Par N. Ghrab et MJ Horchani
La science nous a montré que la fraternité est inscrite dans nos gènes. Et dès les premiers textes, la Bible nous indique que l’Homme est créé à l’image de Dieu (Gn 1,26-27), liant ainsi la fraternité à notre rapport avec Dieu. Et pourtant, les premiers récits bibliques nous montrent que, même au sein de la famille, la fraternité engendre liens embrouillés, souffrances et violences : Caïn et Abel, Ismaël et Isaac, Jacob et Esaü, Joseph et ses frères…
Cette dichotomie s’est prolongée au cours des siècles. Notre société moderne qui est capable du pire : violences en tous genres, tortures, guerres, discriminations, communautarisme, est aussi capable du meilleur : solidarité, partage, entraide…La crise migratoire, les fractures dans les sociétés, l’individualisme croissant, l’augmentation du nombre des « pauvres », nous obligent à penser la modernité de la fraternité.
Cette fraternité est revendiquée par tous les hommes qui souhaitent une société plus heureuse. Ainsi Abdennour Bidar,[1] écrit dans « Plaidoyer pour la fraternité » en février 2015 : « […] je marche avec tous ceux qui veulent aujourd’hui s’engager pour faire exister concrètement, réellement, quotidiennement, la fraternité la plus large. Du côté de tous ceux qui ont compris que la fraternité universelle est la valeur qui a le plus de valeur ».
En tant que croyant, musulman ou chrétien, nous pensons que la fraternité n’est pas seulement un rapport à l’autre mais en même temps un rapport avec le Tout Autre. C’est la raison pour laquelle nous avons jugé nécessaire de retourner à la source, c’est-à-dire d’interroger nos textes fondateurs. Pour les textes chrétiens, nous nous sommes limités au Deuxième Testament sans oublier qu’il se réfère souvent au Premier Testament -celui-ci méritant une étude qui lui serait propre- et que notre patrimoine religieux commun avec les juifs est immense.
- L’amour fraternel en lien avec l’amour de Dieu
La relation entre les hommes a le même caractère sacré que la relation entre Dieu et les hommes et se fonde sur l’amour -agapé : tout ce que nous faisons aux autres, c’est à Dieu que nous le faisons. Aimer les autres c’est l’accomplissement de la loi c’est à dire un engagement à faire la volonté de Dieu, à se comporter envers les autres comme Dieu se comporte envers eux. La fraternité n’est pas d’abord une éthique à mettre en œuvre, mais le reflet de notre relation à Dieu. Elle nous conduit à oser l’impossible dans la confiance.
Mt 22,36-39 (Mc 12,28-34 et Lc 10,25-28)
Maitre quel est le plus grand des commandements dans la loi ?
Il lui dit : » Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme de toute ton intelligence. Tel est le grand et premier commandement.
Le deuxième lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même
1 Jean, 2,9-11
Celui qui déclare être dans la lumière et qui a de la haine contre son frère est dans les ténèbres jusqu’à maintenant. Celui qui aime son frère est dans la lumière et il n’y a en lui aucune occasion de chute. Mais celui qui a de la haine contre son frère est dans les ténèbres : il marche dans les ténèbres sans savoir où il va, parce que les ténèbres ont aveuglé ses yeux
1 Jean 3,14-16
Nous savons que nous sommes passés de la mort à la vie, parce que nous aimons les frères. Celui qui n’aime pas demeure dans la mort.
Quiconque hait son frère est un meurtrier, et vous savez qu’aucun meurtrier n’a la vie éternelle demeurant en lui.
Nous avons connu l’amour, en ce qu’il a donné sa vie pour nous; nous aussi, nous devons donner notre vie pour les frères.
Mt 25,40
Et le roi leur répondra : Je vous le dis en vérité, toutes les fois que vous avez fait ces choses à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous les avez faites.
Mt 10,40-41
Qui vous accueille, m’accueille. Et qui m’accueille, accueille celui qui m’a envoyé.
Qui accueille un prophète en nom de prophète, recevra salaire de prophète.
1 Jean 4, 20-21
Si quelqu’un dit: J’aime Dieu, et qu’il haïsse son frère, c’est un menteur; car celui qui n’aime pas son frère qu’il voit, comment peut-il aimer Dieu qu’il ne voit pas?
