’autre avant de s’engager soi-même plus avant dans le dialogue islamo-chrétien ?
D) La question complexe de la réciprocité
La question de la réciprocité est souvent invoquée par les chrétiens comme conditions d’un vrai dialogue interreligieux. Dans plusieurs pays à majorité musulmane, les chrétiens ne bénéficient pas de la liberté totale d’expression comme au Pakistan par exemple où ils sont toujours menacés dans leur liberté de parole et de mouvement par une possible interprétation malveillante de la loi sur le blasphème et où ils ne peuvent participer à la vie politique que dans la proportion de leur présence (ils votent pour l’élection du député chrétien uniquement). Dans plusieurs pays, des discriminations s’exercent sous des formes subtiles en matière de logements, de situations… Le pape Jean-Paul II, à plusieurs reprise [40] en a fait mention lors des rencontres avec les diplomates accrédités auprès du Saint-Siège, insistant sur le nécessaire respect de la liberté de conscience, de la liberté de croyance et de la liberté de l’exercice du culte ainsi que et dénonçant tout type de discrimination sociale ou économique. Marqués par ces injustices certains chrétiens vivant dans des pays à majorité musulmane ont l’impression que le dialogue se vit toujours dans un seul sens (des chrétiens vers les musulmans) et réclament une attitude de responsabilisation de la communauté musulmane à la question de la réciprocité, notamment au moment où, dans les pays occidentaux, on essaie de soutenir l’exercice du culte musulman dans la société.
La difficulté principale vient du fait que la communauté musulmane n’est pas unifiée. Une sanction contre la communauté musulmane en France pour protester contre la non-reconnaissance du culte chrétien en Arabie Saoudite n’aurait aucune signification, les uns ne se sentant absolument pas liés par les autres et réciproquement. Le problème se situe aussi au niveau de l’éthique chrétienne : une situation injuste doit-elle en retour appeler une attitude injuste jusqu’à ce que les premiers prennent conscience de leur injustice ? Faut-il au contraire ne rien faire et « tendre l’autre joue » ? Il semble que la solution ne soit ni dans le « bras de fer », ni dans la naïveté… Il ne s’agit pas de répondre à une situation injuste par une solution injuste ; par contre, il convient de souligner aux représentants des pays dans lesquels les chrétiens subissent une discrimination l’attitude d’ouverture qui existe pour les musulmans dans les pays à majorité non musulmane.
Une autre difficulté vient du fait que beaucoup de musulmans vivant dans des pays pauvres ont l’impression de vivre constamment une situation d’injustice du fait des pays occidentaux considérés comme « chrétiens » et que beaucoup d’attitudes négatives, voire de révoltes contre les chrétiens minoritaires trouvent là leur source. L’interventionnisme militaire et économique des Etats-Unis, dont le président se réfère régulièrement à sa foi chrétienne, n’aide pas les musulmans de pays où religion et états sont profondément imbriqués à distinguer la politique de la religion. Certains des gouvernants de ses pays se gardent d’ailleurs bien de rentrer dans de telles distinctions, car cet amalgame est politiquement mobilisateur.
Conclusion
Vingt ans après Assise, où en est le dialogue entre chrétiens et musulmans ? Les circonstances politiques internationales et la médiatisation excessive des mouvances islamistes dans les journaux contribuent à donner une image très négative de l’islam en Occident. Côté chrétien, la délocalisation du Conseil Pontifical pour le Dialogue Interreligieux et la controverse de Ratisbonne peuvent laisser suggérer que pour les autorités catholiques, le dialogue avec l’islam ne serait plus à l’ordre du jour. Pourtant, lorsque l’on regarde l’accroissement du nombre de rencontres islamo-chrétiennes partout dans le monde, la vitalité des associations qui oeuvrent en ce sens, le développement de contacts institutionnels locaux et les initiatives prises de part et d’autres, et même parfois de la part des autorités civiles qui y voient un enjeu majeur pour la paix dans les villes [41], on peut dire que non seulement le dialogue entre musulmans et chrétiens ne s’affaiblit pas, mais qu’au contraire il progresse en beaucoup de lieux.