Et nous avons de lui ce commandement : que celui qui aime Dieu aime aussi son frère.
Ro13,8-10
Ne devez rien à personne, si ce n’est de vous aimer les uns les autres; car celui qui aime les autres a accompli la loi. En effet, les commandements : Tu ne commettras point d’adultère, tu ne tueras point, tu ne déroberas point, tu ne convoiteras point, et ceux qu’il peut encore y avoir, se résument dans cette parole : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. L’amour ne fait point de mal au prochain : l’amour est donc l’accomplissement de la loi.
Luc 6, 36-38
En ce temps-là, Jésus disait à ses disciples : « Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux. Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés ; ne condamnez pas, et vous ne serez pas condamnés. Pardonnez, et vous serez pardonnés. Donnez, et l’on vous donnera : c’est une mesure bien pleine, tassée, secouée, débordante, qui sera versée dans le pan de votre vêtement ; car la mesure dont vous vous servez pour les autres servira de mesure aussi pour vous. »
- Les exigences de la fraternité
La fraternité nous interroge sur notre comportement dans la vie de tous les jours. Quel est notre rapport à la colère, à l’envie, à la rancœur, à la haine, à la médisance, au jugement facile, quel regard portons-nous sur les plus pauvres, les différents, les anciens, sommes-nous capables de compassion, de partage, de pardon, d’accepter et de pratiquer la correction fraternelle. En un mot aimons-nous « en action et en vérité », ou sommes-nous de ceux dont parle Matthieu (23,1-12) : « ils disent et ne font pas »?
- La bienveillance
Mt 7,3-5 (Lc 6, 41-42)
Quoi, tu regardes la paille dans l’œil de ton frère ? Et dans ton œil la poutre, tu ne la remarques pas ?
Ou comment vas-tu dire à ton frère : laisse que j’extraie la paille de ton œil à toi ? Et voici : la poutre dans ton œil à toi ! Hypocrite ! Extrais d’abord la poutre de ton œil ! Alors tu verras clair pour extraire la paille de l’œil de ton frère
Jacques 4,11
Ne parlez point mal les uns des autres, frères. Celui qui parle mal d’un frère, ou qui juge son frère, parle mal de la loi et juge la loi. Or, si tu juges la loi, tu n’es pas observateur de la loi, mais tu en es juge.
1 Ti 5,1
Ne réprimande pas rudement le vieillard, mais exhorte-le comme un père; exhorte les jeunes gens comme des frères.
2 Thessaloniciens 3:15
Ne le regardez pas comme un ennemi, mais avertissez-le comme un frère.
Mathieu 18,15
Si ton frère a péché, va et reprends-le entre toi et lui seul. S’il t’écoute, tu as gagné ton frère.
Mt 15,11 (Mc 7, 14)
Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l’homme, mais ce qui sort de la bouche, cela souille l’homme.
Ro 14,10-13
Mais toi, pourquoi juges-tu ton frère? Ou toi, pourquoi méprises-tu ton frère? puisque nous comparaîtrons tous devant le tribunal de Dieu.
Ne nous jugeons donc plus les uns les autres; mais pensez plutôt à ne rien faire qui soit pour votre frère une pierre d’achoppement ou une occasion de chute.
- La solidarité
1 Co 8,13 C’est pourquoi, si un aliment scandalise mon frère, je ne mangerai jamais de viande, afin de ne pas scandaliser mon frère.
Mt 14,14 (Mc 6, 31-34 et Lc 9, 10-11)
En sortant il voit une foule nombreuse. Il est remué jusqu’aux entrailles pour eux : il guérit leurs invalides
Mt 15, 32 (Mc 8, 1)
Jésus appelle ses disciples et dit : «Je suis remué jusqu’aux entrailles pour la foule : déjà trois jours qu’ils restent auprès de moi, et ils n’ont pas de quoi manger ! Les renvoyer à jeun, je ne peux pas de peur qu’ils ne défaillent en chemin»
Mt 5,42
A qui te demande, donne ! Qui veut t’emprunter, ne te détourne pas de lui !
Mt 7,12 ( Lc 6,31)
Donc : tout ce que vous voulez que vous fassent les hommes, vous-mêmes, faites-le pour eux : cela, oui, c’est la loi et les prophètes !
Mt 10,41-42
Qui accueille un prophète en nom de prophète, recevra salaire de prophète. Qui accueille un juste en nom de juste, recevra un salaire de juste. Qui abreuvera un de ces petits- seulement d’une coupe d’eau fraîche- en nom de disciple, amen je vous le dis : il ne perdra pas son salaire.
1 Jean 3,17-18
Si quelqu’un possède les biens du monde, et que, voyant son frère dans le besoin, il lui ferme ses entrailles, comment l’amour de Dieu demeure-t-il en lui?
Petits enfants, n’aimons pas en paroles et avec la langue, mais en actions et avec vérité.
- Le pardon
Mt 5,22-24
Et moi je vous dis : Tout homme en colère contre son frère sera passible du jugement. Qui dira à son frère « racaille » !sera passible du Sanhédrin.
Qui lui dira « fou » ! sera passible de la géhenne du feu. Si donc tu offres ton présent à l’autel, et si là tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse-là ton présent, devant l’autel et va d’abord te réconcilier avec ton frère !
Mt18,21 (Lc17,4)
Pierre s’approche et lui dit : « Combien de fois mon frère pèchera-t-il contre moi et lui remettrai-je ? Jusqu’à sept fois ? »
Jésus lui dit : « Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante-dix fois sept »
- L’élargissement de la notion de fraternité
- De la fraternité ethnique à la fraternité de religion
Jésus bouleverse totalement les liens entre les hommes : sont frères, ceux qui font la volonté de Dieu. Les conséquences sont révolutionnaires :il n’y a plus ni esclave ni homme libre comme le suggère Paul à Philémon à propos d’Omésine, il n’y a plus ni homme ni femme, ni maitre ni rabbi, mais seulement des frères à égalité Cela implique de changer nos cœurs, de transgresser les règles sociales mais aussi comme Ananias de faire confiance à Dieu contre toute prudence humaine.
.Mt 12,46-50 ( Mc 3,31-35)
Il parle encore aux foules, voici : sa mère et ses frères se tiennent dehors, ils cherchent à lui parler. Quelqu’un lui dit : »voici, ta mère et tes frères se tiennent dehors, ils cherchent à te parler. » Il répond et dit à celui qui lui parle : « Qui est ma mère ? Qui sont mes frères ? » Il tend la main vers ses disciples et dit : » Voici ma mère et mes frères : car celui qui fait la volonté de mon père qui est dans les cieux, lui est pour moi frère et sœur et mère ! »
Matthieu 19:29
Et quiconque aura quitté, à cause de mon nom, ses frères, ou ses sœurs, ou son père, ou sa mère, ou sa femme, ou ses enfants, ou ses terres, ou ses maisons, recevra le centuple, et héritera la vie éternelle.
Philémon 1,10-20
Je te prie pour mon enfant, que j’ai engendré étant dans les chaînes, Onésime, qui autrefois t’a été inutile, mais qui maintenant est utile, et à toi et à moi. Je te le renvoie lui, mes propres entrailles. J’aurais désiré le retenir auprès de moi, pour qu’il me servît à ta place, pendant que je suis dans les chaînes pour l’Évangile. Toutefois, je n’ai rien voulu faire sans ton avis, afin que ton bienfait ne soit pas comme forcé, mais qu’il soit volontaire. Peut-être a-t-il été séparé de toi pour un temps, afin que tu le recouvres pour l’éternité, non plus comme un esclave, mais comme supérieur à un esclave, comme un frère bien-aimé, de moi particulièrement, et de toi à plus forte raison, soit dans la chair, soit dans le Seigneur. Si donc tu me tiens pour ton ami, reçois-le comme moi-même. Et s’il t’a fait quelque tort, ou s’il te doit quelque chose, mets-le sur mon compte. Moi Paul, je l’écris de ma propre main, -je paierai, pour ne pas te dire que tu te dois toi-même à moi. Oui, frère, que j’obtienne de toi cet avantage, dans le Seigneur ; tranquillise mon cœur en Christ.