Côté chrétien comme côté musulman, les enjeux sont bien trop importants pour que ceux qui ont les capacités de prendre du recul par rapport aux peurs que nous avons pu évoquer ci-dessus, ne cessent d’œuvrer de manière explicite et implicite à ce dialogue. Des deux côtés, il y aura toujours le risque d’être accusé de naïveté, ou de céder au découragement mais les enjeux n’en valent-ils pas la peine ? A partir du moment où le dialogue est vécu simultanément comme un approfondissement de ses propres racines et comme une ouverture à l’autre, en fidélité avec nos traditions respectives, il y aura bien sûr des tiraillements spirituels, mais qui ne pourront qu’aboutir à une fécondité personnelle et collective, nécessaire pour répondre de manière positive à notre responsabilité dans la construction du monde de demain.
Henri de La Hougue
- [1]Entre 1975 et 1995, la population musulmane en France est passée de un million à quatre millions. Ce n’est que depuis 20 ans que se mettent en place les institutions susceptibles d’accompagner leurs démarches religieuses (lieux de cultes, associations, fédérations d’associations, formation religieuse, prise en compte de l’islam dans les structures institutionnelles…)↩
- [2]SECRETARIAT POUR LES NON-CHRETIENS, Orientations pour un dialogue entre chrétiens et musulmans, Cerf, Paris, 1981 (pour la première édition). La distinction est reprise avec des vocabulaires un peu différents dans plusieurs documents : nous reprenons ici les termes du document DU CONSEIL PONTIFICAL POUR LE DIALOGUE INTERRELIGIEUX : Dialogue et Annonce n° 42.↩
- [3]Document rédigé par le Conseil Pontifical pour le Dialogue Interreligieux en 1991↩
- [4]Plus encore que le schisme de 1054, le sac de Constantinople en 1204 reste dans les mémoires de l’Église orthodoxe de Constantinople le véritable point de rupture entre Orthodoxes et Catholiques.↩
- [5] Le grand schisme d’Occident 1378-1417 ; Excommunication de Luther en 1520 ; Rupture d’Henri VIII avec Rome en 1534↩
- [6]L’été 2005, un tiers des prêtres de France ont reçu par la poste un livret de polémique anti-chrétienne envoyé par une association turque basée à Creil : « Appel à suivre la voie du salut et de la Vérité ». Les réactions à l’allusion faite le 12 septembre 2006 par Benoît XVI à Ratisbonne à une polémique entre Manuel II Paléologue et un lettré musulman attestent de l’impact de cet esprit polémique dans les consciences contemporaines.↩
- [7]Cf. Le livre de Maurice BUCAILLE, La Bible, le Coran et la science, Seghers, 1976 pour la première édition.↩
- [8]Cf. Vincent GEISSER, La nouvelle islamophobie, La Découverte, Paris, 2003↩
- [9]Gilles EMERY et Pierre GISEL : Le christianisme est-il un monothéisme, Labor et Fides, Genève, 2001, notamment l’ouverture de Pierre GISEL : « Qu’en est-il de Dieu ? » p. 11-24. Il cite notamment Marc AUGE : Le génie du Paganisme, Paris, Gallimard, 1982 ; Jean-Pierre VERNANT : Mythe et religion en Grèce ancienne, Paris, Seuil, 1990 ; Manuel DE DIEGUEZ, L’idole monothéiste, Paris, PUF, 1981 p. 245↩
- [10]JEAN-PAUL II, Fides et Ratio, n° 70↩
- [11]Gaudium et spes, n. 78↩
- [12]Conférence à l’Abbaye de Limon 4-5 octobre 2000. Les principaux développements sont repris dans Claude GEFFRE, De Babel à la Pentecôte, Cogitatio Fidei n° 247, Cerf, Paris, 2006, pp. 218-229↩
- [13]Comparer Dei Verbum 2 et les chapitres 2 et 3 de Dei Filius (Vatican I)↩
- [14]Insegnamenti 1982 V.1 pp. 436-438↩
- [15]Cf. Dei Verbum 4↩
- [16]Cf. pour le christianisme, François BOUSQUET : « La foi dans sa spécificité chrétienne » in La Maison-Dieu, 174, 1988, p. 21-58. Cf. pour l’islam : Jacques JOMIER, Dieu et l’homme dans le Coran, Cerf, Paris, 1996, notamment les ch II et III.↩
- [17]CONSEIL PONTIFICAL POUR LE DIALOGUE INTERRELIGIEUX, Dialogue et Annonce, 1991, n°40↩
- [18]Cf. Robert CASPAR, Pour un regard chrétien sur l’islam, Bayard, Paris, 2006, p. 196↩