Ac 9 :10-17
Or, il y avait à Damas un disciple nommé Ananias. Le Seigneur lui dit dans une vision: Ananias! Il répondit : Me voici, Seigneur ! Et le Seigneur lui dit : Lève-toi, va dans la rue qu’on appelle la droite, et cherche, dans la maison de Judas, un nommé Saul de Tarse. Car il prie, et il a vu en vision un homme du nom d’Ananias, qui entrait, et qui lui imposait les mains, afin qu’il recouvrât la vue. Ananias répondit : Seigneur, j’ai appris de plusieurs personnes tous les maux que cet homme a faits à tes saints dans Jérusalem ; et il a ici des pouvoirs, de la part des principaux sacrificateurs, pour lier tous ceux qui invoquent ton nom. Mais le Seigneur lui dit: Va, car cet homme est un instrument que j’ai choisi, pour porter mon nom devant les nations, devant les rois, et devant les fils d’Israël; et je lui montrerai tout ce qu’il doit souffrir pour mon nom. Ananias sortit ; et, lorsqu’il fut arrivé dans la maison, il imposa les mains à Saul, en disant: Saul, mon frère, le Seigneur Jésus, qui t’est apparu sur le chemin par lequel tu venais, m’a envoyé pour que tu recouvres la vue et que tu sois rempli du Saint Esprit.
Jean 20,17
Jésus lui dit: Ne me touche pas; car je ne suis pas encore monté vers mon Père. Mais va trouver mes frères, et dis-leur que je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu.
Romains 8,29
Car ceux que Dieu a d’avance connus, il les a aussi prédestinés à être conformes à l’image de son Fils afin qu’il soit le premier-né d’une multitude de frères.
Apocalypse 1, 9
Moi, Jean, votre frère et compagnon dans l’oppression, la royauté et la résistance en Jésus.
Matthieu 23,8-9
Mais vous, ne vous faites pas appeler Rabbi; car un seul est votre Maître, et vous êtes tous frères.
Et n’appelez personne sur la terre votre père; car un seul est votre Père, celui qui est dans les cieux.
Galates 3,28
Il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a pas homme et femme, car tous vous êtes un en Christ Jésus.
- De la fraternité de religion à la fraternité universelle
Il est intéressant de mettre ici en regard l’ancien et le nouveau testament.
Jésus a dit : « Je ne suis pas venu abolir la loi, mais l’accomplir ».
La question de la fraternité nous en offre ici un exemple très clair. Jésus ne contredit en rien les préceptes de l’Ancien Testament, mais il leur donne leur accomplissement, la plénitude de leur sens, en élargissant le concept de frère ou de prochain à l’étranger, et partant, à l’humanité entière.
Dans l’ancien testament, on lit :
Lévites 19, 17-18 Tu ne haïras pas ton frère dans ton cœur. Mais tu devras réprimander ton compatriote, et tu ne toléreras pas la faute qui est en lui.
Tu ne te vengeras pas. Tu ne garderas pas de rancune contre les fils de ton peuple. Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Je suis le Seigneur.
Le frère est le compatriote, le prochain est le fils de mon peuple. Il s’agit donc d’une fraternité ethnique et religieuse.
Dans le nouveau testament, Jésus demande d’aimer ses ennemis :
Mt 5, 38-47 Vous avez appris qu’il a été dit : Œil pour œil, et dent pour dent. Eh bien ! moi, je vous dis de ne pas riposter au méchant ; mais si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui encore l’autre. Et si quelqu’un veut te poursuivre en justice et prendre ta tunique, laisse-lui encore ton manteau. Et si quelqu’un te réquisitionne pour faire mille pas, fais-en deux mille avec lui. À qui te demande, donne ; à qui veut t’emprunter, ne tourne pas le dos ! Vous avez appris qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Eh bien ! moi, je vous dis : Aimez vos ennemis, et priez pour ceux qui vous persécutent, afin d’être vraiment les fils de votre Père qui est aux cieux ; car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, il fait tomber la pluie sur les justes et sur les injustes. En effet, si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous ? Les publicains eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? Et si vous ne saluez que vos frères, que faites-vous d’extraordinaire ? Les païens eux-mêmes n’en font-ils pas autant ?
Lc 6, 27-28 Mais je vous dis, à vous qui entendez : aimez vos ennemis. Faites du bien à ceux qui vous haïssent. Bénissez ceux qui vous maudissent. Priez pour ceux qui vous calomnient.
Ces deux références ont fait l’objet de biens des discussions et d’incompréhensions. Dans Fratelli Tutti 241, le pape François commente : « Il ne s’agit pas de proposer un pardon en renonçant à ses droits devant un puissant corrompu, devant un criminel ou devant quelqu’un qui dégrade notre dignité. Nous sommes appelés à aimer tout le monde, sans exception. Mais aimer un oppresseur, ce n’est pas accepter qu’il continue d’asservir, ce n’est pas non plus lui faire penser que ce qu’il fait est admissible. Au contraire, l’aimer comme il faut, c’est œuvrer de différentes manières pour qu’il cesse d’opprimer, c’est lui retirer ce pouvoir qu’il ne sait pas utiliser et qui le défigure comme être humain.
Et pour bien expliquer que le prochain n’est pas forcément celui qui me ressemble ou appartient à ma communauté, mais plutôt celui dont moi je me rends proche, Jésus raconte la parabole du bon samaritain. Il nous appelle à détruire les barrières entre les hommes, entre les classes sociales et entre les religions, et renverse la problématique : « qui est mon prochain » devient « de qui suis-je le prochain »[2].
Lc 10, 30-37 Jésus reprit la parole, et dit : Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho. Il tomba au milieu des brigands, qui le dépouillèrent, le chargèrent de coups, et s’en allèrent, le laissant à demi mort. Un sacrificateur, qui par hasard descendait par le même chemin, ayant vu cet homme, passa outre. Un Lévite, qui arriva aussi dans ce lieu, l’ayant vu, passa outre. Mais un Samaritain, qui voyageait, étant venu là, fut ému de compassion lorsqu’il le vit. Il s’approcha, et banda ses plaies, en y versant de l’huile et du vin; puis il le mit sur sa propre monture, le conduisit à une hôtellerie, et prit soin de lui. Le lendemain, il tira deux deniers, les donna à l’hôte, et dit : Aie soin de lui, et ce que tu dépenseras de plus, je te le rendrai à mon retour. Lequel de ces trois te semble avoir été le prochain de celui qui était tombé au milieu des brigands ? C’est celui qui a exercé la miséricorde envers lui, répondit le docteur de la loi. Et Jésus lui dit : Va, et toi, fais de même.
Détruire les barrières entre les religions : c’est aussi ce que propose Jn 11,51-52 Ce n’était pas de lui-même qu’il prononça ces paroles, mais comme il était Grand Prêtre en cette année-là, il fit cette prophétie qu’il fallait que Jésus meure pour la nation, et non seulement pour elle, mais pour réunir dans l’unité les enfants de Dieu qui sont dispersés.
Et encore à propos de l’étranger :
Ac 10,25 -28 Lorsque Pierre entra, Corneille, qui était allé au-devant de lui, tomba à ses pieds et se prosterna. Mais Pierre le releva, en disant: Lève-toi; moi aussi, je suis un homme. Et conversant avec lui, il entra, et trouva beaucoup de personnes réunies. Vous savez, leur dit-il, qu’il est défendu à un Juif de se lier avec un étranger ou d’entrer chez lui; mais Dieu m’a appris à ne regarder aucun homme comme souillé et impur.
3 Jean 1,5 Bien-aimé, tu agis fidèlement dans ce que tu fais pour les frères, et même pour des frères étrangers.
La fraternité voulue dans l’Evangile demande de nous laisser bousculer dans ce que nous avons de plus profond. Jésus lui-même en a fait l’expérience dans l’épisode de la syro-phénicienne : car il ne s’agit pas d’un étranger « idéal », mais d’une étrangère, païenne, qui touche et interpelle Jésus l’amenant à porter un autre regard sur elle.
Mt15,21-28 (Mc 7, 24-30). Jésus s’était retiré vers la région de Tyr et de Sidon.
Voici qu’une Cananéenne, venue de ces territoires, criait : « Aie pitié de moi, Seigneur, fils de David ! Ma fille est tourmentée par un démon. »
Mais il ne lui répondit rien. Les disciples s’approchèrent pour lui demander : « Donne-lui satisfaction, car elle nous poursuit de ses cris ! »
Jésus répondit : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues d’Israël. »
Mais elle vint se prosterner devant lui : « Seigneur, viens à mon secours ! »
Il répondit : « Il n’est pas bien de prendre le pain des enfants pour le donner aux petits chiens. –
C’est vrai, Seigneur, reprit-elle ; mais justement, les petits chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. »
Jésus répondit : « Femme, ta foi est grande, que tout se fasse pour toi comme tu le veux ! » Et, à l’heure même, sa fille fut guérie.