- [19]Je fais ici allusion aux discours salafistes pour lesquels il faut revenir à l’âge d’or de l’islam, l’islam des premiers compagnons, dont la source unique était le Coran et l’imitation du Prophète. Un des textes les plus typiques de cette tendance est celui de Sayyid QUTB, Jalons sur la route (ma’âlim fi-tarîq)↩
- [20]Coran 29,46↩
- [21]Mohamed ARKOUN, Lectures du Coran, Alif- Editions de la Méditerranée, Tunis, 1991, p. 55↩
- [22]Né en 1957, Farid Esack a lutté contre l’apartheid en Afrique du Sud où il a passé son enfance. Il a écrit notamment : Qu’ran, liberation an Pluralism : an islamic perspective of interreligious Solidarity against Oppression.↩
- [23]Lumen Gentium 16↩
- [24]Cor 29,46↩
- [25]Vatican II, Dei verbum 4↩
- [26]La conférence mondiale des religions pour la paix a été créée à Kyoto en 1970. La WCRP (World Conference of religions for peace), réunit des hommes et des femmes appartenant à toutes les grandes traditions religieuses : déterminés à travailler ensemble pour la paix, en commençant par eux-mêmes, dans leurs communautés respectives et entre celles-ci ; motivés à partager avec tous le service efficace de la paix dans les réalités sociales, du plus proche au plus lointain ; soucieux de discerner les différences et de faire progresser ainsi un dialogue authentique. La branche française appelée « Conférence Mondiale des Religions pour la paix » (CMRP) est une association loi 1901 créée en 1986. Ses membres appartiennent à toutes les grandes traditions religieuses implantées en France. (Cf. le site internet : www.religionspourlapaix.org)↩
- [27]http://www.gric.asso.fr↩
- [28]http://www.legaic.org↩
- [29]Il est très difficile d’avoir des chiffres précis car la religion n’est pas prise en compte dans les statistiques nationales, mais il semble que plus de 60% des maghrébins vivant en France se marient avec des femmes françaises, une maghrébine sur trois se marie avec un français. (Cf. Ch SAAD, Les mariages islamo-chrétiens, L’Harmattan, Paris, 2004, pp. 682-683). Sur les 270 000 mariages recencés en 2004 par l’Insee, 45000 étaient des mariages entre un(e) étranger(e) et un(e) français(e), dont une très grande majorité de mariage islamo-chrétiens.↩
- [30] http://www.gfic.net↩
- [31]DUPRE LA TOUR Augustin et NASHABE Hisham (dir) Déclaration communes islamo-chrétiennes 1954-1995 Textes originaux et traductions françaises. Université Saint-Joseph, Beyrouth, Institut d’Etudes Islamo-chrétiennes, 1997 (376 p. + tableaux récapitulatifs). Voir le tableau thématique p. 364-365 et la table des matières qui suit.↩
- [32]Cf. Discours de JEAN-PAUL II à Casablanca dans la Documentation Catholique 1985/1903 p.942-946↩
- [33]↩
- [34]Cf. Le site internet « www.mustafacherif.com »↩
- [35] In La Documentation Catholique, Hors Série, « L’Église et l’islam », mars 1995, p. 54-57↩
- [36]La découverte, Paris, 2003↩
- [37]Pisai, Rome, 1998↩
- [38]Albin Michel, Paris, 2004↩
- [39]Cf. Document du Conseil permanent des évêques du 13-15 mars 2000. Comité interreligieux et Secrétariat pour les Relations avec l’islam.↩
- [40]Cf. Discours aux membres du corps diplomatique accrédité auprès du Saint Siège du 12 janvier 1985, in Insegnamenti, 1985, VIII pp. 58-61 n°3 ( Cf. CONSEIL PONTIFICAL POUR LE DIALOGUE INTERRELIGIEUX (Francesco Gioia) Le Dialogue interreligieux dans l’enseignement officiel de l’Église catholique (1963-1997), Solesmes, 1998 n° 441) Discours aux membres du corps diplomatique accrédité auprès du Saint Siège, le 13 janvier 1996, §6, in Osservatore Romano, version française, n° 3 du 16 janvier 1996 (Cf. Gioia n° 851) ; Allocution au nouvel ambassadeur du Soudan le 24 avril 1997 (Osservatore Romano, version française, n° 21, 1997 (Cf. Gioia n° 911))↩
- [41]En France, plusieurs municipalités ont été à l’origine de rencontres interreligieuses : en général des conférences avec les principaux représentants des communautés religieuses de la ville. ↩