Ceci montre que la fraternité n’est pas donnée, qu’elle nécessite de se laisser toucher par l’autre, mais qu’alors toutes les barrières peuvent tomber.
4 Conclusion
Puisque Paul (Ep 3,6) dit « que toutes les nations sont associées au même héritage, au même corps, au partage de la même promesse », la fraternité devrait être une réalité évidente. Et pourtant il dit dans le même verset que c‘est « un mystère ».
Dans le langage d’aujourd’hui nous dirions qu’elle revêt une dimension transcendante. C’est ce que souligne le pape François dans son exhortation apostolique Evangelii gaudium (la joie de l’Évangile, 2013) : « Il y a là la vraie guérison, du moment que notre façon d’être en relation avec les autres, en nous guérissant réellement au lieu de nous rendre malade, est une fraternité mystique, contemplative, qui sait regarder la grandeur sacrée du prochain, découvrir Dieu en chaque être humain, qui sait supporter les désagréments du vivre ensemble en s’accrochant à l’amour de Dieu, qui sait ouvrir le cœur à l’amour divin pour chercher le bonheur des autres comme le fait leur Père qui est bon. » La fraternité est salvatrice.
Nos textes nous orientent vers un idéal à atteindre : « Rêvons en tant qu’une seule et même humanité, comme des voyageurs partageant la même chair humaine, comme des enfants de cette même terre qui nous abrite tous, chacun avec la richesse de sa foi ou de ses convictions, chacun avec sa propre voix, tous frères (Fratelli Tutti 8) ».
Mais ne versons pas dans l’angélisme. Les premières communautés après la mort de Jésus ont tenté de vivre une vie fraternelle en communauté et aussi à l’égard de ceux du dehors, en favorisant le partage, l’esprit de service, d’attention aux autres, d’estime des autres, de renoncement à la volonté de grandeur et de prestige, en étant enthousiastes et assidus dans la prière. Ces attitudes ont certainement existé de manière authentique puisque les païens de second siècle disaient, en parlant des chrétiens « voyez comme ils s’aiment ! ». Mais très vite la réalité s’impose : l’homme est repris par ses égoïsmes, ses peurs, ses jalousies comme nous le rappelle souvent les Actes des Apôtres. Si la communauté parfaite n’est pas derrière nous dans le passé, il est de notre responsabilité qu’elle soit en avant de nous, tendue vers la réalisation d’un idéal, une réalité de l’avenir, vers laquelle nous nous mobilisons avec les autres croyants et tous les hommes de bonne volonté. Apprenons tous la fraternité, car à ‘l’impossible l’homme est tenu’.
[1] Abdennour Bidar, agrégé et docteur en philosophie, chargé de mission au Ministère de l’Éducation Nationale, Plaidoyer pour la fraternité, Paris, Albin Michel, 2015, 107
[2] Dans Fratelli Tutti 82, le pape François revient sur cet épisode. « Le problème, c’est que, Jésus le souligne intentionnellement, le blessé était un Juif – habitant de Judée – tandis que celui qui s’est arrêté et l’a aidé était un Samaritain – habitant de Samarie –. Ce détail est d’une importance exceptionnelle dans la réflexion sur un amour ouvert à tous. Les Samaritains habitaient une région gagnée par les rites païens, et, aux yeux des Juifs, cela les rendait impurs, détestables, dangereux. De fait, un ancien texte juif qui mentionne les nations détestées se réfère à la Samarie, en affirmant même qu’elle n’est pas une nation (cf. Si 50, 25) ; et il poursuit que c’est « le peuple stupide qui demeure à Sichem » (v. 26). » et il ajouter à l’alinéa 74. « Chez ceux qui passent outre, il y a un détail que nous ne pouvons ignorer : il s’agissait de personnes religieuses. Mieux, ils œuvraient au service du culte de Dieu : un prêtre et un lévite. C’est un avertissement fort : c’est le signe que croire en Dieu et l’adorer ne garantit pas de vivre selon sa volonté. »